« Quiconque n’a pas vécu
l’épreuve de la disgrâce, du dénuement et de l’accusation ne peut prétendre
connaître véritablement la vie.»
Ce n’est pas un hasard si Jean-Christophe Rufin s’est attaché à Jacques
Cœur, qu’il définit avant tout comme un rêveur, pour nous inviter une fois de
plus à un voyage aux confins de l’Histoire et du romanesque. Tous deux sont nés
à Bourges, et tous deux, dès l’âge tendre, ont senti l’appel du large, des
contrées lointaines et des rencontres avec des civilisations bien différentes
de la leur. Tous deux se sont frottés d’assez près au pouvoir politique de leur
temps pour en éprouver la versatilité, la charge d’illusions et de trahisons.
Tous deux ont connu l’ivresse des sommets et l’amertume du désaveu et ont fini
par fuir ces relations dangereuses, cherchant à retrouver le goût de la liberté
sous leurs pas. Jacques Cœur est, sous la plume de Rufin, un idéaliste qui a
l’intuition que le commerce et l’échange doivent prendre la place de la
conquête agressive pour que les civilisations s’enrichissent mutuellement au
lieu de s’épuiser. S’il aime la fortune qu’il a construite, c’est en esthète
plus qu’en avare âpre au gain ou en jouisseur. S’il se met au service d’un roi
faible et jaloux qui joue de son asthénie et de ses déficiences pour asseoir
son pouvoir, c’est plus par un mélange de loyauté et de pitié soutenu par l’idée
qu’il se fait de la France que par appétit de puissance. Ce Jacques Cœur est un
homme de la fin du Moyen-Âge qui regarde vers la Renaissance et espère en
l’homme et en la fin du monde barbare où il vu le jour.
De son ascension à sa
chute de la roche tarpéienne, il ne cesse d’apprendre et de chercher à
s’alléger de ses fardeaux, parvenant à trouver une forme de sérénité dans la
fuite, l’errance et le dénuement. Au long d’une vie riche en péripéties, des
ravages de la guerre de Cent Ans à la découverte d’un Orient bien plus raffiné
que la caste décadente et crasseuse des chevaliers français, de la cour du roi
Charles VII aux quatre murs d’une prison, des rencontres bouleversent sa
vie : ses amis — dont certains lui seront loyaux jusque dans la disgrâce —
mais aussi ses ennemis, et ce roi veule et mesquin, fascinant portrait en
ombres, tour à tour poignant et détestable, dont l’affection vous expose
à un danger mortel. Enfin, Agnès Sorel, maîtresse du roi, dont la beauté
et les qualités font à la fois une reine et une proie. Agnès Sorel est pour le
héros ce grand amour tapi en embuscade, espéré et redouté à la fois, paradis
défendu dont le goût n’est que plus intense de porter sa fin tragique et
inéluctable :
«Un grand
amour, quand il approche, se laisse précéder de signes qu’il nous est
impossible de déchiffrer d’abord. Ils ne nous deviennent intelligibles qu’après
le reflux de la vague, quand elle découvre sur le rivage le désordre des
souvenirs et des émotions. Alors, nous comprenons, mais il est trop tard.»
Ce qui passionne Rufin, et nous avec, ce n’est pas
le personnage historique mais le héros romanesque. « La seule manière de
le tenir vivant est de le plonger dans le liquide trouble et chaud de la
fiction romanesque », écrit-il en postface du roman. Pari parfaitement
réussi. C’est un homme de chair et d’os, de sentiments et d’angoisse, que l’on
suit dans les méandres d’une vie tumultueuse et captivante, jusque sur cette
île grecque perdue où il se terre comme un gibier traqué.
On retrouve dans Le Grand Cœur les thèmes qui jalonnaient ses
précédents romans, depuis l’Abyssin qui voyait déjà un jeune
médecin idéaliste, Jean-Baptiste Poncet, tenter d’éclairer Louis XIV de son
expérience d’ambassadeur en Abyssinie, naïvement persuadé que la vérité pouvait
se faire un chemin jusqu’au trône et éclairer les puissants, et oubliant que
ces derniers ne veulent entendre que ce qui les conforte dans leurs positions
et dans leurs visées.
Il y a du Voltaire chez Jean-Christophe Rufin. Avec une ironie mordante
et un humanisme viscéral, il dresse le constat implacable de l’arrogance des
colonialistes et de l’aveuglement narcissique des monarques obsédés par leurs intérêts et leur passion du pouvoir. Dans l’Abyssin, il s’en prend à ces
Jésuites dissimulant sous le masque d’une humilité volontiers masochiste une
ambition sans limites et un orgueil démesuré. Dans Rouge Brésil, qui raconte
la tentative de conquête de la Baie de Rio, en 1555, par une colonie de Français menés par un chevalier de
l’ordre de Malte, Nicolas de Villegagnon, il montre la rapidité avec laquelle
le pouvoir mue un idéal philanthropique en tyrannie sanguinaire. Tandis que
Villegagnon dévoie ses idéaux dans l’asservissement sans merci des indigènes et
la lutte fratricide contre les Protestants, ses jeunes protégés Just et Colombe
prennent le parti de la liberté et de la fraternité en rejoignant les Indiens,
et parmi eux le sage Pay-Lo, un Européen devenu sage qui a fui la barbarie de
ses semblables pour mieux la dénoncer :
« En dépouillant la nature
du sacré, ils l’ont laissée sans protection soumise à la volonté meurtrière des
hommes. Il suffit de voir ce qu’ils ont fait de leur île. Plus rien de vivant
n’y pousse et c’est eux-mêmes, maintenant, qu’ils déchirent. S’ils sont un jour
maîtres de toute cette terre, ils en feront un champ de mort. »
Jean-Baptiste Poncet, Just de Clamorgan ou Jacques Cœur ont en commun de
trouver dans l’aventure et le voyage au long cours une manière d’échapper à un
horizon socialement fermé et de donner chair à leurs rêves. Au risque d'aiguiser les jalousies et de
déranger ceux qui gardent férocement les barreaux de l’échelle sociale, et de
se voir précipités en bas. Quant aux femmes, il leur faut ruser, armer leur
beauté d’une volonté d’airain, travestir leurs sentiments et leur féminité pour
conquérir une liberté d’agir et d’aimer, et préserver par une morale
personnelle qui ne s’encombre pas de bienséance une singulière pureté dans la
fange qui les entoure. Alix de Maillet, Colombe de Clamorgan ou Agnès Sorel,
l’auteur aime ses héroïnes libres et impétueuses, même si cette indépendance
reste relative et précaire et si le destin d’Agnès, comme celui de Jacques Cœur, repose sur le caprice d’un roi
inconstant.
De l’Abyssin au Grand Cœur en passant par Rouge
Brésil, les héros de Rufin découvrent que la sauvagerie des contrées
« barbares » est toute relative en comparaison de celle des peuples
soit disant civilisés. Ils luttent pour les préserver de l’influence nocive des
colonisateurs et de l’arrogance des religieux. Dans ce combat perdu d’avance,
ils laissent leurs dernières forces et leurs illusions avant de glisser à leur
tour dans l’anonymat des parias, là où le bonheur demeure encore possible, loin
des compromissions et des tyrans capricieux. Tels ces marins arabes naturellement doués pour
le carpe diem :
« — Tâchons d’être comme
eux, se dit Jean-Baptiste. Il s’agit d’éprouver seulement ce qui arrive et de
ne point dresser son esprit contre le bonheur. »
Embarquez avec Jean-Christophe Rufin, car qui sait ce qui vous attend au bout du voyage?...
Gaëlle Nohant.
7 commentaires:
ohhhh tu donnes envie là, je n'ai jamais lu cet auteur mais jacques coeur quand même c'est très tentant !!!!
Yue : Te connaissant, à mon avis tu vas te régaler avec ce roman ! Il y a un côté absolument non didactique dans ce roman, un parti pris de romanesque (même si le livre s'appuie sur des recherches sérieuses et précises) qui fait qu'il se lit avec plaisir.
Comme ma copine Yue, jamais lu cet auteur non plus. Je pense avoir un roman à la maison mais je n'ai jamais tenté le coup. Mais ce billet donne envie, en tout cas!
Merci Karine ! Pour être franche je n'avais jamais lu de Rufin avant de lire ces trois-là, et je me suis régalée, en particulier avec Le Grand Cœur qui est vraiment un régal de lecture. A bientôt :-)
Coucou, de passage pour te conseiller (si tu ne l'as pas déjà lu), "L'oiseau Canadèche", de Jim Dodge.
Fous-rires garantis toutes les 3/4 pages ! ^^
Pour Monsieur Rufin, je vais regarder à la bibliothèque municipale (où je suis toujours bénévole, vui vui !).
Biz
Coucou Tatooa, comment va ?
Je n'ai jamais lu Jim Dodge, merci de ton conseil !
A bientôt j'espère, bises et bon été !
Good rreading
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