Je vous avais promis quelques coups de cœur supplémentaires, les voici. La rentrée étrangère suivra, elle abrite plusieurs pépites que je suis en train de lire et vous ferai très bientôt partager. Au programme aujourd'hui, deux hommes est deux femmes, quatre romans.
Claudie Gallay nous avait embarqués au bout de la terre dans Les Déferlantes. Tempête, claquements de volets dans la nuit, secrets inavouables, rancunes et coeurs brisés, son précédent roman nous donnait envie de nous blottir sous les draps et d'écouter hurler le vent dans la respiration de la mer. Dans L'Amour est une Île, Claudie Gallay nous parle à nouveau de deuils impossibles : celui du grand amour, ou d'un frère bien-aimé. Mais cette fois elle nous installe au cœur d'une chaleur caniculaire, entre les remparts de la cité des Papes. Le festival bat son plein, la ville s'est remplie de troupes et de spectateurs, sauf qu'un vent de révolte gronde entre les murs : c'est la grève des intermittents du spectacle. Des spectacles sont annulés partout, d'autres se jouent sous les huées. Dans la chaleur étouffante, la colère, la frustration et l'espoir, Odon Schnadel attend le retour de son grand-amour perdu, Mathilde Monsols, qui l'a quitté dix ans plus tôt pour devenir la grande actrice qu'elle était promise à être : La Jogar. Odon est le directeur du petit théâtre Le Chien Fou et cette année il donne une pièce de Paul Selliès, jeune auteur mort sans savoir qu'il avait du talent. Marie, la sœur de l'auteur débarque en Avignon ; c'est un petit animal sauvage et écorché-vif qui ronge ses plaies et se cogne à ses questions sans réponses. Comme dans les Déferlantes, Claudie Gallay sait créer une atmosphère dense où le lecteur habite le temps du livre, et ses personnages existent avec la force de gens qu'on aurait connus et appris à aimer, dans une autre ville, un autre temps. C'était en Avignon, c'était en juillet, il s'appelait Odon et aimait passionnément Mathilde. Elle s'appelait Marie et ne savait comment arriver à vivre alors que son frère était mort, en avait-elle seulement le droit ? Elle, Mathilde, avait dû choisir entre son homme et sa passion, mener tout de front l'exténuait, c'est à ce prix qu'elle était devenue elle-même. Et tous, avec la vieille Isabelle, si profondément éprise de la vie, de la jeunesse et du théâtre, ils jouaient là une histoire de vie et de mort, d'amour et de solitude.
« Elle pense à lui. Elle l'a vu dans le patio, elle savait qu'il viendrait, qu'à un moment il serait là, pour elle, à l'attendre.
Elle boit son thé.
Le dernier été, ils sont partis en Bretagne. Arrivés à Saint-Malo, ils ont eu envie de Guernesey. La lande, les rochers avec les vagues qui se fracassent, et les phares et la nuit. Il a recopié pour elle une phrase de Baudelaire, « On ne peut oublier le temps qu'en s'en servant. » Elle l'a scotchée à son retour, au-dessus de son bureau, dans la chambre bleue chez Isabelle.
L'amour ne dure pas. C'est une impulsion brûlante, un feu. Elle ne veut pas être nostalgique. Ni de ça, ni de rien. »
En exergue du Cœur Régulier, Olivier Adam a placé cette phrase de Léonard Cohen :
« There is a crack in everything
That 's how the light gets in »
Qu'on pourrait traduire par : « Heureux les fêlés, ils laissent passer la lumière. »
Et l'on sent qu'Olivier Adam aime surprendre la fêlure chez ses personnages. Le moment où tout s'est écroulé, « la digue et les remparts », où l'être s'est retrouvé nu et tremblant. Puis, de là, accompagner le mouvement timide et courageux par lequel l'individu que la vie vient de fendiller s'ébroue hors de ses cendres, et comprend qu'à partir de cette blessure profonde, il peut laisser filtrer en lui la lumière. Ainsi de Sarah, qui réalise à la mort de son frère Nathan que sa vie n'a plus aucun sens, et s'enfuit au Japon sur un coup de tête, abandonnant là un mari « si parfait si gentil » qu'elle ne supporte plus et deux adolescents qui lui semblent devenus des étrangers. Au Japon, au bord de falaises déchiquetées d'où viennent régulièrement se jeter les desespérés, elle va rencontrer un personnage mystérieux et magnifique, Natsume Dombori, ancien flic qui incarne la solidarité dans un monde de plus en plus dur et compétitif où personne n'a plus le temps de pleurer ses morts ni de se demander pourquoi il vit ou qui il aime. Dans ce roman superbe servi par une écriture limpide, Olivier Adam nous confronte au vide en nous, à la terreur que dissimulent nos vies bien ordonnées, à la tiédeur qui envahit tout comme une glace qui prend et finit par nous tenir lieu de sentiments. Dans une société qui malmène sauvagement ceux qui ne rentrent pas sagement dans le cadre, il suffit d'un choc de trop pour que la vie nous devienne insupportable. Mais s'il faut parfois s'approcher de la falaise, le cœur en plein vertige, pour éprouver la solidité du fil qui nous relie à la vie, qui nous posera la main sur l'épaule et nous empêchera de sauter ?
S'il effleure les abîmes, Le Cœur Régulier est comme une maison douillette de laquelle vous pousseriez la porte exténué, pour découvrir qu'on vous y attendait, qu'il y a là une place pour vous, un repas chaud, une attention fraternelle, et que vous pouvez rester aussi longtemps que vous en aurez besoin.
« On aurait dit que personne ne vivait là, on aurait dit que la maison était gelée. Je me servais un premier whisky puis un autre, allumais la radio en sourdine, j'avais le sentiment d'être étrangère à cet endroit, cette maison, ces rues, j'avais le sentiment que tout cela était inventé, créé de toutes pièces, et n'avait pas le moindre rapport avec moi. Dans ces moments, je sentais combien j'étais apte à la dérive, je voyais se matérialiser sous mes yeux le réseau serré de fils que j'avais tissé pour me tenir à la surface, la succession de tâches professionnelles, sociales, amoureuses, domestiques qui me donnaient une contenance, un emploi, oui je voyais clairement l'ampleur de la construction, la grossièreté de l'artifice, la part de comédie.»
En cette rentrée, Alice Ferney a pris le risque de s'attaquer à la guerre d'Algérie, sujet brûlant, avec Passé sous Silence. A pris le risque de se retrouver au centre d'une polémique, ce qui n'est pas son genre. Le risque d'être lue de travers et lynchée en trois lignes par un journaliste du Magazine Lire qui ne devait pas avoir mis ses lunettes quand il a parcouru, sans doute trop vite, Passé sous silence. S'il avait bien lu ce roman, ça lui aurait évité d'accuser la romancière de défendre la cause de l'OAS. Car dans ce cas, autant accuser les romanciers américains de défendre la cause de l'esclavage en créant des personnage sudistes dignes d'empathie ! Et déclarer qu'on ne peut parler des bombardements de Dresde ou d'Hiroshima sans épouser l'idéologie nazie. Non seulement Alice Ferney ne défend pas la cause de l'OAS, mais son propos n'est pas le politique mais l'humain. Ici, un face à face entre un personnage inspiré par le Général de Gaulle et un autre inspiré par Jean-Marie Bastien-Thiry, dernier fusillé de France pour avoir fomenté l'attentat du Petit Clamart. Dans ce roman qui n'est ni un essai ni un document historique, la romancière s'intéresse à Paul Donadieu, jeune ingénieur idéaliste que ses convictions et son sens de l'honneur vont pousser à organiser un attentat avec l'OAS, parce qu'il s'estime trahi par le Général de Grandberger. La trahison en question, ce n'est pas d'avoir opté pour l'indépendance de l'Algérie. C'est d'avoir forcé l'Armée française au déshonneur d'abandonner des populations entières au massacre (colons et Harkis), et "passé sous silence" le sacrifice de ces gens sans jamais en assumer la moindre responsabilité. Mais encore une fois, Alice Ferney ne prétend pas parler de Bastien-Thiry, le vrai. Si elle a choisi le roman pour dire cette histoire, c'est qu' il lui permet, à travers un personnage, d'imaginer ce qui pousse un homme pacifique, sans histoire, qui n'a jamais été un militant, à planifier un attentat et à sacrifier sa vie et son bonheur familial au nom de ses convictions. Le personnage de Donadieu, justement parce qu'il est un personnage, approche plus près de la vérité humaine que ne l'aurait fait un document historique. Et si ce livre est si fort, c'est que sa forme romanesque nous fait entrer dans la complexité psychologique d'une époque, sortir de la caricature qui ignore que des gens honnêtes et humains aient pu un jour se tromper de camp, et pour quelles raisons. Et qu'il travaille ainsi à la pacification de ce qui reste une blessure à vif dans l'histoire de la France et de l'Algérie. Alors peut-être que des dents grincent parce qu'on égratigne la statue du Général de Gaulle à travers le personnage de Grandberger. Mais est-il défendu de dire qu'un chef d'Etat de son envergure était capable de machiavélisme, de parjure ou de cynisme ? De Gaulle serait-il un saint laïc dont on ne tolèrerait que les hagiographies ? Il me semble mériter mieux. Quant au roman d'Alice Ferney, je vous engage à le lire parce qu'il est fort et poignant, et que vous y retrouverez même ces femmes à l'amour digne et silencieux qui habitaient déjà les pages de son superbe roman, l'Elegance des Veuves :
"Les femmes de ta famille gardaient l'espoir en gardant le silence. Ta belle-mère, tes soeurs, tes belles-soeurs, entraient dans ce rôle ancestral de l'affection et de l'attente, qui les pose comme des statues paisibles, nourricières et patientes, par qui continue le quotidien de la vie autour d'un drame, par qui les enfants sont encore caressés et les hommes réconfortés, sans que jamais soit dit dans quel ciel infini elles puisent leur force ou ce qui, elles, les réconforte."
Pour finir sur une note plus légère, je vous invite à lire un roman enlevé et fantasque, Les Soeurs Brelan de François Vallejo. Marthe, Sabine et Judith Brelan, devenues orphelines à la mort de leur père, décident qu'elles n'ont pas besoin de tuteur et s'élèveront seules. L'aînée est majeure, tout ira bien. Elles se retrouvent en autarcie dans une étrange maison paquebot que leur père, fou de Le Corbusier, avait fait construire pour sa famille, et vivotent tant bien que mal, désargentées, en compagnie de l' incontrôlable Grand-Mère Madeleine. François Vallejo les aime d'amour, ces trois soeurs qui parlent toutes ensemble et ne font rien comme les autres. Il les suit au fil de leurs pérégrinations, qui vont des amours de Marthe au sanatorium à l'épopée berlinoise qui vise à décrocher pour Sabine un mari allemand avec l'aide improbable de ses soeurs et de sa grand-mère... jusqu'à la passion de Judith pour un tueur en série. Nous sommes dans les années cinquante soixante, le mur de Berlin vient d'être bâti, et les soeurs Brelan avancent en funambules au-dessus de plusieurs époques, à la fois désuètes et résolument modernes, audacieuses et armées d'un humour corrosif, s'exaspérant d'être inséparables. C'est une histoire étonnante, où le comique ne fait jamais l'économie de la profondeur et où la fantaisie a toujours le dernier mot. Ceux qui aiment les romans de Murielle Levraud décèleront sans doute des affinités entre Les Soeurs Brelan et l'œuvre de cette romancière.
"Vous savez, a dit Judith, les hommes ne tiennent jamais longtemps, chez nous ; ils s'unissent aux femmes de notre famille et ils meurent très vite, souvent de manière tragique, avant d'avoir eu le temps de perdre la tête."
La prochaine fois, je vous parlerai de la rentrée étrangère. A bientôt !
Gaëlle Nohant