20 février 2014

Donna Tartt, the secret writer



«Un cœur égaré. Le fétichisme du secret. Ces gens comprenaient, comme moi, les méandres obscurs de l’âme, les chuchotements et les ombres, l’argent qui glisse d’une main à l’autre, le mot de passe, le code, le second soi, toutes les consolations cachées qui élevaient la vie au-dessus de l’ordinaire et faisaient qu’elle valait la peine d’être vécue.»



Ce n’est pas un hasard si Donna Tartt entra en littérature avec The Secret History (Le Maître des Illusions). Ni si elle confesse que Stevenson est un des auteurs qui l’a le plus marquée, précisant qu’il y a un peu du Dr Jekyll et de Mister Hyde dans chacun de ses romans. Et ce n’est pas non plus un hasard si les héros de ses trois romans sont des jeunes gens dont la construction en tant qu’individus et la survie s’organisent autour de secrets qui sont à la fois leurs fardeaux et leurs talismans. Cohérente, Donna Tartt choisit d’envelopper d’ombres et de secret les patientes gestations de ses œuvres pour n’émerger publiquement qu’une fois par décade, à la sortie d’un nouveau roman, donnant quelques interviews en pâture à la presse et à ses fans avant de regagner une existence discrète et cachée. Si nos secrets sont précieux, c’est qu’ils sont l’empreinte agissante de ce «second moi» que nous réprimons tout en aspirant parfois à le lâcher dans le monde dans toute sa violence et sa frénésie. Celui qui participe au processus de l’écriture et sans lequel le roman qu’on écrit serait restreint aux limites étriquées de notre conscient. Nous gardons secrets ce que nous ne pouvons assumer au grand jour, ce qui nous pèse et nous forge, ce qui nous a été confié, ce que nous avons découvert mais souhaitons enclore au fond de nous. Le thème central des romans de Donna Tartt, c’est peut-être cette part de notre nature contre laquelle nous luttons en vain car «nous ne pouvons refuser qui nous sommes.» Dans Le Maître des Illusions, premier roman virtuose et palpitant, Julian Morrows, charismatique professeur de langues anciennes d’une bande d’étudiants surdoués et dandys, prononce ce discours prophétique: 

«Il est dangereux d’ignorer l’existence de l’irrationnel. Plus une personne est cultivée, intelligente, réprimée, plus elle a besoin d’une méthode pour canaliser les impulsions primitives qu’elle s’est efforcée d’éliminer. Sinon ces forces puissantes et archaïques vont s’amasser et grandir jusqu’à se libérer, d’autant plus violentes qu’elles ont été retardées, et souvent assez brutales pour anéantir complètement la volonté.»

Il ne soupçonne pas la force avec laquelle ces mots résonneront aux oreilles de ces étudiants qu’il veut voir promis à un avenir brillant, « les joues lisses, la peau douce, bien élevés et riches.» Une force tellurique les entraînant vers un séisme annoncé dès le brillant prologue, où l’auteur, par la bouche du narrateur Richard Papen, nous apprend qu’ils finiront par tuer un de leurs amis. Car si Donna Tartt aime tendre ses intrigues autour d’un suspense implacable, ce qui l’intéresse n’est pas la résolution du meurtre mais bien le chemin qui conduit un être éduqué, intelligent et sensible, à commettre des actes susceptibles de ruiner son existence. La romancière a beau aimer ses jeunes protagonistes, elle les plonge sans scrupules dans un monde hostile duquel les parents sont absents, qu’ils soient morts, éloignés ou négligents. Ils sont, telle Harriet Cleve-Dufresnes dans Le Petit Copain, livrés à leurs propres ressources face aux dangers auxquels les expose ce «second soi» qui les pousse à s’écarter du droit chemin. Le lecteur tremble pour cette petite Harriet à l’intelligence tranchante dont le cœur est rongé de solitude, de fureur et de désarroi depuis que le meurtre de son frère Robin a anéanti la vie et la joie de sa famille. Tremble de la voir lancée à onze ans dans le projet de châtier l’assassin de son frère, projet qui l’amènera à côtoyer les dangereux et poignants frères Ratliff, bande de pieds nickelés qui compte un ex-taulard paranoïaque et brutal, un prédicateur baptiste, un doux simple d’esprit et un junkie hanté, et à approcher de trop près ces serpents venimeux que les prêcheurs manipulent dans leurs transes publiques, au cœur de ce Mississipi envoûtant et poisseux où Donna Tartt a elle-même grandi. Si Harriett se démène et se confronte à des dangers mortels, c’est pour tenter de survivre au drame qui a plongé sa famille dans un marasme mélancolique et mortifère telle la lave pétrifiant Pompéi. 



Quant à Theo Decker, jeune protagoniste de son dernier roman, Le Chardonneret, il perd sa mère bien-aimée à treize ans dans un attentat terroriste au Metropolitan Museum. Cette explosion qui arrête le cours de sa vie en fixera les données immuables : Le vide torturant laissé par une mère lumineuse, un amour fou pour une jeune musicienne, la rencontre avec un antiquaire auquel il liera son destin et enfin le secret sous la forme d’un tableau, Le Chardonneret, qu’il emporte avec lui sur une impulsion. Trimballant avec lui ce trésor encombrant et dangereux, livré à lui-même, bringuebalé d’un appartement cossu de Park Avenue à la banlieue désertique de Las Vegas avant de rentrer à New York, Théo réalise non sans douleur que le temps passant il ressemble davantage à son père, ce looser impénitent prisonnier de ses combines et de ses trahisons, car «nous ne choisissons pas notre cœur.» Du monde arcane des dealers et des voyous aux sphères ouatées de la haute société new-yorkaise où le désespoir et la lassitude de vivre se rencognent dans les alcôves de vies fondées sur la toute puissance de l’argent et l’obligation de la réussite, Théo s’efforce de se construire tant bien que mal entre ce à quoi il aspire et ce que veut son cœur. Sur son chemin chaotique, il rencontre Boris, irrésistible voyou russe qui devient son meilleur ami et lui demande un jour : « Et si notre méchanceté et nos erreurs étaient la matière même qui détermine notre destinée et nous amène vers le bien?»

Cette question plane en filigrane sur les trois romans d’une romancière qui vous invite dans un univers romanesque où le chemin de la résilience passe par les drogues, les mauvaises rencontres et les périls, mais aussi par les amours déchirantes, les amitiés qui sauvent, les mains qui vous rattrapent dans la vide. Ils sont rares, les écrivains qui savent tout faire à l’instar du grand Dickens, passant avec la même virtuosité de l’humour à la profondeur psychologique, du suspense dramatique au chuchotement de l’intime. Donna Tartt est de ceux-là, elle est aussi rare que douée, aussi n’ajouterai-je que deux mots : lisez-la.

Gaëlle Nohant


«Sauf qu’il y a une chose que je voudrais vraiment vraiment qu’on m’explique. Que fait-on quand on est la victime d’un cœur périlleux ? Que fait-on si ce cœur, pour ses propres raisons insondables, vous mène directement vers une nuée au rayonnement ineffable, loin de la santé, de la vie domestique, de la responsabilité civique, vous déconnecte de tout ancrage social, de toute vertu platement commune et, au lieu de cela, vous conduit droit vers un éblouissant incendie, tout de ruine, d’immolation et de désastre ? [...] Si votre moi le plus profond chante et vous amadoue pour vous guider directement vers le feu de joie, vaut-il mieux tourner les talons ? Se boucher les oreilles avec de la cire ? Ignorer toute la gloire perverse que vous crie votre cœur ? Prendre la voie qui vous mènera consciencieusement vers la norme : horaires raisonnables et carrière, New York Times et brunch du dimanche, tout cela assorti de la promesse de devenir, on ne sait comment, une meilleure personne ? Ou, comme Boris, est-ce mieux de foncer tête baissée, dans un éclat de rire, dans la fureur sacrée qui vous appelle ?»