31 décembre 2013

Confiteor de Jaume Cabré : ensorcelantes fleurs du mal



«Une fois qu’on a goûté à la beauté artistique, la vie change. Une fois qu’on a entendu chanter le chœur Monteverdi, la vie change. Une fois qu’on a contemplé Vermeer de près, la vie change. Quand on a lu Proust, on n’est plus le même. Ce que je ne sais pas, c’est pourquoi.»



Pourquoi, longtemps après avoir refermé Confiteor, le roman de l’écrivain catalan Jaume Cabré, a-t-on le sentiment d’avoir été le lecteur privilégié d’un de ces romans qui vous transforment et vous accompagnent une vie entière, que l’on pourra lire et relire sans en épuiser la richesse ? Peut-être parce qu’il embrasse plusieurs siècles et une infinité de destins plus fascinants les uns que les autres, et malaxe le temps comme une matière première au service de l’histoire qu’il raconte. Ou parce qu’il déploie une véritable originalité stylistique sans jamais sacrifier la profondeur humaine des personnages ni le rythme de son récit. Ou encore parce qu’il allie une construction vertigineuse et une haute exigence romanesque à une fluidité et à un humour qui font que sa lecture n’est jamais écrasante ou fastidieuse. C’est peut-être ça, le secret. Savoir écrire un roman éblouissant qui n’oublie jamais d’être simple et accessible, en un mot qui n’oublie jamais son lecteur. Et Jaume Cabré, qui ne nous prend pas pour des cerveaux atrophiés, s’adresse à notre intelligence autant qu’à notre sensibilité. Car si Confiteor demande au lecteur une qualité d’attention (Rêvassez en le lisant et vous passerez du XXème siècle au XIIIème dans la même phrase sans avoir compris comment !), il lui rend tout cela au centuple, l’émeut, le chamboule et le bouleverse tout en lui prodiguant les joies de l’esprit, multipliant les clins d’œil et les motifs dont le retour çà et là donne au roman des allures de symphonie aux mouvements virtuoses. Sans oublier qu’en jouant avec le je et le il, Jaume Cabré n'invente rien de moins que le zoom littéraire ! Et le temps de vous y habituer, vous savourerez la liberté qui se dégage de ce procédé, la  proximité qu'il offre avec les personnages.

Vous me direz tout ça est bien beau, mais de quoi s’agit-il ? Confiteor déploie des dizaines de destins à travers le temps, de récits dans l’histoire. Mais tous ces destins tournent telle la roue de l’univers autour d’Adrià Ardèvol, un personnage très attachant que nous suivons de l’enfance à la mort, un érudit qui, après avoir grandi tant bien que mal entre un père autoritaire et secret et une mère qui voulait faire de lui un violoniste, a tenté durant des années d’écrire un essai sur la nature du mal avant de reconnaître son échec, de retourner les pages du manuscrit et d’écrire sur l’envers le récit de sa vie avant que sa mémoire ne soit détruite par Alzheimer. C’est le thème central de Confiteor : l’impossibilité de parler du mal de manière abstraite, et que le seul moyen de le faire soit au travers d’une histoire, d'une myriade de récits enchâssés les uns dans les autres. La victoire de la fiction sur l’analyse intellectuelle. C’est pourquoi, bien que ce roman déborde d’érudition, il n’est jamais intellectuel et nous plonge sans cesse plus avant dans la matière romanesque. Avec le mal que l’on fait sciemment ou malgré soi, celui que l’on subit, vient le désir ou le refus de la rédemption. Dans ce roman se croisent différentes figures du mal qui se répondent à travers les siècles, de l’Inquisition à la Deuxième guerre mondiale en passant par l’Espagne franquiste : des profiteurs de guerre et de misère, des tortionnaires et des justiciers, mais également des hommes et des femmes en quête de rédemption. Le mal commis a-t-il un caractère irréparable ? Peut-on, comme le déclare un des personnages du livre, «réparer chez quelqu’un le mal qu’on a fait à quelqu’un d’autre ?» La beauté et l’art peuvent-ils nous consoler du mal, à défaut de nous en préserver ?


Dans ce roman balayé par le vent d’une histoire d’amour tourmentée, la chaleur de ces longues amitiés qui se plaisent à refaire sans cesse le monde, le déchirement de ce qui n’est plus, vous entendrez souvent parler d’un violon d’exception, le Vial, que son histoire jalonnée de convoitises et de crimes a marqué de cicatrices. Vous ferez la connaissance d’un Cow-boy et d’un Indien flegmatiques ponctuant de leurs commentaires sagaces les affres du héros. Vous compatirez aux blessures narcissiques d’un talentueux violoniste qui échoue à être un grand romancier et s’empale régulièrement sur les critiques littéraires acerbes de son meilleur ami, parce que la question Comment as-tu trouvé mon livre ? est «La seule qu’un auteur ne peut pas poser impunément, sans courir le risque qu’on y réponde.»

Enfin, vous apprendrez «qu’un livre qui ne mérite pas d’être relu ne méritait pas davantage d’être lu.» Et que ce qui le rend digne du privilège de la relecture, c’est «La capacité de fasciner le lecteur ; de le faire s’émerveiller de l’intelligence qui se trouve dans le livre qu’il relit, ou de la beauté qu’il génère.»
Je ne vois pas quelle meilleure définition je pourrais donner de Confiteor. Alors n’oubliez pas, pour commencer en beauté cette nouvelle année, de vous offrir ce bonheur de lecture en guise d’étrennes.


Gaëlle Nohant