Bonjour !
Comme vous voyez, suivant l'exemple de beaucoup d'entre vous dont la prolixité m'épate et me sidère car de toute évidence, elle ne nuit pas à la qualité... je tente d'adopter un rythme de croisière. Et hop, un autre billet. Je vous avais promis un autre petit plaisir victorien, mais comme je me délecte à lire les dernières nouvelles du monsieur en question et n'ai aucune envie de hâter ma lecture (quelle horreur !), je vous propose une petite séance dvd en guise d'entracte.
D'abord, il faut que je vous confesse qu'il m'arrive de me tromper, c'est à dire de choisir un film selon les critères de l'assistance présente ("un bon film, léger, souriant !"), et en fait... disons que quelque chose déraille en cours de route...
En voici deux exemples : durant les vacances, j'ai proposé à la cantonnade Disparitions, un film de Christopher Hampton avec Emma Thompson (une de mes actrices chéries) et Antonio Banderas (que je chéris moins, mais bon, chacun ses goûts et il faut laisser sa chance à un acteur de nous épater dans un autre registre !). La jaquette disait : "Un film entre Missing et le Sixième sens". Alléchant , vous en conviendrez. J'avais quand même un léger doute : ce film se situait-il plutôt du côté de Missing, ou de côté du Sixième sens ? Bref. Nous nous installâmes un soir de douce fatigue après une journée bretonne, prêts à nous délasser.
Et là... ce film est l'histoire d'un metteur en scène de théâtre (Banderas) marié à une journaliste courageuse (Emma Thompson). Ils s'aiment profondément et ont une fille un peu maigrichonne mais douce et charmante. Seul hic : ils vivent en Argentine, pendant la dictature militaire. Aïe aïe aïe... dès le départ, quand des Ford Falcone vertes arrivent en trombent devant leur maison et enlèvent la journaliste, on sent que pour le côté léger, il faudra repasser plus tard. Mais on est encore loin du compte ! J'aurais dû me méfier, ce film a reçu les applaudissements d'Amnesty International. Disons qu'il est digne de figurer fièrement aux côtés de Midnight Express, de la Liste de Schindler et du Choix de Sophie. Vous me direz, et le côté "Sixième sens", dans tout ça ?
Eh bien : le mari de la jeune femme qui a rejoint la foule des disparus, tous ces étudiants, ces femmes, ces hommes, ces enfants et ces gamines qui se sont évaporés dans la nature un beau jour, sans qu'on retrouve d'eux autre chose qu'une paire de lunettes, une chaussure, un ours en peluche ou un cahier déchiré... Mais notre héros a un don. Il touche le parent d'un de ces disparus, et il a des flashes... et on voudrait bien que le réalisateur ait eu la gentillesse de nous épargner ces flashes, mais ce serait trop facile, naturellement : il voit (et nous aussi, par le fait) torturer des gosses, violer des filles, il voit des tortionnaires jouir du spectacle et rivaliser d'inventivité pour réduire l'humain à l'état de bête implorante... il voit sa femme écartelée, tenaillée, il la voit se battre, seule, abandonnée à ses bourreaux. Il la perd, tout le temps, comme si son amour la dérobait à lui au lieu de le guider vers elle.
Parfois, il voit quelqu'un s'échapper, celui-là va s'en sortir, peut-être.
Ce film est un thriller, et le pire, c'est que si le tissu du film est une fiction admirablement construite, jouée et réalisée, en dessous palpite une vérité historique impossible à regarder de plein fouet. Le seul moment de paix du film, disait en riant un des spectateurs le lendemain, c'est lorsque le medium se rend dans une hacienda, sorte d'arche de Noë dans la tempête, que tiennent deux rescapés d'Auschwitz... parenthèse : ils ont bien choisi leur villégiature, ceux-là ! Après les camps, la junte militaire, et le repaire d'une grande partie de leurs anciens bourreaux nazis ! C'est ce qui s'appelle le FLAIR.
Alors, est-ce que je conseille ce film ? Oui, et non. Oui à ceux qui s'en sentent la force, parce que c'est un film superbe, et courageux, puisqu'il dit au moyen de la fiction (selon moi et beaucoup d'autres plus intelligents, le meilleur moyen qui soit !) une vérité nécessaire. Oui, parce qu'encore aujourd'hui, en Argentine, des archéologues essaient d'assembler de grands puzzles à partir de minuscules bouts d'os pour tenter d'identifier des corps disparus dont le deuil n'a pu se faire. Oui, parce que tous les militaires qui ont perpétué ces forfaits ont été graciés par le président Carlos Menem. Il est si facile de gracier des bourreaux, de les réintégrer en douce ou ouvertement parmi les cadres de la société. Mais seules les victimes devraient avoir ce droit, comme celui de pardonner, et elles gisent six pieds sous terre dans le désert argentin, dévorées par les animaux, tandis que leurs familles espèrent encore les voir un jour franchir la porte de la maison. Pas de corps, pas de deuil possible.
Mais je peux aussi vous le déconseiller, car je ne suis pas sûre qu'il soit nécessaire d'assister à ces tortures pour avoir l'échine hérissée par ce qui s'est passé là-bas, ce que l'homme est capable de faire à l'homme, ici ou dans d'autres parties du monde, encore et toujours, à l'heure où je vous parle. Je ne suis pas sûre que montrer tout soit un préambule obligatoire. Je pense même que l'image comporte des dangers latents. Celui du voyeurisme, par exemple. Celui de confondre une réalité historique avec le dernier film d'horreur. J'ai lu Le Choix de Sophie, je n'ai pas eu besoin de le VOIR, même si j'aime beaucoup Meryl Streep. Je n'en ai pas eu besoin. Le livre, les mots, me hantent encore. Primo Levi me suffit pour toucher l'intouchable qui brûle les doigts, le pays où "il n'y a plus de pourquoi". Je me souviens avoir été glacée par la visite d'Auschwitz, ces montagnes de lunettes, de cheveux, de valises avec les noms des propriétaires dessus, écrits soigneusement par l'espoir... Cela valait toutes les images de tortures. On ne ressort pas vivant d'une chambre à gaz. Il est difficile d'y entrer avec une caméra. C'est presque un blasphème. Et pourtant, j'aime la Liste de Schindler, peut-être parce que c'est une FICTION, et que par là-même, elle n'entre pas dans Auschwitz, même si elle fait semblant. Elle l'effleure seulement, avec une certaine délicatesse, et permet l'identification aux personnages : y compris au bourreau nazi joué par Ralph Fiennes, et surtout à Oscar Schindler, ce beau personnage complexe et ambigü. C'est une fiction, pas un documentaire. Disparitions est aussi une fiction, me direz-vous, mais qui montre tellement l'inmontrable qu'elle m'a posé davantage de questions. Non que je doute des intentions du réalisateur, de son engagement, de celui des acteurs. Je parle juste de l'impact du film sur moi. Je ne suis pas sûre que j'aurais envie de montrer ce film à des adolescents. Je crois que je préfèrerais qu'ils lisent Isabel Allende, ou d'autres auteurs latino-américains. Mais ça n'engage que moi, c'est une affaire très personnelle. Et de ce film je retiens aussi cette image lancinante et sobre d'une procession silencieuse portant des pancartes demandant des comptes au gouvernement, mendiant des renseignements sur les disparus, une certitude de la mort ou de la vie, un lieu où déposer son chagrin, une tombe, même faite de tourbe et d'herbe sauvage. Et les sanglots brisés d'une mère qui entend les cris de sa fille torturée, derrière une porte. Là, pas besoin d'image supplémentaire.
Deuxième exemple, mais à l'échelle de nos vies humaines banales, faites de joies, de déceptions, de batailles, de solitudes, de traversées du tunnel et d'éblouissements : Tendres passions avec Shirley Mac Laine, Debra Winger, Jack Nicholson...peut-être étais-je parmi les seules personnes sur terre à ne pas avoir vu ce film... mais je l'imaginais comme tendre, profond et caustique. Il est cela, tout cela. La partition, là encore, est superbement jouée. Les relations inversées entre une mère et sa fille élevée sans père, le superbe personnage de la fille jouée par une Debra Winger radieuse, capable d'aimer sa mère en dépit de ses crasses, de sa folie, de ses côtés abusifs, de ses jugements sur sa vie, capable de lui pardonner de ne l'avoir jamais laissée être une enfant insouciante...
Mais ensuite, cela se gâte. Je ne vous en dis pas plus mais j'ai fini ravinée par les larmes, mon homme dans le même état, et il m'a dit en riant : "Encore un choix très pertinent, dans le genre léger !".
Cela dit, nous ne regrettons pas une seconde de l'avoir vu, attention. Et celui-là peut être montré à des adolescents sans crainte. L'humour est là, ce raffinement humain qui escorte les désespoirs de la vie, fidèlement, et nous sauve la vie, nous permet même de survivre, parfois, à l'intolérable, même si on y laisse pas mal de larmes, je vous préviens. "L'humour, c'est la politesse du désespoir", dit Cioran.
J'ajouterais à cette définition superbe : un bien précieux, à cultiver sans cesse, à travailler. Un très beau film, mais si vous avez un gros coup de blues, soignez-le d'abord... A moins que ce film n'agisse comme un électrochoc. En bref : faites comme vous voulez !
Maintenant, pour les mélancoliques incurables de la rentrée, un remède judicieux, préalablement testé sur des sujets consentants, les mêmes que précédemment:
C'est une série télé, Medium, à voir en anglais si possible (en français les enfants ont des voix à gifler, ce qui est bien dommage mais fréquent), avec la délicieuse Patricia Arquette. L'ayant ratée au cours de l'année (elle passait à une heure tardive sur M6), je me suis procurée la saison 1 pour les vacances... un petit bonheur.
Le thème : Allison Dubois, jeune femme de trente ans, mère de trois charmantes filles, Ariel, Bridgette et Marie (encore bébé) et épouse d'un astro-physicien très compréhensif, fait un stage chez le procureur et poursuit par correspondance des études d'avocate dans l'espoir de retrouver un travail qui l'éloignerait un peu des couches culottes et des devoirs d'école.
Signe particulier : chaque nuit elle cauchemarde et se réveille en sursaut, ce qui réveille du même coup sa moitié. Ces cauchemars, dont la noirceur en général se teinte d'étrangeté et de comique (comme le font nos rêves), sont le démarrage de chaque épisode. La différence avec nos cauchemars, c'est que ceux d'Allison Dubois se réalisent. Ou vont se réaliser. Ou se sont déjà réalisés. Sans compter les morts qui lui parlent à trois heures du matin dans sa chambre à coucher, ceux qui lui murmurent des secrets sur un lieu de crime... on n'aimerait pas être à sa place, ni à celle de son mari, lequel joue à merveille : c'est un mari idéal, plein d'humour et de rationnalisme, très amoureux de sa femme qui se qualifie elle-même de "psychic, or psycho, as you want". Assez vite, Allison se détourne de la carrière d'avocate (moins commode à mener quand on sait tout de suite ce que le client vous cache), et va trouver un travail dans ses cordes : consultante mystère auprès du "district attorney" (procureur) sur les affaires difficiles. Vous me direz : c'est trop facile, si elle voit tout ! Hop, un flash, et l'affaire est résolue. Non non, ce n'est pas SI facile. D'abord, ses rêves sont une matière brute à interpréter, il faut qu'elle enquête à partir d'indices aux contours brouillés, comme Freud le faisait à partir des rêves de ses patients. Ensuite, ce ne sont que des bribes de réminiscences qui mélangent le réel et le fantasme, sa propre vie et celle des victimes, le présent, le passé et l'avenir...
et quand elle est enrhumée, tout ce chaos déraille complètement ! Ajoutons qu'elle devient aveugle quand il s'agit de ses proches, et n'a pas plus d'intuition féminine ou maternelle qu'une ménagère de base. Et... il faut coordonner tous ces "indices" irrationnels avec la rectitude pointilleuse d'une procédure judiciaire, ce qui n'est pas une mince affaire. Exemple: comment peut-on faire admettre comme preuve recevable à un procès que le corps d'un adolescent a été déterré grâce à l'instinct d'une médium ? Outre ces problèmes quotidiens, Allison en a d'autres, mélange de préoccupations terre à terre (se chamailler avec son mari sur le sujet sensible de qui amènera les filles à l'école, se faire engueuler parce qu'elle sort en pleine nuit pour visiter une scène de crime, appelée deréchef par le procureur, ne pas pouvoir assister au gala de fin d'année de ses filles, avoir toujours l'impression d'être une mère insuffisante et une professionnelle qui ne donne pas assez) et de soucis liés à sa particularité : une de ses filles se lie avec un fantôme, son mari se plaint de ne jamais pouvoir passer une nuit tranquille, ou que les "rêves" de sa femme lui réfrigèrent un peu la libido au réveil...
Chaque épisode est construit différemment, ce qui ajoute au charme de l'ensemble et au bonheur du jeu des acteurs, que ce soit Allison elle-même, parfaite, son mari, l'excellent jake Weber, le procureur ou les filles, lesquelles ont chacune une sacrée personnalité.
La série a été inspirée par le film Intuitions où Cate Blanchett jouait le rôle d'une medium mère de famille, mais mère célibataire, et disons que le film était plus noir. Là, on rit autant qu'on tremble. Aucune restriction pour les âmes sensibles.
Régalez-vous, et n'ayez crainte, même si les deux exemples précédemment cités vous ont prouvés que je pouvais aussi plomber l'atmosphère d'une bonne soirée entre amis d'un coup d'un seul, par le seul choix d'un bon dvd. Non, trêve de plaisanterie : dans ma liste, il n'y a que des bons films. A vous de faire vos choix, selon vos humeurs, et disons que pour le blues de rentrée, Medium me paraît on ne peut plus approprié.
Il paraît qu'il y a une vraie Allison Dubois, dont voici la photo. Jolie comme tout, mais... je plains son mari, et elle, la pauvre ! Je ne lui trouve pas tant de cernes sous les yeux, avec la vie qu'elle mène. Les journalistes de magazines féminins devraient se ruer chez elle pour lui demander ses secrets de maquillage...
A part ça, je n'ai pas d'opinion ou de croyance particulière envers les médiums. C'est le genre de choses que je préfère ignorer, comme les tables tournantes et les filles possédées. Les visiteurs réguliers de mon blog l'auront compris. Mais je sais que la police travaille régulièrement avec des gens qui se disent médiums, tentant de faire le tri entre les charlatans et les visionnaires... il paraît que parfois, ils y trouvent de l'aide. Je n'en sais pas plus. Pour davantage de détails, s'adresser au FBI, aux R.G. ou à la police nationale.
A très bientôt ! Je tiens des cadences infernales. Jusqu'où irai-je ?
Gaëlle
PS n°1 : A ceux et celle qui trouveraient que mon billet manque un peu de liant, je fais remarquer que d'une part le premier film et la série télé parlent de ces mêmes phénomènes tellement liés à l'affectivité, qui vont du "sixième sens" au flash médiumnique, et où la vision s'obscurcit quand elle touche à ceux qu'on aime trop, un peu comme les médecins répugnent à soigner leurs proches... et d'autre part, que le film n°2 et la série Médium traitent de ces grands-écarts permanents que sont nos vies, anormales (ou paranormales) ou pas, entre aspirations et couches-culottes, ambition professionnelle et culpabilité maternelle, difficulté à faire tenir une famille debout sans trop de casse, sans parler d'un couple, exercice périlleux s'il en est !
PS n°2 : Pour les patients et ceux dont la rentrée a vidé le porte-monnaie : selon le site consacré, la deuxième saison de la série médium commencera sur M6 à partir du 26 mars prochain. Avec ce que je vous en ai dit, même sans avoir vu la première, vous devriez vous débrouiller ! Et sinon, entre temps, Noël sera venu avec son cortège de cadeaux... certain site internet soldait l'an dernier les séries télé à moitié prix, pour les fêtes... auraient-ils la brillante idée de recommencer cette année ? Prions, mes frères. Et surtout, si vous croisez une Ford Falcone verte, faites gaffe, surtout si elles sont plusieurs, et à la file indienne...
28 août 2006
24 août 2006
Rien de tel qu' une touche d'humour victorien
Bonjour à tous et à toutes !
Eh oui, me revoilà. J'étais rentrée depuis deux jours que je me disais déjà qu'il fallait que je vous trouve un petit sujet sympathique pour le retour de vacances, lequel est, chacun le sait, des plus difficiles. J'ai pris quelques leçons chez Anitta, qui a soigné mon léger blues de retour de Bretagne par quelques éclats de
rire, et ça y est, je suis à point. Du reste, je suis ravie de vous retrouver. Cela me console grandement d'avoir laissé la Manche aux mille reflets à quelques 900 km de moi, son ciel changeant à chaque instant... quelques petites visites à droite à gauche sur les blogs amis et j'étais déjà regonflée à bloc!
Alors d'abord je tiens à dédier ce billet à Holly Golightly. Parce qu'elle partage mon amour inconditionnel des auteurs victoriens, parce qu'elle sait bien mieux que moi savourer toutes les nuances de leur humour, et en V.O. s'il vous plaît !, tandis que la feignasse que je suis dois tenter d'en profiter en français : heureusement que les traducteurs existent, sans quoi ma vie serait moins belle... et Holly traduit aussi, ce qui m'épate, moi qui me contente de regarder des films en V.O. sans oser me passer de sous-titres... voyez comme je suis téméraire. Et puis, parce que Dickens, dont il sera ici question, est peut-être son auteur préféré, si l'on écarte James Mathiew Barrie. Enfin, s'il fallait une dernière raison, la plus essentielle peut-être : parce qu'elle partage, comme beaucoup d'entre vous j'en suis sûre, mon goût pour les romanciers, les vrais conteurs, ceux qui nous embarquent où ils veulent sur un claquement de doigt.
C'est vrai qu'il y a des gens talentueux qui réussissent ce petit miracle en confiant des choses intimes de leur vie (Oui, Anitta ! Tu n'échapperas pas à cet hommage), ou comme Tatiana qui tisse de belles histoires sous son figuier, ou d'autres encore qui laissent parler leur âme à travers poèmes et prose intimiste, telles Wictoria, Audrey H, et j'en oublie... mais ils sont rares. Je crois (mais Holly connaît la référence exacte, je n'en doute pas) que le philosophe Gilles Deleuze dit dans son abécédaire que tout le monde peut raconter le cancer de sa grand-mère, que ça sera forcément touchant, mais que ça ne fera pas de vous un romancier. Il ajoute qu'un romancier, c'est quelqu'un qui parle pour ceux qui ne peuvent pas parler, à leur place, dans leur peau. J'adhère totalement à ce propos. Cela demande d'avoir l'oreille fine, et beaucoup de patience. D'abord, il faut faire silence en soi, se mettre en position de guetteur. Attendre parfois interminablement, un peu comme le peintre attend l'oiseau dans le poème de Prévert. Puis, peu à peu, le personnage pointe son nez. Il se dessine, prend corps. Ensuite, il faut parfois enquêter, suivre ses traces pour mieux lui donner chair. De toute façon et dans tous les cas, il faut sortir de soi pour se laisser habiter par lui, et lui laisser le champ libre. Il sera bon et méchant, subtil ou bête à pleurer, il vous agacera ou vous séduira, de toute façon, vous l'aimerez, vous apprendrez à le connaître, et si vous lui laissez la bride sur le cou, il apportera comme un grand courant d'air dans votre petit cerveau. Et le roman prendra son envol. Se mettre dans la peau de l'autre, de tous les autres, les petits et les grands, les vaniteux et les timides, ceux qui vous toisent et ceux dont on écrase les pieds. C'est toute la beauté de la chose. Moi qui suis misanthrope à mes heures (c'est à dire souvent), quand j'écris j'aime tous les fantômes qui me rendent visite, y compris les salopards de la pire espèce. Et je ne suis pas Balzac ou Dickens, loin s'en faut !
Aujourd'hui, je vais donc vous présenter quelques extraits de romans caustiques, tendres, à mourir de rire ou à sourire. Le premier d'entre eux est un petit livre de Dickens, réédité par le Serpent à Plumes : les Chroniques de Mudfog. Mais avant d'entrer dans le vif du sujet, je voulais vous faire partager le coup de cœur que j'ai eu pour sa préface, signée Pierre Gripari. Oui, Pierre Gripari, qui fut et restera toujours pour moi l'auteur des Contes de la rue Broca, qui ont bercé ma petite enfance : la sorcière du placard à balai, la poupée Scoubidou, les deux chaussures qui s'aiment d'amour, vous vous souvenez ? Bref. Là, il parle de Dickens, et quelque chose me dit que ses mots devraient plaire à Holly, ainsi qu'à beaucoup d'autres... Place à monsieur Gripari :
"... ici je me permets d'être partial, passionné, intraitable, même : les gens qui n'aiment pas Dickens sont des gens qui ont une faille, une fêlure... Il leur manque un petit quelque chose.
Je devais avoir treize ans quand je l'ai découvert ; d'abord par le David Copperfield(hélas légèrement abrégé) de la collection Nelson, et ensuite par la traduction intégrale (ce qui à l'époque était rarissime) de Dombey et Fils, publiée par les éditions Desclée de Brouwer, un peu avant la Deuxième Guerre mondiale.
Encore maintenant, quand j'y reviens, ces livres me fascinent. David et le petit Paul Dombey sont pour moi des intimes, des garçons avec qui je vis, dans lesquels je me retrouve, dont je partage les hantises, les craintes, les élans, les obstinations, les rancunes. Nous avons été, eux et moi, bénis par les mêmes puissances, maudits par les mêmes enchanteurs, suivis du même regard ambigu des mêmes fées, tantôt bonnes, tantôt mauvaises. Leur auteur est pour moi un grand-frère, un oncle bien-aimé, un parrain, un guide, un de ces grands morts qui vous prennent par la main, de l'enfance à la tombe, et remplacent le Dieu absent. Si je ne l'avais pas connu, mais vie ne serait sûrement pas ce qu'elle est. [...]
Tout d'abord, c'est un homme qui a des comptes à régler avec sa famille, son enfance et la société. Excellente motivation pour un écrivain ! Il n'est pas bon, pour un artiste, d'être à l'aise dans sa peau, dans son milieu, dans son univers. S'il y est trop bien, il est aveugle, il ne voit pas ce qui l'entoure, il se contente, à ses heures de loisir, de chercher à se distraire... Une vocation d'écrivain, pour être solide, suppose une situation d'inconfort, un déracinement, un porte-à-faux.
Le résultat de cet état de choses, c'est que le grand auteur est toujours plus ou moins pessimiste, et cela quelle que soit son idéologie.
Il en est de même de Dickens. Cet antipapiste est au fond un catholique romain qui s'ignore ; cet anglican déteste le protestantisme ; ce défenseur des femmes en péril est instinctivement et profondément misogyne. Il pense, avec raison, que l'on peut, que l'on doit toujours améliorer la condition des hommes, mais il ne croit pas sérieusement à la perfectibilité de l'espèce humaine. Il propose des réformes, et parfois, les obtient. Mais il sait, au fond de lui-même, que rien ne sera résolu, jamais, que les meilleures institutions se détériorent à l'usage et qu'il faudra toujours, toujours recommencer.
[...] Ajoutons qu'il possède en commun avec ces puritains qu'il déteste le sens profond du mal, de la perversité. Il y a, dans son œuvre, au moins cinq ou six personnages démoniaques, irrachetables, sans pardon. Or, loin de nous dégoûter, ces personnages nous attirent : on se réjouit littéralement toutes les fois qu'ils apparaissent dans le cours du récit, nous avons besoin d'eux comme les chrétiens ont besoin du diable. Avec cela ils sont tous différents, et doués d'une présence affolante.
[•••]
Rien de tout cela n'empêche que notre auteur soit bon, et même profondément gai, ce qui donne à tous ses récits, même les plus noirs, un ton de cordialité affectueuse, de compassion drolatiquee, et fait de lui le plus touchant, le plus aigu des caricaturistes.
Il part, bien entendu, de l'observation du réel, et nul ne saurait ignorer l'importance des souvenirs personnels dans David Copperfield, mais aussi dans Nicholas Nickleby et dans La Petite Dorrit. Seulement la réalité, pour lui, n'est qu'un point de départ. C'est un vrai romancier, DONC ce n'est PAS un réaliste. Comme Balzac ou Hugo, comme Zola ou Mishima, comme tous les vraiment grands, c'est d'abord un conteur, un trouver d'histoires et un visionnaire. Son monde, il ne le décrit pas, il ne le reproduit pas ni ne le photographie : il le rêve, le projette, l'enfante. [...] ...il a compris ceci, que la vraie tâche du romancier, ce n'est pas de faire connaître la société de son temps, ce qui est un travail d'historien ou d'économiste ; c'est de faire connaître les fantasmes de son temps."
Vive les fantasmes, la réalité subjective, les histoires saignantes et les personnages incarnés. Et hop, sans transition, entrons dans le vif du sujet. Mudfog, c'est une petite ville de province fictive dont le nom est constitué de deux éléments qui donnent envie de s'y installer illico : la boue et le brouillard. On s'y voit. Dickens était encore jeune quand il écrivit cette série de portraits caustiques à souhait, une galerie de personnages hauts en couleurs peuplant cette bonne ville. De petits bonshommes aux idéaux élevés mais aux idées courtes, des matrones, des professeurs loufoques réunis en congrès au service de "l'Association de Mudfog pour l'avancement de toute chose", et traitant des sujets les plus divers... de la nécessité de créer des maternelles pour les puces afin qu'elles se joignent aux forces vives du pays, à cette idée ingénieuse pour occuper les jeunes gens de la bonne société sans que leurs "loisirs" provoquent trop de ravages en ville : un des professeurs présents, M. Nezdecuivre (NB : Prière aux éditeurs de ce livre : pourquoi ne pas laisser les noms propres en anglais, et les traduire en bas de page ??) propose de consacrer un terrain très large, clôturé, à la récréation nocturne de ces jeunes gens :
"L'espace ainsi clos devrait être doté de grandes routes, de barrières à péage, de ponts, de villages miniatures et de tous les objets susceptibles de contribuer au confort et à la gloire des Clubs de voitures à quatre chevaux, de sorte que leurs membres n'aillent pas voir ailleurs. [...] Il y aurait aussi des becs de gaz dont les globes pourraient être brisés par douzaines à peu de frais, et de larges trottoirs sur lesquels les gentlemen pourraient faire rouler leurs cabriolets à chaque fois qu'ils auraient l'esprit à rire — pour que leur plaisir soit complet, on engagerait des piétons dans les usines. Ceux-ci recevraient une rétribution raisonnable. L'endroit étant entièrement clôturé, et donc à l'abri des regards curieux, rien ne s'opposerait à ce que les gentlemen se dépouillent de toute pièce d'habillement qui interférerait avec leurs divertissements, ni d'ailleurs à ce qu'ils se promènent sans vêtement aucun, si tel était leur bon plaisir."
Seul problème : le défoulement des jeunes nobles implique en guise de dessert de passer à tabac une victime choisie, si possible à six contre un. Qu'à cela ne tienne : on créera une force de police spéciale constituée d'automates, produit de l'imagination talentueuse du Signor Gagliardi :
" Celui-ci avait produit de vraies merveilles, notamment un policier, un cocher de fiacre, ou une vieille dame d'une vérité criante, lesquels se déplaçaient jusqu'au moment où ils se faisaient rosser par un jeune homme — bien réel celui-là. Mieux, s'ils se faisaient agresser par six ou huit nobles ou gentilhommes, ils s'écroulaient sur le sol, poussaient des gémissements divers, suppliaient leurs agresseurs de les épargner, rendant ainsi l'illusion complète et le plaisir complet."
Le professeur a pensé à tout : on installera des prisons de luxe pour que les gentils garçons y passent la nuit avant de comparaître devant des juges, lesquels seront eux-aussi des automates. Deux ou trois objections sont alors émises dans l'assistance :
"Le Professeur Statik : "Votre projet me paraît présenter une faille. Vos magistrats sont très bien, mais il leur manque la parole.
A peine eût-il prononcé ces mots que M. Nezdecuivre actionna un petit ressort dissimulé dans chacun des deux prototypes de magistrats qui reposaient sur la table ; l'un s'exclama aussitôt, avec éloquence, qu'il était sincèrement désolé de voir de tels gentlemen dans une situation aussi embarrassante, et l'autre s'inquiéta de savoir si le policier n'avait pas agi sous l'emprise de la boisson.
D'un même cœur tous les membres de la section ovationnèrent l'inventeur et déclarèrent que son œuvre donnait satisfaction sur tous les points."
Sur ce, je vous laisse en suspens... car d'ici quelques jours, je vous présenterai un auteur irrésistible de la même époque, et je ne voudrais pas que vous vous dilatiez trop la rate d'un coup. Et puis j'ai souvent regretté amèrement mon inaptitude à faire court... alors... disons que j'ai pris une bonne résolution de rentrée !
J'espère, cela dit, que mon petit billet vous aura donné envie de lire ou de relire Dickens... Il y a deux ans, sur un coup de tête, je me suis lancée dans "De grandes espérances", et je ne l'ai plus lâché avant la dernière page. Un pur bonheur.
Les Chroniques de Mudfog ne sont pas à proprement parler un récit, mais en guise d'apéritif, c'est excellent !
Bonne soirée, à vous qui aimez les histoires, au cinéma, au théâtre, ou plongés dans un bon livre au coin du feu, puisque nous n'avons plus l'âge qu'on nous les lise au lit, ou qu'une vieille nanny nous berce de contes horrifiques pendant que le vent hurle sur la lande, comme le faisait celle des enfants Brontë !
Gaëlle
Eh oui, me revoilà. J'étais rentrée depuis deux jours que je me disais déjà qu'il fallait que je vous trouve un petit sujet sympathique pour le retour de vacances, lequel est, chacun le sait, des plus difficiles. J'ai pris quelques leçons chez Anitta, qui a soigné mon léger blues de retour de Bretagne par quelques éclats de
rire, et ça y est, je suis à point. Du reste, je suis ravie de vous retrouver. Cela me console grandement d'avoir laissé la Manche aux mille reflets à quelques 900 km de moi, son ciel changeant à chaque instant... quelques petites visites à droite à gauche sur les blogs amis et j'étais déjà regonflée à bloc!
Alors d'abord je tiens à dédier ce billet à Holly Golightly. Parce qu'elle partage mon amour inconditionnel des auteurs victoriens, parce qu'elle sait bien mieux que moi savourer toutes les nuances de leur humour, et en V.O. s'il vous plaît !, tandis que la feignasse que je suis dois tenter d'en profiter en français : heureusement que les traducteurs existent, sans quoi ma vie serait moins belle... et Holly traduit aussi, ce qui m'épate, moi qui me contente de regarder des films en V.O. sans oser me passer de sous-titres... voyez comme je suis téméraire. Et puis, parce que Dickens, dont il sera ici question, est peut-être son auteur préféré, si l'on écarte James Mathiew Barrie. Enfin, s'il fallait une dernière raison, la plus essentielle peut-être : parce qu'elle partage, comme beaucoup d'entre vous j'en suis sûre, mon goût pour les romanciers, les vrais conteurs, ceux qui nous embarquent où ils veulent sur un claquement de doigt.
C'est vrai qu'il y a des gens talentueux qui réussissent ce petit miracle en confiant des choses intimes de leur vie (Oui, Anitta ! Tu n'échapperas pas à cet hommage), ou comme Tatiana qui tisse de belles histoires sous son figuier, ou d'autres encore qui laissent parler leur âme à travers poèmes et prose intimiste, telles Wictoria, Audrey H, et j'en oublie... mais ils sont rares. Je crois (mais Holly connaît la référence exacte, je n'en doute pas) que le philosophe Gilles Deleuze dit dans son abécédaire que tout le monde peut raconter le cancer de sa grand-mère, que ça sera forcément touchant, mais que ça ne fera pas de vous un romancier. Il ajoute qu'un romancier, c'est quelqu'un qui parle pour ceux qui ne peuvent pas parler, à leur place, dans leur peau. J'adhère totalement à ce propos. Cela demande d'avoir l'oreille fine, et beaucoup de patience. D'abord, il faut faire silence en soi, se mettre en position de guetteur. Attendre parfois interminablement, un peu comme le peintre attend l'oiseau dans le poème de Prévert. Puis, peu à peu, le personnage pointe son nez. Il se dessine, prend corps. Ensuite, il faut parfois enquêter, suivre ses traces pour mieux lui donner chair. De toute façon et dans tous les cas, il faut sortir de soi pour se laisser habiter par lui, et lui laisser le champ libre. Il sera bon et méchant, subtil ou bête à pleurer, il vous agacera ou vous séduira, de toute façon, vous l'aimerez, vous apprendrez à le connaître, et si vous lui laissez la bride sur le cou, il apportera comme un grand courant d'air dans votre petit cerveau. Et le roman prendra son envol. Se mettre dans la peau de l'autre, de tous les autres, les petits et les grands, les vaniteux et les timides, ceux qui vous toisent et ceux dont on écrase les pieds. C'est toute la beauté de la chose. Moi qui suis misanthrope à mes heures (c'est à dire souvent), quand j'écris j'aime tous les fantômes qui me rendent visite, y compris les salopards de la pire espèce. Et je ne suis pas Balzac ou Dickens, loin s'en faut !
Aujourd'hui, je vais donc vous présenter quelques extraits de romans caustiques, tendres, à mourir de rire ou à sourire. Le premier d'entre eux est un petit livre de Dickens, réédité par le Serpent à Plumes : les Chroniques de Mudfog. Mais avant d'entrer dans le vif du sujet, je voulais vous faire partager le coup de cœur que j'ai eu pour sa préface, signée Pierre Gripari. Oui, Pierre Gripari, qui fut et restera toujours pour moi l'auteur des Contes de la rue Broca, qui ont bercé ma petite enfance : la sorcière du placard à balai, la poupée Scoubidou, les deux chaussures qui s'aiment d'amour, vous vous souvenez ? Bref. Là, il parle de Dickens, et quelque chose me dit que ses mots devraient plaire à Holly, ainsi qu'à beaucoup d'autres... Place à monsieur Gripari :
"... ici je me permets d'être partial, passionné, intraitable, même : les gens qui n'aiment pas Dickens sont des gens qui ont une faille, une fêlure... Il leur manque un petit quelque chose.
Je devais avoir treize ans quand je l'ai découvert ; d'abord par le David Copperfield(hélas légèrement abrégé) de la collection Nelson, et ensuite par la traduction intégrale (ce qui à l'époque était rarissime) de Dombey et Fils, publiée par les éditions Desclée de Brouwer, un peu avant la Deuxième Guerre mondiale.
Encore maintenant, quand j'y reviens, ces livres me fascinent. David et le petit Paul Dombey sont pour moi des intimes, des garçons avec qui je vis, dans lesquels je me retrouve, dont je partage les hantises, les craintes, les élans, les obstinations, les rancunes. Nous avons été, eux et moi, bénis par les mêmes puissances, maudits par les mêmes enchanteurs, suivis du même regard ambigu des mêmes fées, tantôt bonnes, tantôt mauvaises. Leur auteur est pour moi un grand-frère, un oncle bien-aimé, un parrain, un guide, un de ces grands morts qui vous prennent par la main, de l'enfance à la tombe, et remplacent le Dieu absent. Si je ne l'avais pas connu, mais vie ne serait sûrement pas ce qu'elle est. [...]
Tout d'abord, c'est un homme qui a des comptes à régler avec sa famille, son enfance et la société. Excellente motivation pour un écrivain ! Il n'est pas bon, pour un artiste, d'être à l'aise dans sa peau, dans son milieu, dans son univers. S'il y est trop bien, il est aveugle, il ne voit pas ce qui l'entoure, il se contente, à ses heures de loisir, de chercher à se distraire... Une vocation d'écrivain, pour être solide, suppose une situation d'inconfort, un déracinement, un porte-à-faux.
Le résultat de cet état de choses, c'est que le grand auteur est toujours plus ou moins pessimiste, et cela quelle que soit son idéologie.
Il en est de même de Dickens. Cet antipapiste est au fond un catholique romain qui s'ignore ; cet anglican déteste le protestantisme ; ce défenseur des femmes en péril est instinctivement et profondément misogyne. Il pense, avec raison, que l'on peut, que l'on doit toujours améliorer la condition des hommes, mais il ne croit pas sérieusement à la perfectibilité de l'espèce humaine. Il propose des réformes, et parfois, les obtient. Mais il sait, au fond de lui-même, que rien ne sera résolu, jamais, que les meilleures institutions se détériorent à l'usage et qu'il faudra toujours, toujours recommencer.
[...] Ajoutons qu'il possède en commun avec ces puritains qu'il déteste le sens profond du mal, de la perversité. Il y a, dans son œuvre, au moins cinq ou six personnages démoniaques, irrachetables, sans pardon. Or, loin de nous dégoûter, ces personnages nous attirent : on se réjouit littéralement toutes les fois qu'ils apparaissent dans le cours du récit, nous avons besoin d'eux comme les chrétiens ont besoin du diable. Avec cela ils sont tous différents, et doués d'une présence affolante.
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Rien de tout cela n'empêche que notre auteur soit bon, et même profondément gai, ce qui donne à tous ses récits, même les plus noirs, un ton de cordialité affectueuse, de compassion drolatiquee, et fait de lui le plus touchant, le plus aigu des caricaturistes.
Il part, bien entendu, de l'observation du réel, et nul ne saurait ignorer l'importance des souvenirs personnels dans David Copperfield, mais aussi dans Nicholas Nickleby et dans La Petite Dorrit. Seulement la réalité, pour lui, n'est qu'un point de départ. C'est un vrai romancier, DONC ce n'est PAS un réaliste. Comme Balzac ou Hugo, comme Zola ou Mishima, comme tous les vraiment grands, c'est d'abord un conteur, un trouver d'histoires et un visionnaire. Son monde, il ne le décrit pas, il ne le reproduit pas ni ne le photographie : il le rêve, le projette, l'enfante. [...] ...il a compris ceci, que la vraie tâche du romancier, ce n'est pas de faire connaître la société de son temps, ce qui est un travail d'historien ou d'économiste ; c'est de faire connaître les fantasmes de son temps."
Vive les fantasmes, la réalité subjective, les histoires saignantes et les personnages incarnés. Et hop, sans transition, entrons dans le vif du sujet. Mudfog, c'est une petite ville de province fictive dont le nom est constitué de deux éléments qui donnent envie de s'y installer illico : la boue et le brouillard. On s'y voit. Dickens était encore jeune quand il écrivit cette série de portraits caustiques à souhait, une galerie de personnages hauts en couleurs peuplant cette bonne ville. De petits bonshommes aux idéaux élevés mais aux idées courtes, des matrones, des professeurs loufoques réunis en congrès au service de "l'Association de Mudfog pour l'avancement de toute chose", et traitant des sujets les plus divers... de la nécessité de créer des maternelles pour les puces afin qu'elles se joignent aux forces vives du pays, à cette idée ingénieuse pour occuper les jeunes gens de la bonne société sans que leurs "loisirs" provoquent trop de ravages en ville : un des professeurs présents, M. Nezdecuivre (NB : Prière aux éditeurs de ce livre : pourquoi ne pas laisser les noms propres en anglais, et les traduire en bas de page ??) propose de consacrer un terrain très large, clôturé, à la récréation nocturne de ces jeunes gens :
"L'espace ainsi clos devrait être doté de grandes routes, de barrières à péage, de ponts, de villages miniatures et de tous les objets susceptibles de contribuer au confort et à la gloire des Clubs de voitures à quatre chevaux, de sorte que leurs membres n'aillent pas voir ailleurs. [...] Il y aurait aussi des becs de gaz dont les globes pourraient être brisés par douzaines à peu de frais, et de larges trottoirs sur lesquels les gentlemen pourraient faire rouler leurs cabriolets à chaque fois qu'ils auraient l'esprit à rire — pour que leur plaisir soit complet, on engagerait des piétons dans les usines. Ceux-ci recevraient une rétribution raisonnable. L'endroit étant entièrement clôturé, et donc à l'abri des regards curieux, rien ne s'opposerait à ce que les gentlemen se dépouillent de toute pièce d'habillement qui interférerait avec leurs divertissements, ni d'ailleurs à ce qu'ils se promènent sans vêtement aucun, si tel était leur bon plaisir."
Seul problème : le défoulement des jeunes nobles implique en guise de dessert de passer à tabac une victime choisie, si possible à six contre un. Qu'à cela ne tienne : on créera une force de police spéciale constituée d'automates, produit de l'imagination talentueuse du Signor Gagliardi :
" Celui-ci avait produit de vraies merveilles, notamment un policier, un cocher de fiacre, ou une vieille dame d'une vérité criante, lesquels se déplaçaient jusqu'au moment où ils se faisaient rosser par un jeune homme — bien réel celui-là. Mieux, s'ils se faisaient agresser par six ou huit nobles ou gentilhommes, ils s'écroulaient sur le sol, poussaient des gémissements divers, suppliaient leurs agresseurs de les épargner, rendant ainsi l'illusion complète et le plaisir complet."
Le professeur a pensé à tout : on installera des prisons de luxe pour que les gentils garçons y passent la nuit avant de comparaître devant des juges, lesquels seront eux-aussi des automates. Deux ou trois objections sont alors émises dans l'assistance :
"Le Professeur Statik : "Votre projet me paraît présenter une faille. Vos magistrats sont très bien, mais il leur manque la parole.
A peine eût-il prononcé ces mots que M. Nezdecuivre actionna un petit ressort dissimulé dans chacun des deux prototypes de magistrats qui reposaient sur la table ; l'un s'exclama aussitôt, avec éloquence, qu'il était sincèrement désolé de voir de tels gentlemen dans une situation aussi embarrassante, et l'autre s'inquiéta de savoir si le policier n'avait pas agi sous l'emprise de la boisson.
D'un même cœur tous les membres de la section ovationnèrent l'inventeur et déclarèrent que son œuvre donnait satisfaction sur tous les points."
Sur ce, je vous laisse en suspens... car d'ici quelques jours, je vous présenterai un auteur irrésistible de la même époque, et je ne voudrais pas que vous vous dilatiez trop la rate d'un coup. Et puis j'ai souvent regretté amèrement mon inaptitude à faire court... alors... disons que j'ai pris une bonne résolution de rentrée !
J'espère, cela dit, que mon petit billet vous aura donné envie de lire ou de relire Dickens... Il y a deux ans, sur un coup de tête, je me suis lancée dans "De grandes espérances", et je ne l'ai plus lâché avant la dernière page. Un pur bonheur.
Les Chroniques de Mudfog ne sont pas à proprement parler un récit, mais en guise d'apéritif, c'est excellent !
Bonne soirée, à vous qui aimez les histoires, au cinéma, au théâtre, ou plongés dans un bon livre au coin du feu, puisque nous n'avons plus l'âge qu'on nous les lise au lit, ou qu'une vieille nanny nous berce de contes horrifiques pendant que le vent hurle sur la lande, comme le faisait celle des enfants Brontë !
Gaëlle
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