«Il
faut bien que nous vivions, malgré la chute de tant de cieux. Telle était à peu
près la situation de Constance Chatterley. La guerre avait fait écrouler les
toits sur sa tête. Et elle avait compris qu’il faut vivre et apprendre.»
En 1960 à Londres eut lieu un des procès les plus importants dans l’histoire de la libération des mœurs. Il opposait les éditions Penguin à la couronne d’Angleterre, et devait établir si L’Amant de Lady Chatterley, roman interdit depuis plus de trente ans, était de nature à dépraver ou à corrompre son lectorat. Au terme d’un procès très médiatisé où des dizaines de témoins célèbres — parmi lesquels E.M Forster, Helen Gardner, Cecil Day Lewis ou Rebecca West — défilèrent à la barre pour défendre le roman de D.H. Lawrence, le jury répondit non à ces deux questions et le livre put enfin paraître au grand jour. Dans les heures suivant le procès, le grand public se rua dans les librairies qui se retrouvèrent en rupture de stock, et L’Amant de Lady Chatterley se vendit en quelques semaines à plus de trois millions d’exemplaires, permettant aux éditions Penguin de réaliser leur plus grand coup littéraire.
Pourtant, il y avait de quoi choquer dans
cette histoire, et pas uniquement parce qu'elle racontait une liaison passionnée entre un garde-chasse et la femme de son maître. Imaginez une jeune aristocrate dépérissant auprès d’un mari
rentré invalide de la guerre de 14. Imaginez Constance Chatterley, jadis
pulpeuse et féminine, vieillissant avant l’âge dans un corps devenu inutile et
sec, forcé à l’abstinence. Imaginez-la, au bout d’un hiver sans fin, retrouvant
soudain la sève de sa vie au moment même où la douceur du printemps réveille le bois. Au
lieu de sacrifier sa vie à son mari et de trouver des joies spirituelles à son
mariage, cette «longue union de toute
une vie», cette «chose longue, lente,
durable» dont Clifford, son époux, prétend qu’elle peut se passer de
l’intimité sexuelle, imaginez la vibrant d’un désir de liberté, aspirant à
défaire un à un les fils qui l’arriment à Clifford et à revenir à la vie.
«Elle
sentait qu’elle allait mourir si rien de nouveau ne survenait.»
Le bois l’appelle, débordant de la
vitalité sensuelle de la nature. Au détour d’une promenade, Constance y
rencontre l’Homme des Bois au contact duquel elle va reprendre goût à la vie.
Une vie où le désir ne sera plus caché, malade ou honteux, mais fécond,
profondément libre et confiant d’avoir chassé les peurs profondes de l’être.
«Constance
rentra lentement, comprenant la profondeur de cette autre chose qui était en
elle. Un autre moi vivait en elle, fondant, brûlant et doux dans ses entrailles
; et, de tout ce moi, elle adorait son amant. Elle l’adorait jusqu’à sentir en
marchant faiblir ses genoux.»
Au procès de 1960, un archevêque déclara
à la barre qu’il aimait que D.H. Lawrence, dans ce roman, ait redonné son caractère
sacré à l’acte sexuel. Il est vrai que ce grand romancier anglais longtemps
ravalé au rang de pornographe partageait avec Victor Hugo la conviction qu’une
rencontre sexuelle profonde et amoureuse atteignait à la transcendance. Que
cette expérience charnelle et mystique avait le pouvoir de régénérer les
amants, de les rendre à leur moi véritable. La vérité des êtres révélée par le
sexe. Dieu effleuré en baisant. Saluons cet archevêque qui fut capable de lire
un grand roman autrement qu’à travers le prisme d’un moralisme étroit, et d’en
exprimer la beauté sans détours.
«La
vie n’est acceptable que si l’esprit et le corps vivent en bonne intelligence,
s’il y a un équilibre entre eux, et s’ils éprouvent un respect naturel l’un
pour l’autre», écrivait Lawrence
en préface de son roman. En tant que romancier, il observait avec crainte la
déshumanisation du monde, ce glissement de l’homme vers la machine qui allait
de pair avec l’industrialisation, le rétrécissement des forêts, le recul de la
part sauvage en chacun de nous. Dans L’Amant de Lady Chatterley, la forêt
est mangée par les mines, les usines crachant leur sinistre fumée, et cet
univers de sueur et de grisaille abrite des êtres qui ne vivent plus que
mécaniquement, à l’aveuglette. Dans ce qui reste de bois, protégés par cette
enclave éphémère, Constance Chatterley et Oliver Mellors peuvent se rencontrer,
se désirer et finalement s’aimer, affirmant la persistance d’un bonheur
terrestre délivré des convenances et de tout ce qui tue le corps et l’âme.
«Ce
n’était pas vraiment de l’amour. Ce n’était pas de la volupté. C’était une
sensualité aiguë et brûlante comme le feu, et qui transformait l’âme en amadou.
Et ce feu brûlait et détruisait les hontes les plus profondes, les plus
vieilles hontes, aux endroits les plus secrets.»
Je vous encourage à (re)découvrir ce
superbe roman, que l’on ne saurait réduire à un roman érotique bien qu’il le
soit puissamment, car il est avant tout l’histoire de la renaissance d’une
femme et de l’homme libre que cette femme débusqua au fond des bois pour le
ramener au monde. De quoi bien démarrer cette année qui, je l’espère, sera
heureuse et féconde pour le corps et pour l’esprit.
Gaëlle Nohant