19 mai 2015

Kate Atkinson et le conte des 1001 vies




 "Les gens vous demandent toujours de quoi parle votre livre, et en général j'invente une réponse car je ne sais pas de quoi parle mon livre (à part de moi), mais si on me poussait dans mes retranchements, je crois que je répondrais qu' Une vie après l'autre parle de ce que c'est qu'être anglais. Pas seulement en réalité, mais aussi de ce que nous sommes dans notre imaginaire."


On avait découvert Kate Atkinson avec Dans les coulisses du musée, son premier roman, merveille d’émotion, de drôlerie et de profondeur. Depuis, elle a écrit d’autres livres, dont une série policière teintée d’une fantaisie très anglaise. Une vie après l’autre, sorti en janvier dernier, est un roman à l’ambition démesurée qui tient ses promesses. Peut-être parce que Kate Atkinson a atteint ce moment de sa vie d’auteur où on a les moyens de ses ambitions et le courage de dépasser l’horizon de ce qu’on sait faire.

Une vie après l’autre raconte l’histoire d’Ursula Tod, qui naît dans la campagne anglaise au cœur de l'hiver 1910. Elle naît et meurt aussitôt, étranglée par son cordon ombilical. A la page suivante, elle naît de nouveau, comme si les aiguilles du temps avaient reculé pour lui donner une seconde chance. Et cette fois, malgré la neige qui obstrue les routes, le médecin n’est pas resté bloqué et sera là à temps pour lui sauver la vie. Mais il faudra plus d’une deuxième chance à Ursula, car elle semble avoir le chic pour se retrouver au mauvais endroit au mauvais moment : elle se noie à quatre ans, fait une chute mortelle en tentant de rattraper un jouet que son frère a jeté par la fenêtre, succombe à la grippe espagnole, sous les coups d’un mari violent, ou bien à la faim et la misère en 1944 dans un Berlin de fin du monde... Et chaque fois, la scène originelle, neige et sauvetage du nouveau-né in extremis, se rejoue en ce matin d’hiver 1910, comme dans Un jour sans fin, ce film irrésistible où Bill Murray demeurait prisonnier du même jour quoiqu’il fasse.




«Et si nous avions la chance de recommencer encore et encore jusqu’à ce que nous finissions par ne plus nous tromper ? Ce ne serait pas merveilleux ?» C’est sur cette phrase d’Edward Beresford Tod que s’ouvre le roman, et elle jalonne le récit sous la forme d’une devise que scande Sylvie, la pragmatique mère de l’héroïne : «Practice makes perfect»,  qu'on peut traduire par : c’est en forgeant qu’on devient forgeron. On ne saura jamais pourquoi Ursula est gratifiée de ces vies multiples, mais ce don, qui tient du cadeau et de la malédiction, englobe sa vie et celles qui lui sont contiguës dans une trame mouvante où ne cessent de s’approfondir, d’une variation à l’autre, ses relations aux autres, tandis que s’exacerbe sa sensibilité au monde. Dans ses premières vies, Ursula est plutôt émotive et introvertie, observant un retrait prudent ou angoissé que ses morts brutales, qui lui laissent des traces mnésiques sous forme de pressentiments et de frayeurs inexplicables, viennent conforter. Elle attend que les autres la définissent et lui donnent un but, et cette stratégie s’avèrera plus dangereuse qu’autre chose. Une poignante mélancolie émane de cette héroïne qui se cogne à l’étendue de ce qui lui échappe et frôle dans le brouillard les fantômes de ses vies précédentes, à la manière du petit Danny de Shining. Autour du noyau joyeux et chaleureux de la maison familiale de Fox Corner, où prospèrent les enfants, les chiens et les renards, errent des ombres menaçantes, entre les hantises remontées des tranchées de 14-18, le mystère glaçant d’une petite fille retrouvée assassinée, les ravages de la grippe espagnole... Plus tard viendront les fracas des bombardements incessants du Blitz, les flammes des avions touchés en plein vol, les corps disloqués. C’est le problème quand on naît à l’orée de deux guerres mondiales, on a peu de chances d’arriver sain et sauf de l’autre côté et de ne pas perdre des gens qu’on aime en chemin.

Au delà de tous ces récits imbriqués dans l’histoire, dont les personnages attachants ou monstrueux vous accompagneront longtemps, de la courageuse Mme Wolf, chef de l’équipe des secouristes volontaires du Blitz, à l’excentrique tante Izzie en passant par l’écervelée Eva Braun, Une vie après l’autre vient questionner la liberté de nos choix et leur battement d’aile de papillon, et souligne avec talent que la vie n’est sans doute qu’un apprentissage plus ou moins douloureux, plus ou moins heureux, illuminé par nos belles rencontres et nos instants de grâce. Le lecteur captivé aiguise son attention, guettant le cliquetis des engrenages qui font basculer le destin d’Ursula est des siens, et rien n’est vain ni gratuit dans cet exercice romanesque de haute voltige où chaque vie de l’héroïne influence les suivantes de manière subtile et profonde, l’aguerrissant peu à peu, la poussant à sortir de sa coquille pour jouer sa partition dans un monde à feu et à sang. Passionnant de bout en bout, vertigineux dans sa construction et par son originalité, ce roman où le drame est indissociable de l’humour et de la tendresse est un hommage virtuose à l’infinité de possibles qu’abrite la vie humaine la plus modeste.

«Elle avaient fini leur thé et Izzie dit : «Attends une seconde, je vais me repoudrer le bout du nez. Demande l’addition, veux-tu ?»
Ursula attendait patiemment son retour quand soudain la terreur s’abattit sur elle avec la rapidité d’un oiseau de proie. L’appréhension de quelque chose d’inconnu, mais d’extrêmement menaçant. La menace la concernait personnellement, ici, au milieu des tintements polis des petites cuillers sur les soucoupes. Elle se leva en renversant sa chaise. La tête lui tournait et elle avait un voile de brouillard devant la figure. Comme de la poussière de  bombe, songea-t-elle, et pourtant elle n’avait jamais été bombardée.»