16 mars 2015

Elle s'appelait Daphné

 


Dans la construction mystérieuse d’un écrivain, ses lectures jouent un rôle essentiel. Il arrive que la rencontre avec un livre décide d’une vocation. Pour Tatiana de Rosnay, ce fut Rebecca de Daphné du Maurier, que sa mère lui offrit quand elle était enfant. Certains livres ont le pouvoir de changer votre vie, et c’est une dette que vous gardez toujours. C’est sans doute pourquoi le roman vrai que Tatiana de Rosnay nous offre aujourd’hui, Manderley Forever, est l’un de ses plus personnels et de ses plus réussis. Car l’auteur d’Elle s’appelait Sarah y rend un vibrant hommage à la romancière qui l’a accompagnée toute sa vie d’auteur et dont le parcours a éclairé le sien. Si Manderley Forever se dévore avec fascination et délectation, c’est que ce livre est bien plus que la biographie de Daphné du Maurier. Non que cette vie de romancière à succès amoureuse d’un manoir cornouaillais ne soit pas suffisamment intéressante en elle-même, mais Manderley Forever, c’est d’abord et surtout le regard de Tatiana sur Daphné, chargé de délicatesse, de sensibilité et d’un infini respect. Imaginons une chaîne d’admiration reliant un auteur à un autre à travers le temps. Daphné du Maurier comptait parmi ses auteurs fétiches la talentueuse Katherine Mansfield, foudroyée en pleine jeunesse. Au panthéon de Katherine Mansfield figuraient peut-être une George Elliott ou une Jane Austen. Et ainsi de suite depuis qu’il s’écrit des romans. Tout le mal qu’on souhaite à Tatiana de Rosnay, c’est qu’un jour prochain un jeune écrivain dont elle aura suscité la vocation mette à son tour ses pas dans les siens, avec la même générosité. En lisant son livre, on songe à la Charlotte Brontë d’Elisabeth Gaskell, entre autres, et l’on se dit qu’en fin de compte, les écrivains sont peut-être les mieux placés pour parler de leurs semblables, quand ils les aiment assez.

Après la lecture, plusieurs images fortes demeurent : celle d’une petite fille taciturne, repliée dans ce monde imaginaire que Daphné du Maurier avait baptisé son Gondal en hommage aux enfants Brontë. Une ravissante blondinette dissimulant au fond d’elle une part masculine si réelle et prégnante qu’elle lui avait donné un nom : Eric Avon. Les écrivains font des enfants étranges. Ils ont très tôt le sentiment d’être décalés, incapables de prendre véritablement part à cette existence où les autres évoluent comme des poissons dans l’eau. Il y a un côté «vilain petit canard», dans l’écrivain en devenir. Une forme de handicap le garde à distance des autres, dans cet incommunicable où il creusera un jour des sentiers en forme de livres pour qu’on puisse le rencontrer et le rejoindre. Mais avant qu’il ait découvert comment faire, il se tient silencieux au milieu de l’exubérance, «ouvert à tous les vents», tourmenté jusque dans ses brusques flambées de joie.



La deuxième image, c’est une silhouette qui s’éloigne à la barre d’un voilier, au large de Fowey, paradis cornouaillais au goût de sel et de vent. Une jeune femme tourne son visage tanné vers ce soleil qu’elle aime immodérément, et son regard conquérant dit l’ivresse d’avoir trouvé un refuge pour écrire, la certitude d’être faite pour ça, le vertige de l’indépendance. Il est des lieux favorables à l’inspiration, et Daphné du Maurier trouva le sien en Menabilly, manoir abandonné auquel elle redonna vie, qu’elle habita plus de vingt ans et quitta dans un arrachement.
«J’ai un peu honte de l’admettre, mais je crois que je préfère «Mena» aux gens», disait-elle.
A Mena, elle avait «ses routes», ses rituels d’écriture, promenades et longues heures dans la cabane qui lui servait de bureau. La grande affaire de Daphné du Maurier, c’était «l’infusion». Pas la tisane, mais le processus fascinant durant lequel un roman se construit dans la tête et «infuse», colonisant peu à peu toutes les pensées de son auteur au point de devenir une obsession. Sa journée finie, elle retournait aux siens, refermant pour quelques heures cette boîte de Pandore toute personnelle où elle puisait la noirceur et l’ambiguité de ses intrigues, explorant cette part d’ombre où l’attendait Eric Avon.

La dernière image est celle d’une vieille dame debout, les cheveux courts, observant cette mer de  Cornouailles qui lui inspira tant d’histoires, de Rebecca à La crique du Français en passant par Le général du Roi. Ses yeux bleu pâle fixent l’horizon avec une calme acuité. Repense-t-elle aux douleurs qui l’ont forgée ? Toute sa vie, Daphné du Maurier se servit de ses passions, qu’elles soient longues et heureuses ou clandestines et sans issue, pour nourrir ce qu’elle appelait ses «patères» : ce mélange composite de personnes réelles, d’imaginaire et de fantasmes qui constitue la matière première des personnages de roman. Elle qui dut convaincre un tribunal, lors d’un ubuesque procès pour plagiat, qu’elle était bien l’auteur de Rebecca, comment aurait-elle pu exposer devant ses juges le mystère souterrain de sa création romanesque ? Car comme l’écrit Tatiana de Rosnay, les romans naissent d’un territoire défendu, intime et retranché, enclos au fond de soi :

«Voilà comment se nourrissent les romans, d’ardeurs et d’obsessions, tout ce qu’on ne peut exposer au monde extérieur au risque de passer pour une démente, tout ce qui se trame dans l’âme des écrivains, fragments de vérités et de fantasmes, argile personnelle façonnée et pétrie à souhait dans le dédales d’un labyrinthe de l’intime interdit aux visiteurs.»

Il est un prix à payer pour être écrivain. Il faut, selon les mots de Robert Goolrick, «nourrir la bête», cet inconscient qui réclame toute liberté et ne s’exprime pleinement qu’à ce prix, se moquant de blesser ou de déranger. Il faut accepter parfois de ne pas être une épouse ou une mère parfaite, d’appartenir à ses livres et qu’ils se nourrissent de vous. Tatiana de Rosnay a laissé à Daphné du Maurier quelques uns de ces secrets qu’elle gardait jalousement, mais elle éclaire pour nous, avec   talent et sensibilité, un peu du mystère de cette héroïne libre et talentueuse au charme ensorcelant, effleurant les arcanes de la création romanesque, l’alambic où la vie d’un auteur et son imaginaire se mélangent pour engendrer des livres. Ce livre tient toutes ses promesses, et vous donnera envie de (re)découvrir une romancière populaire et exigeante dont le roman le plus célèbre, Rebecca, ressort ces jours-ci dans une traduction remaniée beaucoup plus fidèle à l’original qui ravira ses lecteurs. Ne vous privez pas de ce double plaisir de lecture !



Gaëlle Nohant