«Je pense que la majorité des auteurs n’ont réellement qu’une ou deux choses à dire dans leur vie entière. Mais comme ils n’arrivent pas à en accoucher, ils construisent des palais de mémoire élaborés pour abriter la phrase toute simple qu’ils essaient de formuler. Puis, quand ils ont fini ce sur quoi ils travaillent, ils se disent : «Non, ce n’était pas tout à fait ça.» Et alors, ils doivent recommencer à écrire.»
Robert Goolrick fait partie des ces écrivains venus tardivement à la littérature pour se tailler d’entrée une place parmi les plus grands. Il a eu une vie avant d’écrire des romans. Vie brisée dans son premier élan, quand il avait quatre ans. Il s’est construit avec cette cassure pour colonne vertébrale, blessure invisible et inconsolable. Ce que Goolrick a à dire touche sans doute à la fin de l’innocence, inévitable et irréparable. Mais aussi à l’amour, cette réparation lumineuse de l’être qui peut vous entraîner dans un tourbillon destructeur. Et enfin, à la bonté, qui est «la seule chose qui compte. La seule chose qui restera de nous après notre départ. Le seul véritable argent qu’on ait en banque.»
L’amour, la bonté, la fin de l’innocence. Autour de ces motifs, Goolrick bâtit des romans puissants où la terre tiède abrite les passions des hommes, leurs émerveillements et leur violence. Car c’est sur une terre précise que nous vivons, souffrons, aimons et mourons. La tragédie personnelle de Goolrick, qu’il a racontée avec talent et force dans Féroces, s’est jouée il y a cinquante ans en Virginie. Féroces, où comment une famille idéale engendra les pires tourments, les pires mensonges, les pires cruautés. Ces mémoires en forme de tour de force littéraire, qui laissent le lecteur exsangue, firent la notoriété de Robert Goolrick.
Avec son dernier roman, Arrive un Vagabond, il retourne dans ces terres du sud irriguées par le sang des siècles, les fracas de la guerre de Sécession, l’amertume figée des vieilles rancunes, les échines raidies par la ségrégation, et dans le même temps fertiles, généreuses et sensuelles, où s’alanguit la douceur de vivre. C’est sur ces terres de Virginie qu’arrive un beau matin Charlie Beale, au volant de son pick up, avec une valise remplie de couteaux de boucher et une autre remplie de billets de banque. Nous sommes en 1948, et il vaut mieux être blanc et croyant pour vivre heureux à Brownburg, cette bourgade modeste où de braves gens habitent les uns à côté des autres dans de petites maisons blanches équipées de vérandas sous lesquelles on sirote sa bière ou son thé glacé le soir venu. Charlie cherchait juste «un ptit coin à lui.» Il va ravir le cœur de tous en quelques semaines, en particulier du boucher Will Haislett, de sa femme Alma et de leur petit garçon Sam, pour lequel il devient un deuxième père. Charlie s’attache à ce môme comme s’il était le sien.
«L’enfance est l’endroit le plus dangereux qui soit. Personne n’en sort indemne. Charlie sentait de plus en plus dans son cœur cette injonction : il ne deviendrait pas l’une des cicatrices de la vie de Sam.»
Mais il est des choses qu’on ne décide pas, comme le lui rappelle son ami Will :
« Comme m’a dit un jour Sam Mohler, alors que j’étais tout jeune, ajouta Will en riant : « Tu sais, je crois que les gens décident assez tôt dans la vie s’ils vont être heureux ou pas. Et ensuite, ils s’y tiennent. » Bon, c’était juste un mois avant qu’il se fasse renverser dans son propre jardin par le fils de Jackson Woody, un gamin de seize ans qui conduisait en état d’ébriété. »
Charlie Beale avait échafaudé plusieurs projets pour être heureux ; tomber amoureux n’en faisait pas partie. Jusqu’au jour où il croise la route de Sylvan Glass, femme fatale enfantée par la misère. Elle appartient à un autre, qui l’a achetée pour le prix d’une ferme et d’un camion. Leur rencontre incandescente enclenche les rouages du destin. Les héroïnes de Goolrick sont fatales parce qu’elles sont malheureuses, et décidées à sortir du malheur coûte que coûte. Sylvan Glass n’est pas une mauvaise fille, c’est une Marylin Monroe émouvante et pulpeuse égarée dans une vie qui n’est pas la sienne. Il y a dans ce roman fort, âpre et envoûtant des accents de Pat Conroy, Harper Lee ou Flannery O’Connor. On y respire l’odeur de la terre fraichement retournée, de la poussière, du sang versé. Une merveille.
Si Sylvan Glass est fatale malgré elle, ce n’est pas le cas de Catherine Land, mystérieuse jeune femme que Ralph Truitt, entrepreneur prospère, a achetée par correspondance «pour le prix d’une paire de bottes.» Nous sommes en 1907, et les protagonistes d’Une Femme simple et honnête sont plongés dans l’hiver glacial du Wisconsin, ses terres gelées, ses étendues sauvages effacées par la neige. L’éblouissant premier roman de Goolrick est un roman américain qui n’eût pas déplu à Dickens et à Thackeray. Face à face dans une contrée sauvage où vivent de petites gens, un homme et une femme qui dissimulent leur nature profonde et leurs cicatrices. Catherine Land, parce qu’elle a l’intention d’épouser cet homme et de l’empoisonner à l’arsenic pour hériter de sa fortune. Ralph Truitt, pour cacher le fond de son âme trouble, les douloureuses ténèbres qui la nimbent. «Homme d’affaires rural cherche épouse fiable», avait spécifié Ralph dans sa petite annonce. Le hasard — ou le destin — y répond avec une ironie consommée. Ce roman prenant, âpre et poétique, avance sur un fil tendu entre deux êtres complexes, changeants, en perpétuelle mutation.
L’amour est une rédemption possible, mais il répare et tue dans le même mouvement, au point que l’on ne sait jamais ce qui l’emportera, de la pulsion de vie ou du la pulsion de mort. Robert Goolrick n’a pas son pareil pour décrire les transports de la chair. La sexualité, l’extase, voilà l’élixir de vie qui fait tourner le monde, en assurant l’ordre et le désordre. Elle est cette puissance immorale et hors la loi qui entraîne parfois vers la chute, mais prodigue aussi toutes les consolations, les résurrections.
«La vie a un charme qui jamais ne s’étiole. Même au cœur de la nuit terrifiante, la vie tend vers la grâce et jamais cette grâce ne nous abandonne.»
Si Robert Goolrick n’a qu’une ou deux choses à dire, il les dit avec tant de virtuosité et de force romanesque qu’il serait dommage de vous en priver. Bonne rentrée.
Gaëlle Nohant