24 décembre 2009
Ce qui s'agite là en-dessous
7 décembre 2009
Toutes les vies de Veronique Ovaldé
Mais ne perdez pas votre temps à chercher où elle a planqué sa baguette magique. Elle est dans son style, sa baguette, et le temps de le découvrir vous serez faits, je vous préviens, envoûtés, et vous courrez chez votre libraire acheter tous ses romans, déjà en manque, comment mais il n'y en a que six ?... Il y a un mois, je ne la connaissais que de nom et voilà, je sais que dorénavant je la lirai où qu'elle m'entraîne, et autant vous dire que ça m'arrive rarement avec les écrivains. Tenez, je n'aime pas trop la science fiction, mais si demain elle écrit un roman qui se passe sur Pluton, je le dévorerai comme les autres. Parce que je sais que même sur Pluton en 5028, j'y trouverai des vamps paumées, des petites filles mélancoliques, des ogres vénéneux, des chevaliers patients. Et que j'en dégusterai chaque mot, chaque image. Il y a des écrivains comme ça — oh, pas beaucoup —, qui vous attrapent à la première phrase et vous ravissent jusqu'à la dernière.
Véronique Ovaldé et moi, on a un point commun. On est tombées dans les romans de Chandler à un âge très tendre, et on a découvert à travers lui la magie des images, des comparaisons géniales. On les notait dans un carnet. Et bien sûr il y a du Chandler dans Ovaldé. On parlait des images ? Savourez la force de celle-ci :
« Une ombre vit le visage de ceux qui ont perdu quelqu'un. L'ombre d'une plante grimpante. Elle croît à leur insu et, quand ils pensent que personne ne les surveille, elle baigne leurs traits d'absence, de gravité et de perplexité. C'est un démon discret qui habite leur visage. Il se cache dès que quelqu'un le regarde. »
Oui, il y a chez Véronique Ovaldé quelque chose de la nonchalance, de l'humour féroce et de la mélancolie du roman noir, un goût prononcé pour les femmes brisées en robes rouges, aux talons vertigineux et à la coiffure de travers. Un goût pour le monde de la marge et de l'ombre, celui qu'on ne distingue que si l'on a des yeux de chat. Dans ses romans, les petites filles vont rarement à l'école, elles s'élèvent toutes seules, parfois elles grandissent trop vite ou c'est seulement leur corps, mais elles ont de la ressource. Il y a Lili dans Les hommes en général me plaisent beaucoup, petite fille désemparée dans un corps d'adolescente, qui vit avec son petit-frère, claquemurée dans un appartement bunker par un père tyrannique et nazillon depuis que leur mère est morte.
Elle hésite entre le suicide (qu'elle rate) et la survie, elle cherche un prince charmant, même si ça n'en est pas vraiment un, même s'il a le visage du gros lamantin tatoué qui vit à l'étage au-dessus et que son amour n'a rien d'innocent :
« J'ai empoigné le balai, toqué au plafond de la cuisine et attendu que Yoïm descendît, je me disais, il faut bien que quelqu'un nous sauve. J'avais quatorze ans, et je me répétais, il faut bien que quelqu'un nous sauve. J'avais quatorze ans, et ça m'avait paru quatorze années interminables. »
Il y a aussi la petite Rose de Déloger l'animal, amoureuse de cette maman sublime au passé mystérieux qui disparaît un jour, la laissant seule avec une montagne de questions, un chagrin abyssal et des lapins :
« J'ai pris la disparition de maman entre mes mains, j'en ai fait une boule très serrée, je l'ai avalée pour que l'ennemi ne la trouve pas — il faudra m'ouvrir en deux — et j'ai demandé à mon père, tu t'es bien occupé des lapins au moins. Ne mettant pas dans cet « au moins » le reproche qu'il aurait pu percevoir (elle, tu l'as laissée partir, j'espère en revanche que tu n'as pas abandonné les lapins, si négligent sois-tu) mais ponctuant simplement ma phrase pour qu'elle se balance mieux. »
La romancière aime tant les petites filles qu' elle les laisse sautiller dans son cerveau, prendre leurs aises, y installer leur imaginaire, leur habileté d'agents secrets déchiffrant le monde crypté des adultes avec les moyens du bord.
Dans chacun des romans de Véronique Ovaldé, et en particulier dans Ce que je sais de Vera Candida, son dernier roman déjà bardé de prix, les femmes ont un destin mouvementé, hérissé d'échardes et de blessures lumineuses.
Il n'est pas simple d'être une femme, les cartes sont inégalement distribuées et le monde âpre et tranchant lorsqu'on est si facilement réduite à un objet de désir. Elles avancent à talons hauts sur des éclats de verre, aiment passionnément leurs enfants, s'absentent de leur corps pendant qu'on les baise, scellent profondément leurs secrets, fuient dans la maladie ou dans la mort quand la résistance n'est plus possible. Elles sont mères de leur fille et filles de leur mère, héritières d'un amour mêlé de névroses qui semblent autant de malédictions, elles fuient le lieu de leur origine pour couper la branche malade de l'arbre qui les a portées, trouvent des refuges qui n'en sont pas. Ainsi, Vera Candida vient d'une lignée de putes et de pères absents, de géniteurs honteux, veules et brutaux, et elle fuit à quinze ans l'île de Vatapuna et son héritage empoisonné. Dans son ventre, une petite fille sans père qu'il s'agit de sauver de la répétition familiale. Elle est tenace, Vera Candida. Désespérée, comme toutes les héroïnes de Veronique Ovaldé, fragile et attirée par la possibilité du vide, mais aussi forte et guerrière, prête à élever une amazone au destin neuf. Et comme Rose dans Déloger l'animal, comme Irina dans Et mon cœur transparent, sur sa route périlleuse, elle trouve un chevalier.
Les chevaliers d'Ovaldé ont parfois grandi dans une caravane avec une mère envahissante, ils ne rêvent que de sauver une belle jeune fille perdue dans une tempête de neige. S'ils ont l'âme tendre et voudraient pouvoir « faire amende honorable pour tous ceux qui se comportent comme des salopards » , ils ne sont pas dupes et sentent que cette passion du sauvetage n'est pas entièrement pure :
« Lancelot savait qu'il était tout particulièrement attiré par les pauvres filles malheureuses à l'enfance en morceaux, et que ç'avait à voir avec sa propre mère. Ce genre de déterminisme le plongeait dans un grand désarroi. Il se disait, je suis aimanté par les jolies filles brisées. Et il ressentait un mélange de fierté et de dégoût qui le laissait pantelant — comme lorsqu'on sauve quelqu'un de la noyade et qu'on lui vole son portefeuille en le ramenant sur la berge. »
(Et mon coeur transparent)
Cependant leur amour patient, infatigable, ouvre un chemin inattendu vers le bonheur du cœur et le plaisir des corps, vers la douceur d'une réconciliation possible avec soi et avec la vie, une accalmie dans la tempête qui fait rage derrière les volets. Une pause, une respiration pour survivre à la terreur de perdre ceux qu'on aime :
« L'odeur de Monica Rose faisait chavirer Vera Candida. Elle s'asseyait près de sa fille et plongeait le visage dans ses cheveux. Ils sentaient le sel et l'iode, le vent et quelque chose de plus souterrain et mammifère, comme la sueur d'un minuscule rongeur ou bien d'un petit loup. Vera Candida se disait toujours, Comment ferai-je quand je serai une très vieille femme, que je n'y verrai plus, que je tenterai de me souvenir de cette odeur. Elle s'efforçait d'enregistrer comme sur des cylindres d'argile les sensations liées à sa fille : la main de la petite dans la sienne, la façon dont Monica Rose serrait son cou avec ses bras aussi fins que des roseaux, elle serrait serrait en y mettant toute sa minuscule force, et c'était inenvisageable de ne plus être deux un jour, c'était si injuste que ça paraissait impossible. »
Voilà, j'espère vous avoir donné envie de vous faire ensorceler à votre tour. Pour Noël, je crois que je ne pouvais pas penser à meilleur cadeau.
A bientôt.