2 avril 2010

Carlos Ruiz Zafon et la Rose de Feu



« Quand une bibliothèque disparaît, quand un livre se perd dans l'oubli, nous qui connaissons cet endroit et en sommes les gardiens, nous faisons en sorte qu'il arrive ici. Dans ce lieu, les livres dont personne ne se souvient, qui se sont évanouis avec le temps, continuent de vivre en attendant un jour entre les mains d'un nouveau lecteur, d'atteindre un nouvel esprit.

C'était une belle idée, pourtant, celle du « Cimetière des livres oubliés. » Faire d'une poignée d'élus les gardiens d'une bibliothèque en péril, charger chacun de la survie d'un livre dont il serait en quelque sorte le parrain... Oui mais voilà, si Carlos Ruiz Zafon aime les histoires à tiroirs et les intrigues épaisses de sept cent pages, s'il a lu et relu Dickens, Eugène Sue et autres Dumas et s'est abondamment nourri à la source de la meilleure littérature populaire, celle qu'il écrit est pimentée de démesure et de baroque. A l'espagnole. Le sang ne s'y égoutte pas précieusement, il s'y vide en mares écarlates, et les cadavres jonchent la quête des héros.

Du même coup, le Cimetière des livres oubliés, ce lieu humide et suintant caché dans les profondeurs de Barcelone, a des allures de crypte abritant des livres qui sont autant de vampires assoiffés guettant le sang frais. Deux romans, L'Ombre du vent et Le Jeu de l'ange ; deux héros franchissant à leur tour la porte du Cimetière des livres oubliés, et choisissant un livre dans ce labyrinthe (qui n'abrite pas forcément, d'ailleurs, de bons livres, puisque le seul critère est la menace de leur disparition.), ou choisis par lui. Ces deux héros, Daniel Sempere dans le premier et David Martín dans le second roman, vont se lancer dès lors dans une quête obsessionnelle, littéralement hantés par l'auteur du roman qui leur a été confié. Quête dangereuse, ô combien, puisqu'elle les expose à la menace d'une sinistre répétition des destins. Non, les livres du Cimetière Oublié de Carlos Ruiz Zafon sont tout sauf un cadeau, si l'on considère la somme d'ennuis et de dangers mortels qu'ils valent à leurs bénéficiaires... Et si, dévorant ces deux romans, vous, lecteurs, vous laissiez à votre tour hanter par l'esprit de Carlos Ruiz Zafon... alors ce serait une mise en abîme aussi fascinante qu'un jeu de poupées russes. Et tenez, c'est précisément ainsi que Daniel Sempere, le héros de L'Ombre du vent, décrit le roman qui va bouleverser sa vie :

« A mesure que j'avançais, la structure du récit commença de me rappeler une de ces poupées russes qui contiennent, quand on les ouvre, d'innombrables répliques d'elles-mêmes, de plus en plus petites. Pas à pas, le récit se démultipliait en mille histoires, comme s'il était entré dans une galerie des glaces où son identité se scindait en des douzaines de reflets différents qui, pourtant, étaient toujours le même.

Le Jeu de l'Ange, qui commence en 1917, reprend quant à lui le thème du pacte faustien au cœur d'une Barcelone ténébreuse et angoissante à souhait. Son héros, David Martín, est un jeune romancier plein d'assurance qui brûle de se frotter à la gloire littéraire. Autant dire une proie idéale pour ce Méphistophélès devenu éditeur qui lui propose la gloire et la fortune en échange de l'écriture d'un livre un peu spécial. Non seulement les écrivains ont le pouvoir de vampiriser leurs lecteurs, mais leur âme est à vendre « par disposition naturelle », en quelque sorte...

« Un écrivain n'oublie jamais le moment où, pour la première fois, il a accepté un peu d'argent ou quelques éloges en échange d'une histoire. Il n'oublie jamais la première fois où il a senti dans ses veines le doux poison de la vanité et cru que si personne ne découvrait son absence de talent, son rêve de littérature pourrait lui procurer un toit sur la tête, un vrai repas chaque soir et ce qu'il désirait le plus au monde : son nom imprimé sur un misérable bout de papier qui, il en est sûr, vivra plus longtemps que lui. Un écrivain est condamné à se souvenir de ce moment parce que, dès lors, il est perdu : son âme a un prix. »

C'est donc innocemment que cet auteur talentueux, affligé d'une tumeur au cerveau et le cœur brisé par un chagrin d'amour, va accepter de céder son âme. Et acheter la maison hantée qui va avec. Carlos Ruiz Zafon raffole de ces maisons hantées nichées au cœur de Barcelone comme autant de joyaux noirs, et qui reflètent si bien l'âme tortueuse de la ville. Et David Martín, héros balzacien qui tient de Rastignac et de Balzac lui-même, a besoin de sentir palpiter tout près cette cité bruissante aux ruelles noires et mystérieuses, besoin de cette transfusion enfiévrée et malsaine, de cette « possession »-là pour écrire. Ce qu'il ignore, c'est que les dès sont pipés et que si l'on se croit toujours une longueur d'avance sur le diable... ce n'est que la preuve de notre naïveté.

« Barcelone toute entière s'étendait à mes pieds, et je voulus croire que lorsque j'ouvrirais mes nouvelles fenêtres à la nuit tombante ses rues me chuchoteraient à l'oreille des histoires et des secrets que je n'aurais qu'à fixer sur le papier pour les conter à qui voudrait les écouter. Vidal avait sa tour d'ivoire aristocratique et exubérante sur la hauteur la plus élégante de Pedralbes, entourée de collines, d'arbres et de ciels de rêve. Moi, j'aurais ma tour sinistre se dressant au milieu des rues les plus anciennes et les plus noires de la ville, entourée de miasmes et des ténèbres de cette nécropole que les poètes et les assassins avaient appelée « la Rose de feu. » »


Barcelone règne sans partage sur ces deux romans et que vous connaissiez la ville ou non, je vous invite à la (re)visiter à pied, et à y emporter L'Ombre du vent — pour lequel j'ai une nette préférence — véritable lettre d'amour à cette ville de feu et d'ombres. Ce roman ressuscite en effet les années noires de la Guerre d'Espagne et des débuts du Franquisme, années qui firent de cette ville, pour beaucoup de Barcelonais, une « ville de ténèbres », belle et inquiétante, ô combien dure aux malheureux :


« Des mois de dures vicissitudes devaient s'écouler avant que Jacinta trouve enfin un emploi stable dans un des ateliers Aldaya & fils, près de l'ancienne Exposition universelle de la Citadelle. La Barcelone de ses rêves s'était transformée en ville hostile et ténébreuse, faite de riches demeures fermées et d'usines qui soufflaient une haleine de brume imprégnant la peau de charbon et de soufre. Jacinta sut dès le premier jour que cette ville était une femme, vaniteuse et cruelle ; elle apprit à la craindre et à ne jamais la regarder dans les yeux. »

Au cœur de cette époque où règnent l'arbitraire, l'injustice et le puritanisme, le sinistre inspecteur Javier Romero bénéficie du pouvoir et de l'impunité qui l'accompagne pour assouvir son goût pour la torture et le meurtre. Daniel Sempere perdra son innocence en se frottant à ce dangereux adversaire et découvrira sa propre lâcheté. Tyrans fortunés, jeunes femmes courageuses, parias et diseuses de bonne aventure, les romans de Zafon entraînent une foule de personnages dans leur spirale machiavélique. Des cachots de Montjuïc aux ruelles louches du Raval, de la vie bourdonnante des Ramblas au recueillement de la Sagrada Familia, Barcelone ensorcelle et aliène les héros de Zafon... et nous avec.

Et je confesse que ce romancier a réveillé dans ma mémoire les images puissantes et sombres des deux films superbes de Guillermo del Toro sur la guerre d'Espagne, L'Echine du Diable et le Labyrinthe de Pan. Sans doute ce mélange de fantastique, de poésie et de réalisme noir, et ce goût commun des fantômes dont il ne faut pas trop craindre la fréquentation car ils ont des choses importantes à dire, comme chacun sait.


« Cette ville est une sorcière, Daniel. Elle se glisse sous votre peau et vous vole votre âme sans même que vous en preniez conscience. »



A bientôt.

Gaëlle Nohant