"Notre enfance est toujours volée. Il y a des expériences qui transforment les enfants en adultes bien plus tôt qu'ils ne devraient l'être."
J'ai pour John Irving un mélange d'affection et d'admiration, depuis ma rencontre avec T.S. Garp un jour de grisaille angevine, il y a de ça dix-huit ans. Depuis j'ai à peu près tout lu de lui, de l'Hôtel New Hampshire à Une veuve de papier, en passant par Une prière pour Owen ou l'Œuvre de Dieu, la part du diable, gardant une tendresse toute particulière au Monde selon Garp. Nombre de ses personnages, comme Jenny Fields, le docteur Larch, Homer Wells, Owen Meany ou Ruth Cole, se sont gravés dans ma mémoire comme si je les avais rencontrés en chair et en os. J'aime John Irving parce qu'il fait partie de ces romanciers qui n'ont pas peur de créer une fiction avec des personnages plus réels que ceux de la vraie vie ; une fiction remplie de souffle et de générosité, embrassant des vies entières, et où un instant de burlesque pur peut basculer sans crier gare dans l'émotion la plus poignante. J'aime Irving parce qu'il appartient à la famille de ces grands conteurs qui savent tricoter une intrigue maille après maille pour se concentrer ensuite sur l'écriture seule, ce flux intuitif et rationnel, angoissant et magique qui donne vie à l'ensemble et a le pouvoir de faire oublier le réel au lecteur. Je l'aime car, comme tous les grands auteurs, il ne peut se défaire de ses obsessions, qui sont autant de repères fléchant le chemin dans toute son œuvre. Les lecteurs épris de sa prose, repèrent tous ces motifs en forme de clins d'œil inimitables qui se retrouvent d'un roman à l'autre : c'est ainsi que dans un roman d'Irving on a de grandes chances de croiser des ours, des femmes fortes et plantureuses, des chiens hargneux, des "suspects sexuels", des accidents fatals ou des enfants élevés par un seul parent. Plus profondément, John Irving écrit sur ses peurs viscérales, en particulier celle de perdre les siens. Ou sur ces blessures de l'enfance qui s'inscrivent en nous comme des tatouages invisibles, infléchissant le cours de nos existences.
Dans Dernière Nuit à Twisted River, le jeune Danny Baciagalupo — qui vit seul avec son père dans un pays rude de bûcherons et de draveurs du nord de l'Amérique, voit sa vie basculer suite à une méprise tragique : il tue par erreur la maîtresse de son père, la prenant pour un ours ! A la suite de cet accident, la vie du père et du fils devient une cavale pour échapper à la vengeance du mari de la morte, le Cowboy, personnage rusé et cruel qui les traque sans fin. Ce second accident fait suite à celui qui causa la mort de la mère de Danny, noyée dans la Twisted River pour avoir voulu danser sur la glace. Ces deux blessures sont au cœur de l'homme que deviendra Danny, et ne sont sans doute pas étrangères à sa vocation d'écrivain. Ecrivain qui restera toujours un mystère pour ceux qui l'aiment et s'interrogent sur la part d'autobiographie dans sa fiction, homme volontiers en retrait de sa propre vie, mais aussi père célibataire d'un petit Joe pour lequel il se fait, comme tous les parents chez John Irving, un sang d'encre. "J'écris sur ce dont j'ai peur et non sur les événements qui me sont arrivés. Mais je soutiens que ce dont vous avez peur, ce qui ne vous est jamais arrivé mais que vous redoutez, fait partie de votre autobiographie", dit Irving en interview. Dans Dernière nuit à Twisted River, Danny découvre une nuit le petit Joe sur la chaussée ; il était sorti de son lit pour voir les étoiles et ne doit sa survie qu'au fait que le routier qui allait l'écraser a eu l'œil attiré par le blanc de la couche de l'enfant. Pour son père, c'est comme si l'enfant était mort une première fois cette nuit-là et était désormais en sursis :
"Il emporta Joe dans sa chambre, et le changea. Il avait du mal à le regarder dans les yeux, car il les voyait grands ouverts et aveugles, comme il les aurait trouvés s'il avait découvert le petit mort dans sa couche blanche, sur la chaussée."
Dans l'univers romanesque d'Irving, les accidents mortels sont légion et les cauchemars semblent voués à se réaliser : la mère du narrateur d'Une prière pour Owen mourait atteinte à la tempe par une balle de base-ball, et dans Je te retrouverai, celle d'Heather Burns se fait renverser par un camion à Edimbourg parce qu'elle a oublié de regarder à droite en traversant. Pour avoir vu la mort frapper à l'aveugle, de façon aussi gratuite qu'absurde, les héros d'Irving sont des angoissés hantés par la peur de perdre l'autre. "Tiens bon, Daniel, et évite de te faire tuer", répète Dominic Baciagalupo à son fils comme un mantra. Cette terreur vertigineuse, c'est le boulot de l'écrivain d'avoir le courage de l'ausculter, comme l'explique Ketchum, ami bûcheron et ange-gardien des deux fugitifs, à son protégé Danny :
" — Tu tournes autour du pot, tu as l'art de contourner les sujets scabreux.
— Tu trouves ?
— Je trouve. On dirait que tu cherches à éviter de parler de ce qui fâche. Il faut plonger dedans au contraire, il faut tout imaginer, Danny."
S'il était un sujet scabreux, ou douloureux par excellence pour John Irving, car touchant à son histoire personnelle, c'était bien celui d'un père abandonnant son enfant. Et c'est magistralement qu'il l'affronte dans Je te retrouverai, roman-fleuve centré sur le personnage de Jack Burns, petit garçon abandonné par son père et élevé par une mère tatoueuse, qui découvre à trente ans que sa mère a manipulé ses souvenirs d'enfance pour servir ses propres intérêts. Il se met alors en quête de la vérité, et part à la recherche de ce père dont l'absence n'a cessé de peser sur sa vie :
"La plupart de nos souvenirs mentent, comme les photos des cartes postales. La neige, intacte et immaculée ; les bougies de Noël, aux fenêtres des maisons où le mal qu'on fait aux enfants est invisible et ignoré."
Si les romans d'Irving nous rappellent à la fragilité de l'existence et au poids terrible des blessures de l'enfance, ils sont surtout des odes à la vie, à l'amitié, à l'amour et à la chaleur humaine. L'humour et la cocasserie ne cessent de disputer leur part au tragique, et vous n'oublierez pas de sitôt certaines scènes d'anthologie, comme la messe d'enterrement très particulière de la mère de Jack, dans Je te retrouverai, où une trentaine de motards tatoués intiment le silence à un pasteur zélé qui comptait leur imposer un sermon en passant outre les dernières volontés de la défunte... Et même après avoir traversé des épreuves terribles, rien n'est jamais joué définitivement, comme le rappelle Mme Mc Quat (dite le Fantôme gris) au petit Jack Burns dans Je te retrouverai :
— "Parce que, sauf en cas de catastrophe naturelle, le rôle de victime se choisit, dit le Fantôme gris."
Si vous n'avez pas encore lu John Irving, vous êtes de sacrés veinards. Et si vous le connaissez, ne passez pas à côté de ses deux derniers romans, preuve éclatante que s'il prend de l'âge, le meilleur romancier-lutteur américain ne perd pas la main.
A bientôt.
Gaëlle Nohant