24 décembre 2009

Ce qui s'agite là en-dessous

Bonjour à tous,

Je n'allais pas laisser 2009 s'éteindre sans vous écrire un petit billet de Noël, craquant de givre à la lueur de ces bougies qui étirent les ombres démesurément. Et comme j'ai un faible pour les histoires qu'on se raconte le soir au coin du feu, ces histoires qui réveillent en soi l'enfant apeuré et ravi, je vous invite aujourd'hui à une petite incursion dans le monde ténébreux de Neil Gaiman. Si vous ne connaissez pas Neil Gaiman, auteur de bandes dessinées, de romans pour adultes et de romans jeunesse, vous connaissez sûrement Coraline, merveille de film d'animation que l'on doit à Henry Selick, mais qui est adapté d'un roman de Neil Gaiman. Je l'ai moi-même découvert à sa sortie en salles et j'ai été enthousiasmée, comme je le suis par les dessins animés de Myazaki, par ceux de Michel Ocelot, enfin par tout ce qui détonne dans un paysage de films tellement second degré qu'ils semblent destinés à distraire les adultes de la corvée d'aller au cinéma avec leurs enfants, et ne s'adresser qu'à eux. Mais l'enfance et la pré-adolescence sont aussi des âges de construction psychique, des âges d'initiation où on a besoin de s'égarer dans une forêt profonde et d'y côtoyer ses peurs pour en ressortir aguerri. Ce que les contes de fées avaient compris, et dont Neil Gaiman ne minimise pas l'importance, car il n'a pas peur d'effrayer les enfants. Il sait que les enfants aiment se faire peur, que c'est une invitation qu'ils acceptent parce qu'en visitant, l'espace d'un livre ou d'un film, les terreurs d'un autre qui leur ressemble, ils apprivoisent les leurs, ô combien plus effrayantes et personnelles.

Souvent les parents s'imaginent que ce sont les histoires qui terrorisent les enfants. Ils oublient que la peur naît avec l'enfant, que le seul fait d'être un enfant engendre nombre de hantises qui se multiplient à mesure qu'il grandit, que ses cauchemars sont plus violents que l'histoire la plus sombre et que le monde ne ressemble pas à un paradis mielleux dont le mal serait proscrit. Il est, au contraire, rempli de monstres très réels, dont les ogres, les sorciers et autres créatures aux doigts crochus ne seront jamais que d'imparfaites et nécessaires métaphores. Imaginez le choc pour une progéniture élevée dans l'univers sucré de Charlotte aux fraises. Mieux vaut préparer nos enfants à l'idée que le monde dans lequel nous vivons recèle des chausses-trappes et des gens animés de mauvaises intentions, vous ne pensez pas ? Mais à condition de leur dire aussi qu'ils ont de la ressource pour affronter ces dangers, et en ressortir plus forts. Et de leur faire confiance. Et Neil Gaiman, comme beaucoup d'auteurs jeunesse, fait confiance aux enfants, il connaît leur bravoure, qui n'est pas d'avancer sans peur mais malgré sa peur. Et de grandir d'avoir su le faire.
Il y a quelques années, cet auteur à l'imagination fertile écrivait l'histoire de Coraline Jones, élevée entre deux parents très occupés qui lui demandent de s'occuper toute seule dans la grande maison dans laquelle ils viennent d'emménager. Comme elle s'ennuie, telle Alice, elle va découvrir une porte cachée vers un monde défendu, excitant et dangereux. Un monde où l'attend une créature étrange qui ressemble beaucoup à sa mère et se fait appeler "l'autre mère". Un monde beaucoup plus étonnant et enchanté que le sien, mais dont les surprises pourraient bien cacher de terrifiants abîmes. Aujourd'hui, Coraline vient d'être adapté en bande dessinée grâce au talent de l'illustrateur P. Craig Russell.Et je ne peux que vous encourager à l'offrir aux enfants à partir de douze ans, car c'est un petit bijou sombre et profond, palpitant et rempli d'émotion. Garçons et filles se passionneront pour les aventures de cette attachante Coraline qui n'est plus une petite fille et pas encore une jeune fille, et qui doit retourner sur le lieu de toutes ses terreurs pour s'en libérer et sauver ses parents imparfaits mais bien aimés : "Parce que c'est ça, le courage : avoir peur et faire quand même les choses."

Sept ans après le succès de Coraline, récompensé notamment par le prestigieux prix Hugo, Neil Gaiman a sorti cette année un magnifique roman jeunesse que je viens de finir à regret : L'étrange vie de Nobody Owens. Dans les remerciements de la fin du livre, il dit son ravissement d'enfant à la lecture du "Livre de la Jungle", et l'ombre de Kipling, c'est certain, plane sur l'histoire du jeune Nobody Owens. Souvenez-vous, Mowgly, bébé abandonné en pleine jungle, était recueilli et élevé par des loups, apprenant à grandir malgré les périls et en sachant qu'un ennemi féroce était à ses trousses. Le roman de Neil Gaiman, lui, commence ainsi :

"Il y avait une main dans les ténèbres, et cette main tenait un couteau."

Au commencement est le meurtre. Dans la nuit, un assassin s'est glissé dans une maison pour assassiner une famille. Mais voilà que le bébé de dix-huit mois lui échappe, il s'est fait la malle, sans bien saisir à quoi il doit échapper, il fuit à pas chancelants vers la colline voisine, où se dresse un vieux cimetière. Le meurtrier a flairé l'enfant, il est déjà sur ses pas, secouant la grille du cimetière. Les seuls témoins de la scène sont les morts qui flottent au-dessus de leurs tombes et se posent un cas de conscience. Finalement, ils décident de sauver l'enfant. Vous verrez comment. Et de l'élever tant bien que mal, avec tous les problèmes que ça pose, un enfant vivant au milieu des morts. Et avec la menace concrète de cet homme qui n'en a pas fini, qui cherche l'enfant qui lui a échappé. C'est un récit envoûtant, haletant et poétique qui interroge la fragile frontière entre la vie et la mort, un conte initiatique et funèbre qui ravira les enfants ( à partir de douze ans toujours, mais tout dépend de votre enfant, de ce qu'il lit et aime lire) et les adultes. Car il appartient à la famille prestigieuse de Peter Pan, d' Alice au Pays des merveilles, d' Harry Potter. Et bien sûr il a été écrit par un Anglais, à croire que les Anglais sont les seuls à parler la langue secrète des enfants, les seuls à avoir préservé cette part d'enfance, cette imagination débordante, cette gravité pleine d'humour et cette sensibilité au merveilleux sans lesquelles il est vain de prétendre s'adresser à eux. Le pays des merveilles, celui de Neverland, où il faut oser s'engager pour passer de l'autre côté du miroir et rencontrer sa solitude et sa force, se trouve en Angleterre, quelque part entre les landes battues des vents des soeurs Brontë et les forêts millénaires de Tolkien. Et à quelques miles du cimetière de Highgate - où Bram Stocker vous a déjà conduits - sur une colline où une société de défunts aimants et solidaires a recueilli tant bien que mal un orphelin, Neil Gaiman vous attend. Chut, taisez-vous, entrez avec précaution, n'attirez pas l'attention des goules affamées, ne réveillez pas la vouivre qui vit là en bas. Ni la créature maternelle aux doigts un peu trop longs, qui attend, dans l'ombre, de pouvoir "aimer quelque chose qui ne soit pas à elle... ou le manger."

Et même si les ombres chuchotent au bord des tombes, si les chats ont l'air d'en savoir plus long qu'ils ne disent, s'il n'est pas facile de crier à l'aide dans la langue des Maigres Bêtes de la nuit et si vous n'êtes pas sûrs de pouvoir retrouver votre chemin dans cette brume... passez un joyeux Noël.
Gaëlle Nohant

7 décembre 2009

Toutes les vies de Veronique Ovaldé

« J'aime bien les choses qui ont l'air acidulées mais qui sont empoisonnées, en fait. »

Elle dit ça avec un petit sourire tranquille et entendu. Elle a des yeux de chat qui n'auraient pas déplu à Baudelaire, le mot vivacité semble avoir été créé pour elle. On pressent qu'elle aurait fini sur un bûcher, au Moyen-Âge. Trop de féminité, trop d'aplomb, on voit tout de suite qu'elle est un peu sorcière...

Mais ne perdez pas votre temps à chercher où elle a planqué sa baguette magique. Elle est dans son style, sa baguette, et le temps de le découvrir vous serez faits, je vous préviens, envoûtés, et vous courrez chez votre libraire acheter tous ses romans, déjà en manque, comment mais il n'y en a que six ?... Il y a un mois, je ne la connaissais que de nom et voilà, je sais que dorénavant je la lirai où qu'elle m'entraîne, et autant vous dire que ça m'arrive rarement avec les écrivains. Tenez, je n'aime pas trop la science fiction, mais si demain elle écrit un roman qui se passe sur Pluton, je le dévorerai comme les autres. Parce que je sais que même sur Pluton en 5028, j'y trouverai des vamps paumées, des petites filles mélancoliques, des ogres vénéneux, des chevaliers patients. Et que j'en dégusterai chaque mot, chaque image. Il y a des écrivains comme ça — oh, pas beaucoup —, qui vous attrapent à la première phrase et vous ravissent jusqu'à la dernière.
Véronique Ovaldé et moi, on a un point commun. On est tombées dans les romans de Chandler à un âge très tendre, et on a découvert à travers lui la magie des images, des comparaisons géniales. On les notait dans un carnet. Et bien sûr il y a du Chandler dans Ovaldé. On parlait des images ? Savourez la force de celle-ci :

« Une ombre vit le visage de ceux qui ont perdu quelqu'un. L'ombre d'une plante grimpante. Elle croît à leur insu et, quand ils pensent que personne ne les surveille, elle baigne leurs traits d'absence, de gravité et de perplexité. C'est un démon discret qui habite leur visage. Il se cache dès que quelqu'un le regarde. »

(Et mon coeur transparent)

Oui, il y a chez Véronique Ovaldé quelque chose de la nonchalance, de l'humour féroce et de la mélancolie du roman noir, un goût prononcé pour les femmes brisées en robes rouges, aux talons vertigineux et à la coiffure de travers. Un goût pour le monde de la marge et de l'ombre, celui qu'on ne distingue que si l'on a des yeux de chat. Dans ses romans, les petites filles vont rarement à l'école, elles s'élèvent toutes seules, parfois elles grandissent trop vite ou c'est seulement leur corps, mais elles ont de la ressource. Il y a Lili dans Les hommes en général me plaisent beaucoup, petite fille désemparée dans un corps d'adolescente, qui vit avec son petit-frère, claquemurée dans un appartement bunker par un père tyrannique et nazillon depuis que leur mère est morte.

Elle hésite entre le suicide (qu'elle rate) et la survie, elle cherche un prince charmant, même si ça n'en est pas vraiment un, même s'il a le visage du gros lamantin tatoué qui vit à l'étage au-dessus et que son amour n'a rien d'innocent :

« J'ai empoigné le balai, toqué au plafond de la cuisine et attendu que Yoïm descendît, je me disais, il faut bien que quelqu'un nous sauve. J'avais quatorze ans, et je me répétais, il faut bien que quelqu'un nous sauve. J'avais quatorze ans, et ça m'avait paru quatorze années interminables. »

Il y a aussi la petite Rose de Déloger l'animal, amoureuse de cette maman sublime au passé mystérieux qui disparaît un jour, la laissant seule avec une montagne de questions, un chagrin abyssal et des lapins :

« J'ai pris la disparition de maman entre mes mains, j'en ai fait une boule très serrée, je l'ai avalée pour que l'ennemi ne la trouve pas — il faudra m'ouvrir en deux — et j'ai demandé à mon père, tu t'es bien occupé des lapins au moins. Ne mettant pas dans cet « au moins » le reproche qu'il aurait pu percevoir (elle, tu l'as laissée partir, j'espère en revanche que tu n'as pas abandonné les lapins, si négligent sois-tu) mais ponctuant simplement ma phrase pour qu'elle se balance mieux. »


La romancière aime tant les petites filles qu' elle les laisse sautiller dans son cerveau, prendre leurs aises, y installer leur imaginaire, leur habileté d'agents secrets déchiffrant le monde crypté des adultes avec les moyens du bord.

Dans chacun des romans de Véronique Ovaldé, et en particulier dans Ce que je sais de Vera Candida, son dernier roman déjà bardé de prix, les femmes ont un destin mouvementé, hérissé d'échardes et de blessures lumineuses.
Il n'est pas simple d'être une femme, les cartes sont inégalement distribuées et le monde âpre et tranchant lorsqu'on est si facilement réduite à un objet de désir. Elles avancent à talons hauts sur des éclats de verre, aiment passionnément leurs enfants, s'absentent de leur corps pendant qu'on les baise, scellent profondément leurs secrets, fuient dans la maladie ou dans la mort quand la résistance n'est plus possible. Elles sont mères de leur fille et filles de leur mère, héritières d'un amour mêlé de névroses qui semblent autant de malédictions, elles fuient le lieu de leur origine pour couper la branche malade de l'arbre qui les a portées, trouvent des refuges qui n'en sont pas. Ainsi, Vera Candida vient d'une lignée de putes et de pères absents, de géniteurs honteux, veules et brutaux, et elle fuit à quinze ans l'île de Vatapuna et son héritage empoisonné. Dans son ventre, une petite fille sans père qu'il s'agit de sauver de la répétition familiale. Elle est tenace, Vera Candida. Désespérée, comme toutes les héroïnes de Veronique Ovaldé, fragile et attirée par la possibilité du vide, mais aussi forte et guerrière, prête à élever une amazone au destin neuf. Et comme Rose dans Déloger l'animal, comme Irina dans Et mon cœur transparent, sur sa route périlleuse, elle trouve un chevalier.


Les chevaliers d'Ovaldé ont parfois grandi dans une caravane avec une mère envahissante, ils ne rêvent que de sauver une belle jeune fille perdue dans une tempête de neige. S'ils ont l'âme tendre et voudraient pouvoir « faire amende honorable pour tous ceux qui se comportent comme des salopards » , ils ne sont pas dupes et sentent que cette passion du sauvetage n'est pas entièrement pure :

« Lancelot savait qu'il était tout particulièrement attiré par les pauvres filles malheureuses à l'enfance en morceaux, et que ç'avait à voir avec sa propre mère. Ce genre de déterminisme le plongeait dans un grand désarroi. Il se disait, je suis aimanté par les jolies filles brisées. Et il ressentait un mélange de fierté et de dégoût qui le laissait pantelant — comme lorsqu'on sauve quelqu'un de la noyade et qu'on lui vole son portefeuille en le ramenant sur la berge. »
(Et mon coeur transparent)

Cependant leur amour patient, infatigable, ouvre un chemin inattendu vers le bonheur du cœur et le plaisir des corps, vers la douceur d'une réconciliation possible avec soi et avec la vie, une accalmie dans la tempête qui fait rage derrière les volets. Une pause, une respiration pour survivre à la terreur de perdre ceux qu'on aime :

« L'odeur de Monica Rose faisait chavirer Vera Candida. Elle s'asseyait près de sa fille et plongeait le visage dans ses cheveux. Ils sentaient le sel et l'iode, le vent et quelque chose de plus souterrain et mammifère, comme la sueur d'un minuscule rongeur ou bien d'un petit loup. Vera Candida se disait toujours, Comment ferai-je quand je serai une très vieille femme, que je n'y verrai plus, que je tenterai de me souvenir de cette odeur. Elle s'efforçait d'enregistrer comme sur des cylindres d'argile les sensations liées à sa fille : la main de la petite dans la sienne, la façon dont Monica Rose serrait son cou avec ses bras aussi fins que des roseaux, elle serrait serrait en y mettant toute sa minuscule force, et c'était inenvisageable de ne plus être deux un jour, c'était si injuste que ça paraissait impossible. »

Voilà, j'espère vous avoir donné envie de vous faire ensorceler à votre tour. Pour Noël, je crois que je ne pouvais pas penser à meilleur cadeau.

A bientôt.


Gaëlle Nohant