20 février 2007

Hannibal Lecter ou la cuisine du monstre

Bonjour !

Pour varier les plaisirs, je suis allée au cinéma, alléchée par la nouvelle adaptation du nouveau roman de Thomas Harris, Hannibal Lecter, les origines du mal.
Sur le papier, l'histoire était prometteuse : se pencher sur les années d'apprentissage du jeune Hannibal, ce passage délicat de l'enfance à l'âge d'homme où s'est décidée sa trajectoire de tueur en série, voilà qui aurait pu constituer la matrice d'un film passionnant. Au final je fus déçue, et je vais tâcher de vous expliquer pourquoi.

Pour commencer, il faut vous avouer que j'ai un faible pour Hannibal Lecter. Non, je ne suis pas le genre de cinglée qui s'inscrit au fan club de Charles Manson et collectionne les reliques des massacreurs... il y a fort à parier que si Lecter n'était pas un personnage, mon intérêt pour lui ne serait sans doute pas le même.

Mais voilà, un jour je me suis retrouvée en face de lui au cinéma, il donnait la réplique à Clarice Starling, d'une voix douce et précise, subtile et raffinée, et je suis tombée sous le charme. Vous me direz, dans Le Silence des Agneaux, il avait plutôt le beau rôle, le mauvais étant dévolu à Buffalo Bill, le tailleur de ces dames. Il était l'adjuvant fascinant, le poseur d'énigmes, l'interlocuteur privilégié qui mettait en lumière la part fragile de l'étudiante Clarice Starling. Son côté menaçant était là sous forme de halo. Dans Hannibal, un des personnages fera la comparaison avec La belle et la Bête. Lecter est bien la bête s'humanisant au contact d'une jeune femme friable. Il est la bête parce qu'on nous le dit, mais sa nature sauvage n'est que très rarement montrée. Le docteur Chilton tend à Clarice une photo qu'on imagine épouvantable, alors qu'elle va rencontrer "Hannibal le cannibale" : une infirmière dont il a dévoré le visage alors qu'elle prenait son pouls. Mais nous, spectateurs, ne voyons que le visage choqué de la jeune femme, la peur qui s'empare d'elle à l'instant de cette première rencontre. De la même manière la tension qui entoure Clarice, les consignes de sécurité énoncées une à une, l'atmosphère angoissante de ce souterrain de la prison où sont gardés les détenus les plus dangereux, toute cette mise en scène vise à nous rappeler que c'est un monstre qui attend derrière la paroi de verre.

Un monstre qu'on ne peut approcher qu'avec une extrême méfiance. Et désormais chaque mot, chaque geste, chaque lueur passant dans les yeux du docteur Lecter nous mettront en état d'alerte, seront enregistrés, décryptés. Nous nous attendons à des chausses-trapes, nous tremblons pour Clarice, jeune recrue envoyée en première ligne par Jack Crawford, son patron au FBI, dans un but encore opaque.
Dès lors, la menace que représente Hannibal va prendre toute sa densité, car elle réside dans le pouvoir de ses mots, la finesse de ses analyses psychologiques, son aptitude à incarner l'homme du monde en dissimulant la bestialité la plus révulsante, le recul de la civilisation à travers le tabou joyeusement assumé du cannibalisme. Il peut s'entretenir de l'art florentin, et l'instant d'après prendre plaisir à raconter qu'il a mangé le foie d'un enquêteur avec des fèves au beurre. Esthète et repoussant, sensible, délicat, bien élevé et cruel, tel est Hannibal. Entre l'agent Starling et lui se joue une partie d'échecs. On pourrait imaginer Lecter en chat et Clarice en souris, mais en réalité les rôles s'inversent régulièrement. Acceptant de se confier, la jeune femme acquiert un pouvoir sur le monstre, le rendant sensible à elle, capable d'empathie.
Dans le volet suivant, Hannibal, Mason Verger se servira d'elle comme leurre pour attraper le cannibale.


Clarice Starling est devenue le talon d'Achille de Lecter. Entre eux continue la valse entre fascination et horreur, tentation amoureuse et instinct prédateur. La caméra du Silence des Agneaux surprenait les yeux brillants de larmes du tueur écoutant Clarice confier un douloureux souvenir d'enfance. Dans Hannibal (le film de Ridley Scott) c'est sur le visage de la jeune femme que les larmes coulent. Ici il est chimérique de penser que la Bête pourrait recouvrer son humanité perdue pour l'amour de la Belle. Ce qui est fixé ne peut être défait. Le tueur aime le massacre, il jouit de la souffrance de ses victimes. Le goût du sang lui est aussi précieux que la grande musique, la littérature, la peinture, les raffinements de la culture européenne. Il ne veut pas choisir.

La spécificité d'Hannibal Lecter est donc d'incarner, dans la droite lignée du Docteur Jekyll, l'impossible alliance de la civilisation et de la barbarie choisie. Ses talents de psychiatre ont développé son acuité, son observation des autres, mais son appétit meurtrier le pousse à se servir d'eux comme objets au lieu de les aider. Il manipule ses patients, dévore ceux qu'il méprise, ceux qui offensent son "bon goût". Avoir poussé un codétenu "discourtois", en lui parlant, à avaler sa langue avant de se suicider compte parmi ses hauts faits. Et dans Hannibal de Ridley Scott, on peut imaginer que Lecter, désireux de sortir d'une retraite qui lui pèse, manipule dès le départ le policier Pazzi, héritier de Francesco de' Pazzi, pendu pour avoir assassiné Julien de Medicis — le poussant à la revanche historique et sociale afin de mieux l'inscrire dans sa galerie privée des horreurs, une fois que ce dernier l'aura dénoncé à ses ennemis. Et ainsi l'héritier Pazzi rejoindra son célèbre aïeul, prenant la place du traître châtié, pied de nez historique qui ne pouvait que divertir notre ami le fin lettré.
Car le docteur Lecter est un médecin brillant et dévoyé, un homme sensible et cruel à la fois, aussi humain qu'il va loin dans l'inhumanité. Son humour est féroce, carnassier derrière une apparente douceur, une délicatesse dans le choix des mots. Dans Le Silence des Agneaux, Hannibal représentait l'ambiguitë : l'histoire le plaçait en position de héros positif tout en suggérant en contrepoint sa nature monstrueuse. Par la suite on le voit livré à ses pulsions meurtrières, son raffinement créatif s'épanouissant dans la mise en scène de ses crimes. Le film de Ridley Scott, centré sur lui, démasque la bête sanguinaire sous le masque de l'homme cultivé et va fouiller les abîmes de la pulsion cannibale, là où elle rejoint l'érotisme et exprime l'orgueil démesuré de l'homme dévorant son semblable à la barbe de la civilisation. Cependant, alors qu'il est confronté à Mason Verger, bête encore plus repoussante (ironiquement la monstruosité de Verger a été "perfectionnée" par Lecter lui-même), Lecter redevient le héros positif que le spectateur veut voir gagner. Au "mangé" avide de vengeance nous préférons le mangeur et sommes prêts à l'instituer justicier et (comble d'ironie !) gardien des valeurs humaines et morales... Cependant, comme le destin d'Hannibal est de nous laisser intranquilles et fascinés, la fin du film vient nous rappeler que ce "héros" ne peut se laisser digérer, assimiler par ceux qui voudraient l'apprécier, car toujours sa nature sauvage et cruelle vient se rappeler à notre bon souvenir.
Et si ce tueur est terrifiant c'est justement parce qu'il est l'entre-deux irréconciliable entre la normalité, la sensibilité la plus évoluée de l'homme, et la barbarie jouissive que nous ne pouvons regarder en face.

Ceci posé, il était passionnant, en effet, de s'intéresser aux "origines du mal". Comment Hannibal était-il devenu ce monstre infiniment complexe ? Quand le basculement s'était-il donc produit ? Quels en avaient été les processus déclencheurs ? Quels signaux décryptés à l'envers ou dans le bon sens avaient lâché la bête en l'homme ?
A toutes ces questions, le dernier film répond d'une façon tellement simpliste et invraisemblable qu'il en est irritant. Bien sûr la base de départ n'était peut-être pas la meilleure : dès Le Silence des Agneaux, le dossier de Lecter précise qu'il vient de Lituanie, qu'il a perdu sa famille dans des circonstances traumatisantes à la fin de la guerre de 40, et notamment sa petite sœur Micha. Lecter est un aristocrate lituanien. Soit. Sa famille sera décimée par des mercenaires à la solde des nazis, et sa petite sœur bien-aimée périra dans des circonstances atroces. Admettons. La thèse du film, c'est que l'humanité d'Hannibal fut massacrée avec sa sœur et qu'ainsi naquit la bête féroce.

Mais là, on achoppe : privé d'humanité, Hannibal Lecter ? Mais c'est précisément son humanité et sa sensibilité qui rendaient ses meurtres si terrifiants !
C'est le plus gros point faible du film. En réalité, on assiste à la naissance de n'importe quel tueur en série SAUF Hannibal Lecteur. On voit un enfant traumatisé se muer en adolescent muré dans le silence, puis en tueur glacial et bavard, à la diction ridiculement surannée. On voit un jeune homme qui transpire la perversion et la cruauté par tous les pores se passionner pour le versant le plus macabre de la médecine, mais jamais on ne peut retrouver en lui les aspects singuliers de la personnalité d'Hannibal Lecter. Gaspard Ulliel est effrayant à souhait, son sourire fait froid dans le dos et quand il parle à une petite fille, on se dit que la relève de Marc Dutrou est assurée.

Mais Anthony Hopkins était autrement plus angoissant, et exerçait une fascination que le jeune acteur n'effleure jamais.

Hannibal jeune est une bête et seulement ça. Il tue par plaisir et sans affects, quand bien même ces premiers meurtres ont "l'excuse" d'une vengeance. Excuse qui ne tient pas une seconde au regard de la sauvagerie et de la préméditation soigneuse de ces crimes. D'autre part, en remontant le temps, Hannibal a perdu son sens de l'humour en route, ce qui est fort dommage pour nous mais peut à la rigueur sembler plausible, l'extrême jeunesse n'étant pas l'âge de la distanciation. De même, l'élégance et la distinction d'Anthony Hopkins ont laissé place à l'affectation, et on perd beaucoup au change...

Une fois le tueur né à lui-même au cours d'un premier meurtre fondateur et très sanguinaire qui le laisse de marbre, on voudrait nous attacher à lui parce qu'il cauchemarde au sujet de sa sœur perdue, ou qu'il s'est amouraché d'une lady japonaise dont il défend la vertu à coups de sabre...
Entre parenthèses, ça commence à être lassant, cette mode cinématographique qui depuis Kill Bill oblige tout tueur qui se respecte à faire un stage de samouraï ! Autant dans Kill Bill c'était original et approprié, autant là, la métamorphose du jeune aristocrate lituanien en samouraï dans la France de l'immédiate après-guerre prête à sourire... En avait-on vraiment besoin ?





Le problème c'est qu'on ne s'attache pas un instant à cet adolescent dont le policier qui le traque dira avec justesse :

"Une partie du petit Hannibal est morte dans cette neige en 1944. Ce qu'il est maintenant, il n'y a pas de mots pour le dire".

Lady Murasaki, la belle japonaise, tentera vainement de l'aimer avant de renoncer : "Que reste-t-il à aimer en toi ?" lui lance-t-elle en guise d'adieu.
C'est bien la question qu'on se pose, et on se dit que jamais Clarice Starling n'aurait pu avoir des sentiments, fussent-ils déchirés et contradictoires, pour cet Hannibal à la sauce plombée.
Il y aurait eu tellement plus intéressant à raconter : comment un jeune garçon traumatisé qui avait perdu la parole devint-il cet être raffiné, épris de culture ? Comment sa curiosité le poussa-t-elle vers la psychiatrie et l'étude de ses semblables, activité des plus rares au sein de la corporation très fermée des serial killers ? Au détour de quelle rencontre naquit sa passion du dessin ? Dans Hannibal Lecter, les origines du mal, Gaspard Ulliel quitte sans transition un état d'hébétude hantée qui fait douter de son quotient intellectuel pour la peau d'un dandy sans âme qui a le trait de crayon d'un artiste confirmé et écoute de la musique classique entre deux boucheries. La ficelle est un peu grosse, et nous autres, spectateurs fascinés par le docteur Lecter comme devant un puzzle psychologique incomplet, restons sur notre faim.

Il ne nous reste plus qu'à nous consoler en revisionnant Le Silence des Agneaux et Hannibal, et en retrouvant le seul, l'unique, le véritable Hannibal Lecter.




A bientôt !

9 février 2007

Un peu plus loin sur les pas de Dennis LEHANE...

Bonsoir à tous !

Venez, allons dépêchez-vous. Je sais, je vous presse un peu : c'est que nous avons encore une plongée dans le noir à effectuer, autant y aller maintenant, venez, laissez-vous conduire... plus tard, à froid, vous n'en aurez peut-être plus le courage...
Je vais parler ce soir d'un roman qui est sans conteste à ce jour mon préféré de cet auteur, un chef d'œuvre superbe et palpitant que vous refermerez hantés, le souffle court : Shutter Island.




L'autre jour je vous ai présenté Patrick Kenzie, qui serait peut-être inspiré de prendre sa retraite tant qu'il en est temps... ce soir, nous allons rencontrer le marshall Teddy Daniels. Même s'il est jeune, Teddy a un passé chargé : il a fait la guerre pendant des années, c'est sa profession, il a même appartenu au renseignement. Son père était pêcheur au large de Boston. Un jour, il n'est pas revenu. Depuis, Teddy a la phobie de l'eau.
Et voilà ce qu'il voit quand il entraperçoit son reflet dans le miroir :

" ...un homme relativement jeune arborant la coupe en brosse réglementaire. Sa figure était cependant marquée par les stigmates de la guerre et des années qui avaient suivi, et la double fascination qu'exerçaient sur lui la violence et l'excitation de la traque se lisait dans ses yeux tristes que Dolorès avait un jour comparés à ceux d'un cocker.
Je suis trop jeune pour avoir l'air aussi dur, songea-t-il."


Dolorès était la femme de Teddy, son unique amour. Mais un pyromane a mis le feu à leur immeuble, causant sa mort. Depuis, inguérissable, le marshall ne cesse de faire des rêves déchirants où son épouse le serre dans ses bras, douce et lascive, tandis que de l'eau ne cesse de s'écouler d'elle, comme un liquide amniotique d'outre-tombe.

Et voilà qu'il se porte volontaire pour gagner par le ferry l'île de Shutter Island, dans le cadre d'une mission très spéciale : retrouver une dangereuse patiente schyzophrène, Rachel Solando, qui a réussi le tour de force de s'échapper d'un centre psychiatrique de haute sécurité à la barbe de toute une équipe de gardes et d'infirmières. Sur une île. Où est-elle ? On dit qu'elle a égorgé ses trois enfants dans une attaque de démence, puis les a installés à table à l'heure du dîner.
Pour sa mission, on a adjoint à Teddy Daniels un autre marshall, un petit jeune, Chuck Aule, transféré de Seattle pour l'occasion.
Sur le ferry, ils parlent de l'île, de son passé (c'était un camp de prisonniers pendant la guerre de Sécession, un fort en témoigne) et de ses activités mystérieuses:

" — Qu'est-ce que vous savez de cet endroit ? demanda-t-il à Chuck.
— Pas grand chose, à part que c'est un hôpital psychiatrique.
— Pour les fous criminels, précisa Teddy.
— Si ce n'était pas le cas, on ne serait pas sur ce raffiot...

De nouveau, Teddy le vit esquisser un petit sourire sans joie.
— Ne vous avancez pas trop, Chuck, ironisa-t-il. Vous ne m'avez pas l'air équilibré à cent pour cent !
— Eh bien, tant qu'on y est, je pourrai toujours leur verser un accompte, histoire de réserver un lit pour mes vieux jours, d'être sûrs qu'ils me garderont une place."


Derrière la plaisanterie, une angoisse réelle : le monde des fous et des hôpitaux psychiatriques, surtout en 1954 (année de l'intrigue) est un univers angoissant et nébuleux. Fascination, crainte et répulsion s'y mélangent, car qui nous dit que nous pouvons avoir confiance en ces hommes en blanc qui enchaînent des hommes et des femmes dans des camisoles, leur lient les mains et les pieds, les déclarent dangereux pour la société et les retranchent derrière des murs capitonnés ? Qui sait, une fois que vous aurez mis le pied là-dedans, si on ne va pas vous garder contre votre gré ? La frontière entre raison et folie est toujours mince et poreuse, et finalement subjective... et dans ce roman, peu à peu l'angoisse vous gagnera, le monde vous paraîtra incertain, ainsi que votre santé mentale. C'est naturel, quand on est entourés de cinglés, et que les médecins ne paraissent pas tellement plus normaux !
Ce doute va se préciser lors d'un interrogatoire d'aliénés. Teddy Daniels pose des questions à Peter Breene, psychopathe de 26 ans enfermé pour avoir défiguré à vie une infirmière, quand celui-ci lui oppose une réflexion sur l'esprit humain et ses dérapages :

"— Vous y pensez, des fois ?
— A votre esprit ?
— Non, à l'esprit en général. Le mien, le vôtre, celui des autres... Au fond, il fonctionne un peu comme un moteur. Oui, c'est ça. Un moteur très fragile, très complexe. Avec des tas de petites pièces à l'intérieur. Des engrenages, des boulons, des ressorts. Et on ne sait même pas à quoi servent la moitié d'entre elles. Mais si un engrenage se grippe, rien qu'un... vous y avez déjà réfléchi ?
— Pas ces temps-ci, non.
— Vous devriez. Au fond, c'est pareil avec une voiture. Un engrenage se grippe, un boulon casse et tout le système se détraque. Vous croyez qu'on peut vivre avec ça ?(Il se tapota la tempe) Tout est enfermé là-dedans et y a pas moyen d'y accéder. Vous, vous contrôlez pas grand chose, mais votre esprit, lui, il vous contrôle, pas vrai ? Et s'il décide un jour de pas aller au boulot, hein ? (quand il se pencha vers eux, les deux hommes virent les tendons saillir sur sa gorge.) Ben, vous êtes baisé."


Daniels ne s'en laissera pas compter, d'autant que la société de Shutter Island lui apparaît des plus suspectes. Ainsi cette fugitive, Rachel Solando, soit disant enfuie en trompant toutes les surveillances, hypothèse que les deux marshalls ont bien du mal à avaler :

"— Une chambre verrouillée, dit Chuck.
— Pieds nus, ajouta Teddy.
— Elle a franchi trois postes de contrôle à l'intérieur.
— Une pièce remplie d'aides-soignants.
— Le tout pieds nus, répéta Chuck.
Teddy taquina de sa fourchette la nourriture dans son assiette — une sorte de hachis Parmentier préparé avec une viande filandreuse.
— Elle est passée par-dessus un mur surmonté d'un fil électrifié.
— Ou par une grille verrouillée.
— Pour affronter tout ça.
Les raffales qui secouaient le bâtiment, qui secouaient les ténèbres.
— Pieds nus.
— Sans que personne ne la remarque.
Chuck avala une bouchée de hachis, puis une gorgée de café.
— Quand quelqu'un meurt sur cette île — Ça arrive forcément, non ?—, qu'est-ce qu'on fait du corps ?
— On l'enterre.
— Vous avez vu un cimetière aujourd'hui ?
— Non, répondit Teddy, mais il doit y en avoir un quelque part, sans doute entouré lui aussi d'une clôture.
— Comme l'unité de traitement. Bien sûr.(Chuck repoussa son plateau, puis s'adossa à la chaise.) Bon, on interroge qui, maintenant ?
— Les membres du personnel ?
— Ils se montreront coopératifs, vous croyez ?
— Pas vous ?
Un sourire s'épanouit sur les lèvres de Chuck."


Non seulement des complicités internes semblent plausibles, mais personne autour d'eux n'a l'air ravi qu'ils viennent fouiner dans les petites affaires de l'hôpital Ashecliffe : ils ont du mal à se mêler aux aides-soignants, les patients paraissent avoir reçu des instructions et autour des médecins de l'île, au premier rang desquels les docteurs Cawley et Naehring, flotte une aura inquiétante née dans les limbes concentrationnaires de la deuxième guerre mondiale... violerait-on le code de Nüremberg, sur cette île-forteresse financée en partie par la lutte américaine contre le communisme ? Torturerait-on les patients ? S'en servirait-on comme cobbayes pour des expériences terrifiantes sur la schizophrénie ?

Plus Teddy et Chuck plongent dans les ténèbres de l'île, plus le monde se fait angoissant. A qui peut-on se fier quand tout le monde a l'air ligué contre eux pour protéger de noirs secrets ? A qui accorder sa confiance quand même le gentil docteur Cawley pousse Teddy à se livrer, lui soutire des confidences et tente de lui faire admettre qu'il a perdu pied depuis le décès de son épouse ?
La montée anxiogène du soupçon envers le personnel de l'île se fait à l'unisson des progrès d'une violente tempête. Et à mesure que l'ouragan enfle, les deux marshalls sont comme poussés à osculter le fond de leur âme, où niche la violence de leur passé: comme Patrick Kenzie, Teddy Daniels a beaucoup tué "pour la bonne cause". Ce n'était pas pour défendre les victimes d'un tueur en série mais pour servir les nobles idéaux de la guerre contre les nazis. Mais il n'est pas dupe, pas plus que Kenzie : il sait bien que la guerre a fait céder en lui le barrage qui le protégeait de sa propre violence, et que mêmes les croisés de la démocratie ont fait du zèle:

"— A Dachau, les soldats S.S. se sont rendus à nos troupes, se remémora Teddy. Ils étaient cinq cents. Il y avait aussi des journalistes sur place, mais ils avaient vu tous les cadavres entassés à la gare. Ils percevaient exactement la même odeur que nous. Ils nous regardaient, et croyez-moi, ils voulaient qu'on fasse ce qu'on a fait. Quant à nous, on en crevait d'envie. Alors, on les a exécutés, tous ces putains de Boches. On les a désarmés, alignés contre les murs, et on les a fusillés. Trois cents hommes mitraillés d'un coup. Après, on est passés près d'eux pour loger une balle dans la tête de ceux qui respiraient encore. Le crime de guerre par excellence, pas vrai Chuck ? Pourtant c'était la mort la plus douce qu'on pouvait leur infliger.[...] A la fin de cette journée, on avait éliminé cinq cents individus de la surface de la terre. Tous assassinés. Il n'était pas question de légitime défense ou de considérations militaires. C'était des meurtres, purement et simplement. Mais on ne se posait même pas la question. Ils méritaient un sort tellement plus terrible... Bon d'accord, mais à partir de là, comment vivre avec ça ? Comment raconter à sa femme, à ses parents et à ses gosses qu'on a trempé là-dedans ? [...] La réponse, c'est qu'on ne peut pas en parler. Ils ne comprendraient pas. Parce que même si on a agi pour une raison valable, c'était mal. Et ça ne disparaît jamais."

On retrouve la "souillure" dont Kenzie desespère de se défaire un jour. Le docteur Naehring ne s'y trompera pas, qui reconnaîtra en la personne des deux enquêteurs des "hommes de violence". Et pourtant, quand il regarde son jeune coéquipier, Teddy lit sur son visage cette innocence que lui a perdue en supprimant des vies humaines, et qu'il appelle le charme :

"Le charme était le luxe de ceux qui croyaient encore à la légitimité fondamentale des choses. A la pureté et aux clôtures blanches autour de la maison familiale."

Les voilà seuls contre tous, coupés du monde dans ce lieu hostile, cernés par l'ouragan et maintenus en alerte par les indices d'un complot visant ces individus fragilisés, ces parias que sont les fous. Et les rêves de Teddy se font terrifiants à mesure que progresse en lui la certitude qu'ils ne quitteront pas l'île indemnes. Qu'on ne les laissera pas repartir avec la vérité. Que leurs ennemis ont le pouvoir de les transformer en cinglés méconnaissables au milieu des autres cinglés. Contre ces forces de plus en plus menaçantes du dedans et du dehors, Teddy et Chuck n'ont que leur instinct, leur bon sens et leur humour comme remparts ultimes de leur raison prise d'assaut. Ils ont débarqué à Shutter Island en se croyant invulnérables. Une évasion et une tempête plus tard, les voilà rendus à l'état de gamins perdus, livrés à leurs hantises tandis que tout paraît se jouer d'eux et de leur autorité. Ils multiplient les fugues, luttent, investiguent, mais ont-ils seulement leur chance quand tout vise à les faire taire et à les réduire à merci ? Et sur quelles bases repose la confiance que l'on place d'instinct en tel homme plutôt qu'en tel autre, et qui semble aller de soi? N'est-elle pas illusoire ?

Ce roman se dévide à toute allure le long d'une construction très intelligente et labyrinthique, à l'image de l'île : tout y est clos sur lui-même, et le lecteur comme les protagonistes ne sont jamais suffisamment en éveil pour parer les deux coups d'avance d'un auteur machiavélique.



La fin vous donnera envie de redécouvrir l'île à présent que vous en connaissez les secrets, et de relire le début du livre :

" Il faut se représenter les lieux tels que Teddy Daniels les a découverts par une belle matinée de septembre 1954 : un simple enchevêtrement de brouissailles en plein milieu de l'avant-port. Moins une île, en vérité, que son ébauche. Quel dessein pouvait-elle servir ? a-t-il dû se demander. oui, quel dessein ?
[...]
Pourtant, je sais ce que j'ai vu. Un gros rat cavalant sur le sable — un sable couleur gris perle perdant déjà du terrain tandis que la marée revenait noyer Paddock Island, et aussi l'animal, je suppose, car à ma connaissance il n'a pas regagné l'île.
Mais en cet instant, tandis que je le regardais fuir, j'ai repensé à Teddy. A Teddy et à Dolorès Chanal, sa malheureuse épouse défunte, à Rachel Solando et Andrew Laeddis, ces deux jumeaux de l'angoisse, et au chaos qu'ils ont semé dans notre existence à nous. Je me suis dit que si Teddy s'était trouvé à mes côtés, il l'aurait vu aussi, ce rat. Oh oui, il l'aurait vu.
Et laissez-moi ajouter encore une chose :
Teddy ?
Il aurait applaudi."



Vous qui approchez de l'île à bord du ferry, attendez-vous à frémir, à douter de la solidité du sol sous vos pas. Ne soyez pas sourds à l'avertissement de vos battements de cœur, au tremblement de vos mains. Ne relâchez jamais votre vigilance. Ou bien réfléchissez et faites demi-tour, tant que vous le pouvez encore.
Vous restez ?
Vous êtes fous.
Enfin, c'est votre affaire. Je vous aurai prévenus. Et puis, fous ou sains d'esprit, vous ne regretterez pas d'avoir visité Shutter Island...
Allez-y, le docteur Cawley vous attend. Près de lui, ce grand gaillard, c'est le marshall Teddy Daniels. Oui, comme vous dites, son visage est cerné. Il n'a pas dormi depuis plusieurs jours. Il en a de belles à vous raconter.

Prenez soin de vous, et à bientôt, j'espère...

Gaëlle.

2 février 2007

Dennis LEHANE, écrivain des ténèbres

Bonsoir à tous !

Me revoilà. Je m'étais absentée. J'avais pour ça un bon alibi, un alibi en béton : je visitais les profondeurs les plus opaques de l'âme humaine en compagnie d'un auteur de roman noir pour lequel j'ai la plus vive admiration. J'en remonte à peine, et je préfère vous avertir : tout le monde ne peut pas faire cette promenade, les âmes sensibles risquent de ne pas en remonter indemnes, mais la descente est passionnante.

Ce soir, je vais donc vous parler de Dennis Lehane, mais je vous épargnerai sa biographie : ce qui m'intéresse davantage chez un écrivain, ce sont ses démons, sa psyché, ce qui murmure et hurle à travers ses mots. Cet auteur est une de mes plus fortes découvertes littéraires de ces dernières années, parmi les contemporains. Je vous laisse découvrir par vous-mêmes son humour détonnant, sa virtuosité à chorégraphier les scènes d'action, son art consommé du dialogue. Je vais aborder avec vous la part des ténèbres de ses histoires, selon les mots de Stephen King, mais ses héros sont avant tout des êtres chaleureux et attachants, ce qui aide le lecteur reconnaissant à supporter la tension anxiogène d'intrigues remarquablement emboîtées, à l'architecture fine et nervurée, où le talent littéraire et la richesse phychologique le disputent à l'efficacité, ce qui n'est pas si fréquent.



Dennis Lehane a écrit de nombreux romans, Mystic River a été brillamment adapté au cinéma, mais j'ai choisi de me pencher sur deux personnages : celui du détective Patrick Kenzie, et celui du marshall Teddy Daniels. Nous allons donc cheminer dans les ténèbres, si vous le voulez bien, guidés par ces deux silhouettes dont les yeux brillent dans le noir. Vous êtes prêts ? Attention, vos lampes de poche risquent de s'éteindre en route, à mesure que nous nous enfoncerons sous la terre. La lueur faiblira, puis clignotera une sorte d'S.O.S en morse avant de mourir brutalement. N'ayez pas peur, nous avons des allumettes. Oh, pas beaucoup, je ne veux pas vous mentir. Mais après tout, vous êtes libres de faire machine arrière. Alors quoi ? Vous restez ? Fanfarons, va... Très bien, alors allons-y.

Tout d'abord, allons faire la connaissance de Patrick Kenzie, 33 ans (oui, nous avons le même âge, mais je suis en bien meilleur état que lui !), de souche irlandaise, détective privé à Boston.

Son associée s'appelle Angie Gennaro, il se murmure qu'elle est la dernière petite-fille de Monsieur Patriso, une des vieilles familles de la Mafia. Patrick a perdu ses parents. Son père, mort d'un cancer du poumon, était un dur, un vrai : sapeur pompier toute sa vie ou presque, conseiller municipal sur le tard. Un héros civique ? A ceci près qu'il battait sa femme et son fils comme plâtre, et que pour apprendre à son fiston à ne pas jouer avec le feu, il lui a appliqué un jour un fer à repasser sur la poitrine. Chacun ses méthodes d'éducation !
Patrick Kenzie est le héros principal de toute une série de romans aux titres ensorcellants : Un dernier verre avant la guerre en est le premier.

On y rencontre Patrick et Angie, qui ont la particularité, comme la plupart de leurs connaissances, d'avoir grandi ensemble, dans le quartier de Dorchester :

"Je contemplai la carte. Mon quartier. Un minuscule coin de la ville, ingrat, presque oublié, mélange d'immeubles de trois étages et de toitures fanées, de bars grands comme des mouchoirs de poche et de petits magasins. A part une bagarre de comptoir de temps à autre, pas le genre d'endroit susceptible d'attirer beaucoup l'attention."

Comme Stephen King, Dennis Lehane attache beaucoup d'importance à ces petites communautés où tout le monde se fréquente depuis le bac à sable, à s'en écœurer ou à en tomber amoureux. Les meilleurs amis et les plus violents ennemis de Kenzie ont grandi avec lui. Il y est tombé amoureux d'Angie, y a été trahi par son meilleur pote, Phil Dimassi. Ils avaient alors l'insouciance des enfants dont la vie n'est faite que d'échardes dans la chair tendre et de fugues:

"Quand on se regarda de nouveau, il me sembla qu'un peu de cette intimité d'autrefois circulait entre nous — celle des liens sacrés et des jeunesses partagées. Ni Phil ni moi ne nous étions sentis acceptés par nos familles.[...]
Comme je m'échappais de la maison aussi souvent que possible pour des raisons différentes, Phil et moi, on avait cherché refuge ensemble, et le premier endroit où on s'était sentis bien tous les deux était un pigeonnier abandonné sur le toit d'un hangar de Sudan Street. On avait nettoyé toute la merde blanche à l'intérieur, renforcé la structure avec des planches arrachées à des palettes au rebut, apporté quelques vieux meubles, et bientôt, on y avait accueilli d'autres desperados comme nous — Bubba, Kevin Hulrihy pendant un temps, Nelson Ferrare, Angie. Le gang des Petits Vauriens avec la rage au ventre, le chapardage dans l'âme et un manque total de respect de l'autorité."


Les Petits Vauriens ont grandi. Certains sont devenus flics, d'autres truands, d'autres arpentent un no man's land fragile entre la loi et le chaos, mais tous ont gardé au fond d'eux l'empreinte de ces "liens sacrés". Bubba Rogowski, dangereux tueur à gage dont le repaire est truffé d'explosifs, tue sans vergogne quiconque menace ses amis Patrick et Angie. Kevin Hurlihy, de gosse méprisé et maltraité, est devenu une brute sadique chez qui on chercherait en vain trace de son humanité brisée:

"Sur le visage de Kevin, je voyais l'empreinte laissée par des années de révolte déchaînée, la marque évident de la folie pure. Je voyais le petit môme renfrogné dont le cerveau s'était enrayé puis déglingué entre le cours élémentaire et le cours moyen, pour ne plus jamais évoluer. Je voyais le meurtre."

Kevin est capable de tout, de préférence le pire. Dans Ténèbres, prenez-moi la main, excellent deuxième volet de la série Kenzie/Gennaro, il explique par le menu ses méthodes de torture à un Kenzie écœuré. Comment celui qui fut jadis un gamin digne d'empathie a-t-il basculé ainsi du côté du monstre ? Quand s'est produit le déclic ? Nul ne peut le dater précisément.

Un jour, certains gamins martyrs, des petits gars effacés, des faibles de la classe, des loosers, deviennent des monstres sanguinaires. Et Patrick Kenzie, pour suivre leurs pas sanglants jusque dans les chambres de tortures et les soubassements du mal, doit revenir à cette enfance où tout s'est joué, revenir lécher le sel sur ses propres blessures et inventorier celles des tueurs en série qu'il pourchasse. Cette perte de l'innocence, qui la plupart du temps ne fait pas de bruit quand elle survient, tel un miroir brisé dans de la ouate, ce virage imperceptible qui déclenche des hécatombes des années plus tard, le détective en est obsédé. Son regard en est contaminé, même quand il observe le spectacle "innocent" d'une cour d'école :

" Sans doute cette impulsion était-elle liée au fait de vieillir, de se rendre compte avec le recul que rares sont les brutalités innocentes infligées aux plus jeunes, que toute souffrance, aussi modeste soit-elle, abîme et érode ce qu'un enfant a en lui de plus pur, de plus fragile."



Au fil des romans de la série, Kenzie suit une trajectoire qui avance par cassures violentes. Contrairement à certains détectives dont l'âme ne s'endommage pas au contact des pires horreurs, cet homme perd de larges pans de son humanité au cours de ses enquêtes, et le pire, c'est qu'il s'en rend compte.
Le premier roman le voit encore propre et fringant, mais au début du deuxième, il a déjà tué, il a vu mourir des hommes et des femmes, et cette souillure le hante. Ce bascul dans l'Enfer de Dante ne va faire que s'accentuer, car il ne peut enrayer sa chute : il est aimanté vers cette violence, cette opacité de l'homme qui le révulse. Il a fait le choix de se construire en image inversée de sa brute de père, mais en réalité chacun de ses pas le ramène à cette confrontation, à cette première blessure d'amour. La seule fois où son père lui a montré de l'affection, il s'était montré violent. Depuis, Patrick Kenzie est obsédé par le spectre de l'homme qu'il refuse d'être, brûlé par le sang paternel coulant dans ses veines, qu'il tente de conjurer par des professions de foi :

"Quand je suis vraiment en colère, quand le déclic se produit dans ma tête, ma voix perd toute inflexion, devient monocorde, et une bille de lumière rouge me vrille le calme, occultant toute peur, toute raison, toute empathie. Plus la bille chauffe et rougeoie, plus mon sang se glace — jusqu'à devenir bleu comme un métal précieux — et plus ma voix baisse — jusqu'à se muer en chuchotement.
Celui-ci — en général sans prévenir, ni les autres ni moi — est brusquement interrompu par le mouvement vif de mon bras, la détente de mon pied, la fureur du muscle galvanisé par ce mélange de chaleur rouge et de sang métallique glacé.
C'est le caractère de mon père.
Je le connaissais avant même de savoir que j'en avais hérité. J'avais senti ses effets.
[...] Très tôt, exactement comme l'enfant d'un alcoolique jure qu'il ne boira jamais, je me suis juré de rester vigilant face à la progression de la bille rouge, du sang glacé, de la tendance aux chuchotements monocordes. Pour moi, ce qui nous distingue des animaux, c'est la possibilité de choisir. Une bête est capable de maîtriser ses appétits. Contrairement à l'homme. Mon père, en certains moments effroyables, était un animal. Je m'y refuse."


Des hommes qui ont fait le choix de la violence, Kenzie va en croiser beaucoup sur sa route, et tous tenteront de le faire glisser de leur côté, reconnaissant en lui un pair potentiel. Ainsi, dans Ténèbres, prenez-moi la main, Alec Hardiman, sorte d'Hannibal Lecteur qu'il vient visiter derrière les barreaux lors d'un entretien glaçant, et qui lui déclare :

" — A mon avis, tu as reçu le don de la colère, Patrick. J'en suis même sûr. Je l'ai décelé en toi."

Alec Hardiman a choisi le sadisme et pousse Patrick dans ses retranchements, tel ce chef de la mafia qui lui fera remarquer obligeamment qu'il préfère faire torturer ses victimes plutôt que de se salir les mains. Les criminels provoquent Kenzie, les flics le considèrent comme un personnage hors des clous, lui reprochant d'entretenir des liens ambigus, sous prétexte qu'il les a connus à l'école, avec des truands et des tueurs, et de ne pas arriver à les juger. En réalité, pour ce qui touche à ses camarades d'enfance, Kenzie est lié par une fraternité de destins qui questionne sans cesse son rapport à la moralité et à la loi. Au fil des romans, on le voit franchir de plus en plus souvent la ligne rouge, ce qui est le propre du héros de roman noir, et à l'instar d'un Jack Bauer dans 24 heures Chrono, il devient de plus en plus malaisé de le distinguer, au vu de ses méthodes, des prédateurs qu'il traque. Lorsque sa vie et celle de sa partenaire se trouvent menacées, ils se promettent mutuellement de repeindre les murs avec le sang du tueur si l'un ou l'autre se fait tuer.
Dans Ténèbres, prenez-moi la main et dans Gone, baby gone, l'auteur prend plaisir à confronter son héros à ses contradictions éthiques et philosophiques : alors qu'il opère un distinguo entre la vie d'une victime et celle de son agresseur, le barman Gerry Glynn lui répond :

"Magnifique. [...] Belle démonstration de logique utilitariste, un raisonnement digne de la plupart des idéologies fascistes, excuse-moi du peu... D'accord, tu pars du principe que la vie de la victime vaut plus que celle du meurtrier, mais alors, si t'occis toi-même le meurtrier, est-ce que ça ne rend pas ta vie moins précieuse que la sienne ? [...] Intéressant. Par conséquent, si tu es capable de juger la valeur d'une existence humaine, j'en déduis que tu es supérieur à cette existence."



Kenzie a sa propre éthique... Opposé à la peine de mort, il n'hésite pas à tuer quelqu'un qui est une menace, quand bien même il a la lucidité de comprendre qu'à chaque fois qu'il tue, un peu de son humanité le déserte. Il ressent la souillure des meurtres, il est hanté par les visages des morts, et sombre peu à peu dans la violence, jusqu'à perdre la femme qui l'aime et avec laquelle il pouvait espérer bâtir une autre existence. Grace Cole, avant de le quitter, lui reprochera sa "foutue quête de la violence", cette violence contagieuse qui, passant par lui comme un courant haute tension, ravage tous ceux qu'il aime, au point qu'il ne peut plus s'entourer que d'êtres semblables à lui. Peu à peu s'estompe la frontière entre les monstres et leur chasseur, même si demeure la barrière fragile du mobile : tuer parce que c'est "juste" ou tuer par pur plaisir. Et cette barrière est si ténue, en définitive, que dans "Gone, Baby gone", un tueur en série qu'il a envoyé ad patres le hante et lui murmure, patient :
"Patrick, je t'attends".

C'est d'ailleurs dans ce roman-là qu'il atteint ce qu'il appelle le "seuil critique", face au spectacle insoutenable d'un corps martyrisé. Le point de rupture, celui qui fait céder le barrage et pleurer toutes les larmes de son corps. La rencontre avec le mal dans toute sa nudité, sa crudité. A peine parvient-il encore à s'en ouvrir à Angie Gennaro:

"— Mais je ne peux pas, Ange. Je ne peux plus. Dès que j'y repense ne serait-ce qu'une seconde, que je revois cette pièce, j'ai envie de mourir. Je ne veux pas continuer comme ça, porter ça en moi toute ma vie. Je veux mourir pour faire disparaître ces images."


Et ce n'est pas un hasard si, confronté brutalement au mal comme à une entité propre agissant au travers des hommes, il se tourne vers Dieu :

"Bon, d'accord, je crois en Vous. Mais je ne suis pas sûr de Vous aimer.

[...] J'ai regardé encore un moment les flammes des bougies vaciller, inspiré à plusieurs reprises pour m'imprégner de la tranquillité ambiante, puis fermé les yeux en espérant parvenir à la transcendance, la grâce, la sérénité ou n'importe quel état du même genre auquel les bonnes sœurs m'avaient appris à aspirer lorsque le monde devient trop dur à supporter".


Son innocence perdue lambeau après lambeau, il cherche asile spirituel à l'instant précis où il sait que ce qui s'est enfui ne pourra se retrouver, qu'il est devenu un autre, et que le fantôme de son père est aujourd'hui un jumeau menaçant qui l'attend dans le miroir.

A présent, nous allons laisser Patrick Kenzie au bas de l'escalier, prisonnier de toutes les ombres de sa vie. Laissons-le en compagnie de ses fantômes les plus poignants : les enfants, tous ceux qui hantent ses aventures, in absentia le plus souvent : les mioches mal aimés, battus, enlevés, ceux qui fuguent et finissent sous les ponts, tous ces chiots perdus qui ressemblent tant aux gamins de Dorchester au milieu desquels courait Patrick pour échapper à son père. Tous ceux qui tentaient d'échapper à un mauvais destin, et ont fini tueurs, détectives, victimes ou bourreaux:

"Ils étaient des milliers. Des milliers d'absents. Une population entière. Une portée de petits êtres égarés avant même d'avoir eu le temps de vivre. Bon nombre d'entre eux étaient sans doute morts à l'heure actuelle. Quelques-uns, j'en étais certain, avaient été retrouvés, toujours dans un état plus terrible qu'avant leur disparition. Les autre dérivaient, flottant à travers notre paysage comme un cirque ambulant, traversant le cœur de nos villes comme des bips sur un moniteur, dormant sur la pierre, les plaques d'égoût ou les matelas mis au rebut, les joues creuses et le teint cireux, les yeux vides et les cheveux infestés de poux."

Courir ne suffit pas. Encore faut-il choisir la bonne direction.

Venez, il ne nous reste qu'une allumette. Remontons un instant à la lumière, voulez-vous. La prochaine fois, nous ferons quelques pas de plus dans les corridors obscurs. Et nous les ferons en compagnie de Teddy Daniels, personnage aussi complexe et attachant, dans son genre, que le détective Patrick Kenzie.

En attendant, savourez la lumière du jour... et à très bientôt.

Gaëlle

PS : La série des Kenzie-Gennaro peut se lire en désordre, mais pour mieux savourer l'évolution des personnages, il vaut mieux opter pour une lecture chronologique. Bonne lecture à tous !