26 février 2010

Albert Camus, l'étranger fraternel

« Je n'ai jamais vu clair en moi pour finir. Mais j'ai toujours suivi, d'instinct, une étoile invisible... Il y a en moi une anarchie, un désordre affreux. Créer me coûte mille morts, car il s'agit d'un ordre et que tout mon être se refuse à l'ordre. Mais sans lui je mourrais éparpillé. »

Depuis que j'ai ouvert la Peste, l'année de mes quatorze ans, j'aime Albert Camus. Je ne prétends pas avoir percé tous les secrets de sa pensée, être diplômée ès existentialisme, ni connaître vraiment l'homme... Mais il est un jour entré dans mon cœur et n'en est plus sorti. Il fait partie de ceux qui m'ont donné envie d'être à mon tour un écrivain, et rendue modeste en même temps. Ces derniers mois, on a beaucoup parlé de Camus, de ses engagements, de sa querelle avec Sartre, de sa passion pour le théâtre... mais pour moi c'est avant tout un auteur, qui a su créer des personnages de chair et de sang, des histoires fortes et universelles. Quand je pense à lui, je vois un homme debout à l'ombre d'un soleil aveuglant, une cigarette à la main, qui regarde vivre et trembler Meursault, Tarrou, Clamence et les autres, tous ces personnages qu'il a enfantés et qui, depuis, font partie de nous. Alors c'est de l'écrivain que je vais vous parler.

« J'ai toujours pensé que tous les personnages d'un écrivain représentaient une de ses tentations», disait Camus dans une interview en 1957, à Stokholm où il venait recevoir le prix Nobel.

Tous. Meursault, d'abord, cette homme qui affronte son destin presque sans mot dire, enterre sa mère sans pleurer, cet « étranger » qui dérange les autres par son apparente froideur devant la vie, qui refuse de s'agenouiller, de mentir. L'Etranger est un roman profondément attachant en dépit de sa forme lapidaire, nue, qui offre aussi peu de prises que son personnages, et qui explose dans son dernier quart, montrant un homme pris dans les filets d'une justice théâtrale et arbitraire, un homme jugé non pas sur son véritable crime, mais sur le crime de n'avoir pas joué le jeu social qui lui aurait permis de sauver sa tête. Meursault est bien cet étranger qui refuse de composer, de rassurer les autres par de pieux mensonges, d'exagérer ses sentiments, mais qui affronte son destin comme il embrasse la vie, jusque dans son absurde finalité, l'aimant d'un amour puissant et désespéré. « Pour moi devant ce monde je ne veux pas mentir ni qu'on me mente », écrit Camus dans Noces.
A l'inverse, Jean-Baptiste Clamence, le juge-pénitent de la Chute, est un grand acteur, passé maître dans l'art du mensonge social. Ce juge qui brûle de se confesser à l'inconnu qu'il a repéré dans un bar louche d'Amsterdam, qui n'a pas assez de mots pour démasquer la supercherie sur laquelle il a bâti son existence, ne cherche pas de véritable expiation. Bien au contraire. S'il se met à nu, sans merci mais avec subtilité, il n'a pas choisi son interlocuteur au hasard :

« Nous nous confions rarement à ceux qui sont meilleurs que nous. Nous fuirions plutôt leur société. Le plus souvent, au contraire, nous nous confessons à ceux qui nous ressemblent et qui partagent nos faiblesses. Nous ne désirons donc pas nous corriger, être améliorés : il faudrait d'abord que nous fussions jugés défaillants. Nous souhaitons seulement être plaints et encouragés dans notre voie. »
Si Clamence a choisi cet homme de passage qui pourrait bien être le lecteur, c'est pour lui tendre un miroir grinçant dans lequel il pourra enfin se regarder en face, lui qui se croit innocent. Juge-pénitent, juge et pénitent tour à tour et à la fois, comme un sinistre Janus aux deux visages pareillement glaçants, Clamence est sans doute le personnage le plus sombre de Camus, son double grimaçant. Avec la Chute, on est précipité dans l'envers de la comédie humaine, tel Dante suivant son guide jusqu'en Enfer, fasciné et en proie à la répulsion, dévorant ce court roman avec son amertume. C'est un rire au coeur de la nuit qui démasque l'imposteur Clamence à ses propres yeux, mais c'est son rire à lui que le lecteur emporte après avoir fermé le livre, ironique et lancinant. Le rire de celui qui, sous couvert d'une confession, vient de débusquer tous ces petits arrangements avec nous-mêmes qui nous permettent de nous aimer plus commodément.
Meursault et Clamence, deux faces inversées de l'être humain, deux tentations camusiennes. Ne pas jouer le jeu, ou le jouer trop bien. Dans les deux cas, au fond on est seul en face de soi. Un étranger. Mais là où Meursault avance vers la mort réconcilié avec le monde et son absurdité, en paix avec lui-même, Clamence erre comme un spectre qui ne trouvera jamais le repos.

Il y a chez Camus une volonté de comprendre sans juger, ou le moins possible. Cette attitude ne pouvait que lui valoir des inimitiés, car la plupart d'entre nous n'envisagent pas d'avoir raison sans que les autres aient tort. Quand on refuse de juger, d'exclure, de condamner à mort, on se condamne à n'être jamais accepté par aucune société. Camus a toujours eu ce courage. Et s'il est un roman qui exprime cette volonté de comprendre l'autre, tous les autres, c'est bien la Peste. Pour moi, c'est, avec le Premier Homme, le roman le plus bouleversant de Camus, un chant de fraternité et de foi en l'homme. L'histoire est simple : la Peste, fantôme grimaçant d'un temps révolu, s'abat sur la ville d'Oran, dans l'incrédulité générale. Une poignée d'hommes vont se trouver emmurés dans la ville empestée et livrés à leur dilemme : rester ou partir, lutter ou composer. Dans la Peste, on croise le docteur Rieux qui lutte contre la mort et pense que « l'essentiel est de bien faire son métier ». Puis Tarrou, mystérieux personnage qui observe la ville et ses convulsions avant d'entrer en résistance et pour qui aucune cause ne justifiera jamais qu'on tue un homme. Grand, l'employé de mairie, a « le courage de ses bons sentiments » et réécrit sans fin la première phrase de son roman tant il est difficile de trouver les mots justes pour dire une émotion. Rambert, journaliste amoureux, ne pense qu'à rejoindre la femme dont il est séparé et défend son droit au bonheur face aux exigences du « service public ». Il y a aussi Paneloux, le prêtre qui veut voir en la Peste un châtiment purificateur, et le juge Othon dont les certitudes vacillent avec la mort de son petit garçon. Enfin Cottard, négociant en vins et liqueurs qui s'accommode très bien de la Peste, et s'y trouve plus heureux. Si les personnages confrontent leurs opinions et leurs engagements, le roman ne juge personne. Sans doute parce que ces personnages symbolisent toutes les tentations de l'homme plongé dans le chaos du monde, du repli à la résistance active. Ils pourraient bien sûr perdre leur temps à se haïr et à s'exclure. « Mais non pensait le docteur, aimer ou mourir ensemble, il n'y a pas d'autre ressource. »
Métaphore du nazisme et de l'Occupation, la Peste parle aussi et surtout de la douleur de s'être cru libre et de découvrir qu'on ne l'est pas ; qu'on peut, du jour au lendemain, se retrouver séparé de tout ce qu'on aime et réduit à la condition « d'exilé » chez soi. Ne restent, alors, que la fraternité et la révolte pour rendre son prix à la vie.

Mais comme l'Etranger garde précieusement en lui le secret de ce qu'il est pour ne le livrer qu'à la toute fin, Albert Camus attendra des années avant d'écrire son roman le plus intime, Le Premier Homme. C'est un roman qui mérite d'être lu, même s'il est inachevé, parce qu'il dévoile un écrivain réconcilié avec ses blessures originelles, qui revient sur les traces de ce qui l'a forgé : l'absence de son père, l'amour silencieux de sa mère, l'école qui l'a littéralement sauvé de la misère, l'amour d'une terre, d'un peuple algérien toujours au cœur de sa pensée. Le héros, Jacques Cormery, réalise sur la tombe de son père qu'il est à présent plus vieux que ce père dont il ne peut rien retrouver, aucune mémoire, si ce n'est qu'il est mort à la bataille de la Marne et gît ici, sous cette pierre gravée :

«Et le flot de tendresse et de pitié qui d'un coup vint lui emplir le coeur n'était pas le mouvement d'âme qui porte le fils vers le souvenir du père disparu, mais la compassion bouleversée qu'un homme fait ressent devant l'enfant injustement assassiné — quelque chose ici n'était pas dans l'ordre naturel et, à vrai dire, il n'y avait pas d'ordre mais seulement folie et chaos là où le fils était plus âgé que le père. La suite du temps lui-même se fracassait autour de lui immobile, entre ces tombes qu'il ne voyait plus, et les années cessaient de s'ordonner suivant ce grand fleuve qui coule vers sa fin. Elles n'étaient plus que fracas, ressac et remous où Jacques Cormery se débattait maintenant aux prises avec l'angoisse et la pitié. »

Le Premier Homme est dédié à sa mère qui ne le lira jamais car elle ne sait pas lire. Cette mère qui, devenant un personnage de roman, peut être partagée comme un secret précieusement confié, avec son amour maternel enclos dans les silences et sa vie loupée. De tous les personnages de Camus, c'est, sans doute, un des plus beaux.

Et si vous avez envie de mieux connaître un des écrivains les plus attachants du XXème siècle, je vous invite à vous plonger dans ses Carnets parus chez Gallimard. A la fois carnets de travail et journaux intimes, ils dessinent un Camus profondément humain, en proie au doute, angoissé mais aussi solaire et charnel, désespérément amoureux de la vie, la vivant intensément dans ses joies comme dans ses peines, et qui écrivait dix ans avant de mourir :

« En vérité, personne ne peut mourir en paix s'il n'a pas fait tout ce qu'il faut pour que les autres vivent. »

J'espère vous avoir donné envie de le lire ou de le relire.

Gaëlle Nohant

A signaler aussi, le superbe portrait de lui par sa fille Catherine, Albert Camus : Solitaire et solidaire , et une jolie rêverie de José Lenzini sur Les Derniers Jours de la vie d'Albert Camus, qui suit dans ses derniers moments cet écrivain issu d'un monde de muets, et se penche sur son amour silencieux pour sa mère.

10 février 2010

Retour à Shutter Island

Bonjour !


Un tout petit message pour vous confier ma hâte de voir bientôt sur les écrans l'adaptation de Shutter Island, fabuleux roman de Dennis Lehane, par Martin Scorsese.

Si on m'avait demandé à qui je souhaitais voir confier cette adaptation, j'aurais dit Scorsese ou David Lynch. Me voilà exaucée avant d'avoir formulé mon voeu ! Je compte les jours... et en attendant le 24 février, vous pouvez lire ici ce que j'ai pu raconter sur ce roman, et , vous régaler avec la bande annonce...






Bonne semaine !

Gaëlle Nohant
PS : je vais aller vérifier, après des années loin des pistes, si je sais encore skier, alors patience, le prochain billet parlera de Camus et je le posterai en rentrant. A bientôt.