Bonjour, chers lecteurs et chères lectrices !
J'ai sous les yeux un dossier spécial "littérature féminine" dans le dernier numéro du magazine Lire. Et je m'y suis intéressée de près, étant une femme, et une romancière en herbe (enfin, en herbe, je ne sais pas trop ce que ça veut dire... Depuis des années que je suis en herbe, je m'interroge : à partir de quand acquiert-on le statut de plante, ou d'arbuste ?). Bref. Régulièrement, je me demande si je devrais postuler à l'amicale des écrivains ou des écrivaines, et chaque fois je me réponds que ce qui compte c'est d'être exigeant, de continuer à forer son petit bout de terre personnel à la recherche de l'eau, et peu importe qu'on soit un homme, une femme, ou un savant mélange des deux. C'est vrai, ce qui compte, c'est le talent. Et en la matière, hommes et femmes se mesurent à armes égales lorsque dans leur écriture ils atteignent à l'universel.
Cependant... dans le magazine Lire, je découvre avec stupéfaction qu'en France, de nos jours, "les femmes sont cinq fois moins éditées que les hommes"... Cinq fois moins ??.... Aussitôt je me dis que je suis mal barrée, étant une femme encore non éditée ! Apparemment, la statistique n'est pas en ma faveur... Devrais-je publier sous un pseudonyme masculin, pour avoir mes chances ? C'est toujours un choc, quand on pense habiter un monde à peu près évolué, de débusquer une discrimination jusque dans les milieux où la pensée se prétend libre de préjugés. On se prend dans la figure, sans y être préparée, les scories d'une pensée réactionnaire qui a décidément la peau dure, pour arriver à se maintenir après que tant de femmes écrivains ont prouvé leur valeur, en braves petites soldates, souvent au prix de leur vie personnelle, si ce n'est de leur vie tout court.
J'ai donc décidé de me pencher plus sérieusement sur la question... Ma conclusion reste la même, et je vous la livre en introduction, afin que ceux qui n'ont aucune patience puissent en retirer d'un coup tout le sel : ce qui compte, c'est la valeur d'un écrivain, et le talent n'est pas sexué. Il est bien davantage un dépassement de soi dans l'autre, il s'affranchit des limites du sexe, de la couleur de peau, des opinions politiques, des barrières sociales. Un bon romancier, ou une romancière talentueuse, investissent profondément tous leurs personnages, qu'ils soient hommes, femmes, enfants ou crapauds.
Je n'ai pas changé d'avis. J'ai juste étoffé ma réflexion. Je crois que ce qui distingue dans l'histoire une "écriture féminine", une "écriture noire" ou une "écriture gay", par exemple, c'est le regard de la société qui a toujours stigmatisé ce qui mettait en péril l'ordre établi. Or, l'écriture, c'est un concentré de désordre ; parce qu'on écrit toujours avec cette partie de soi dont les contours nous échappent, comme ces "terres inconnues" des cartes anciennes. C'est pourquoi on peut avoir du mal à assumer ce qu'on a écrit. C'est nous, et ce n'est pas nous. C'est nous, pour le meilleur et pour le pire. C'est un soi élargi aux dimensions de l'humanité, qui va de la bête à l'être humain le plus abouti. C'est tout le mystère et toute la beauté de la chose. Il en résulte du même coup qu'on ne sait pas ce qu'on a écrit. Seuls les autres peuvent nous le dire.
Et les "autres" ne se privaient pas, dans les siècles passés, de dire aux femmes ce qu'elles avaient écrit... Je pourrais vous présenter ici toute une collection d'insultes courtoises, de venenum in cauda, de propos condescendants adressés à des femmes qui s'étaient risquées sur le terrain de l'écriture, mais je me contenterai d'un seul exemple. J'ai grandi avec Jane Eyre comme livre de chevet, bien avant de savoir qui était cette Charlotte Brontë qui l'avait écrit, et tenant pour acquis que les femmes écrivaient aussi facilement que les hommes, puisque j'en avais la preuve entre les mains.
Ce n'est que bien plus tard que j'ai découvert que la vocation d'écrivain avait été, pour Charlotte Brontë et pour ses sœurs, un cadeau empoisonné. Les extraits ci-dessous et les détails biographiques sont tirés du Charlotte Brontë d' Elisabeth Gaskell, qui est intéressant à plus d'un titre : d'abord parce qu' Elisabeth Gaskell est une contemporaine de Charlotte Brontë, bien placée donc pour connaître les déchirements qui naissaient alors de l'impossible conciliation, dans une seule personne, d'une femme "convenable" et d'un écrivain. Ensuite parce que cette biographie a été écrite pour défendre Charlotte Brontë, après sa mort précoce, des accusations d'immoralité dont ses livres, et par conséquent sa personne, étaient l'objet.
Pour ceux qui n'auraient jamais entendu parler du presbytère de Haworth et de ses occupants, voici un petit résumé : Le 25 février 1820, un pasteur anglican, le révérend Patrick Brontë, d'origine irlandaise, venait s'installer à Haworth, dans cette partie très sauvage du nord-est de l'Angleterre où les landes couvertes de bruyère sont, à perte de vue, l'unique végétation qui survit à l'âpreté du climat. Arrivant dans ces lieux, Patrick Brontë ne pouvait deviner qu'en trente-cinq ans, il y enterrerait ses six enfants et sa femme... L'isolement, la dureté de la vie, la pauvreté, les miasmes du cimetière surpeuplé sur lequel donnait le presbytère, l'attraction de ce paysage indompté des "moors"(c'est le nom qu'on donne aux landes), une indépendance innée, la mort précoce de leur mère et une certaine liberté de pensée que leur père avait laissé pousser chez ses enfants, tout cela fabriqua, sans en être l'explication suffisante, une famille de surdoués qui a laissé des traces incandescentes dans la littérature. Les deux aînées étant mortes à l'âge tendre, restaient un garçon, Branwell, et trois filles : Charlotte, Emily et Anne. A l'écart de toute vie sociale, hormis la fréquentation de leur père et d'une vieille gouvernante qui leur racontait des histoires effrayantes au coin du feu, ils avaient poussé comme des esprits libres qui seraient trompés d'époque. Car le XIXème siècle était un siècle de paradoxes où les poussées libertaires rencontraient plus que jamais la tentation d'écraser le feu sous la cendre. Les femmes en furent, avec les pauvres et d'autres minorités incontrôlables, les premières victimes.
La famille Brontë était une pépinière d'artistes nés, mais Branwell n'avait pas d'argent pour développer son talent, et ses sœurs luttèrent longtemps contre leur vocation artistique, parce que même à Haworth, tout le monde savait qu'une femme écrivain était aussi peu fréquentable qu'une comédienne ou une danseuse... Finalement, après s'être escrimées pendant des années à être gouvernantes ou professeurs, au moment précis où leur santé commençait à s'altérer sérieusement, les trois sœurs cédèrent à leur exigence intime, et écrivirent chacune au moins un roman, qu'elles envoyèrent à des éditeurs, en prenant des pseudonymes. Et voici comment, des années plus tard, alors que ses sœurs étaient depuis longtemps dans leur tombe, Charlotte expliquait ce choix :
" Peu désireuses d'être personnellement connues du public, nous voilâmes nos vrais noms sous ceux de Currer, d'Ellis et d'Acton Bell ; ce choix ambigu était dicté par une sorte de scrupule de conscience à l'idée d'adopter des noms indiscutablement masculins, tout en ne souhaitant pas nous dire femmes parce que — nous ne nous doutions pas à l'époque que notre façon d'écrire et de penser n'était pas de celles qu'on juge "féminines" — nous avions vaguement l'impression qu'une certaine prévention s'attache aux femmes écrivains ; nous avions remarqué que les critiques utilisent parfois pour les châtier l'arme de la personnalité et, pour les récompenser, une flatterie qui n'est pas une louange authentique."
On voit que Charlotte Brontë n'était pas tombée de la dernière pluie ! Malgré toutes ces précautions, les critiques concernant leurs romans, et le jugement qui les accompagnait tel un couperet — en cette époque où la morale se glissait jusque dans l'étude des physionomies ! — les atteignirent de plein fouet. Les hauts de Hurlevent, la Locataire de wildfell Hall et Jane Eyre furent taxés de vulgarité et d'immoralité, avec d'autant plus de virulence que dans le même temps des voix s'élevaient déjà pour saluer leur singularité, leur force littéraire. Le suspense tenaillait l'Angleterre : qui se cachait derrière les frères Bell ? Etait-ce une seule et même personne ? Etait-ce une femme dénaturée, une créature fascinante et répulsive qui se terrait à Londres ? Le mystère fut longtemps préservé, mais malgré ça le soupçon planait, et Currer Bell, alias Charlotte Brontë, recevait de ses "admirateurs" des lettres ambiguës, où on lui faisait la leçon tout en prétendant la complimenter, et où on lui conseillait de tenir la bride serrée, à l'avenir, à son imaginaire trop audacieux.
A ces conseils paternalistes, Charlotte répondait ceci :
" Quand un écrivain écrit le mieux, ou du moins avec le plus de fluidité, une influence semble s'éveiller en lui et devenir son maître qui ne fera que ce qu'il veut, ne présentant que les images qui lui siéent, dictant certains mots et insistant sur leur usage aussi véhéments et mesurés soient-ils, créant de nouveaux personnages, donnant aux événements des issues inattendues, rejetant les idées les mieux élaborées, en créant et en adoptant de nouvelles.
N'en est-il point ainsi ? Et devons-nous essayer de combattre cette influence ? Pouvons-nous vraiment la combattre ?"
En 1848, de son Yorkshire profond, Charlotte Brontë décrivait à merveille, quelques décennies avant la psychanalyse, l'inconscient au travail dans l'écriture... On n'écrit pas ce qu'on veut, on écrit avec ce qui nous échappe.
Un peu plus tard, relisant les Hauts de Hurlevent après la mort d'Emily, elle écrira ceci :
" Je m'oblige à relire le livre, que j'ouvre pour la première fois depuis la mort de ma sœur. La puissance de son écriture me remplit d'une nouvelle admiration et pourtant elle m'oppresse : le lecteur n'a jamais le loisir de goûter un plaisir sans mélange, chaque rayon de soleil se faufile à travers des nuées de nuages noirs, chaque page est pleine d'une sorte d'électricité, et l'auteur n'avait pas conscience de tout cela — rien ne pouvait lui en donner conscience."
"Quelque chose" écrivait à travers Emily, quelque chose qui était elle sans qu'elle puisse tout à fait le revendiquer, et cette part la plus sauvage de son être n'était pas polie, n'était pas civile, ne brodait pas des napperons, n'écoutait pas sagement les discussions des hommes en sirotant une tasse de thé. Elle mourut trop tôt pour qu'on sache ce qu'elle serait devenue en tant qu'écrivain et en tant que femme, mais Elisabeth Gaskell la montre rétive à toute autorité extérieure, ce qui a sans doute précipité sa mort. Charlotte, elle, a vécu sa vie durant un profond déchirement entre l'écrivain puissant, indépendant et sagace qu'elle était, et la femme qu'elle voulait être, conforme aux exigences de la société de son temps. Sa santé en a porté longtemps les stigmates éprouvants, et elle est morte alors qu'elle s'était finalement mariée, à un homme qui n'aimait pas la littérature et ne lui laissait pas de temps pour écrire... et qu'elle était enceinte de trois mois.
Revenons à nos moutons : dès l'instant où, pendant des siècles, on a condamné les femmes qui osaient écrire autre chose que leur journal ou leur cahier de résolutions, ces dernières n'ont eu que des choix restreints : incarner une sorte d'identité scindée en plusieurs morceaux, comme Charlotte Brontë, parfois jusqu'à la folie ou jusqu'à la mort, ou assumer leur rôle de pionnières, et devenir les nouvelles amazones de leur temps. Stigmatisées en temps que femmes contre-nature, elles se sont réfugiées dans la littérature féministe, ce qui accentuait, par un effet-retour pervers, leur mise à l'écart. On peut faire le rapprochement avec la littérature gay : longtemps, les homosexuels qui écrivaient se dissimulaient avec art dans leur écriture, glissant çà et là des sous-entendus à l'intention de qui voudrait bien comprendre... de temps en temps éclatait un scandale qui les dévoilait violemment aux yeux de l'opinion, comme le procès d'Oscar Wilde, mais dans l'ensemble, ils arrivaient à se protéger ainsi de la vindicte publique. Puis est venu un temps d'affirmation, de manifestes, et la naissance d'une "littérature gay" qui était à double tranchant, comme la littérature féministe, car si elle leur permettait de s'exprimer dans leur vérité profonde, elle était aussi un "ghetto" qui limitait leur lectorat.
C'est pourquoi, même si je me sens profondément féministe quand je travaille sur le XIXème siècle pour un prochain roman..., je pense qu'un écrivain doit éviter de se ranger lui-même dans une catégorie (les éditeurs et les critiques s'en chargeront bien assez tôt !). Armistead Maupin, Sarah Waters, Dorothy Allison ou Stephen Mac Cauley (pour lequel j'ai un grand faible) sont bien plus que des "auteurs gay". Ils sont des écrivains de talent, et ça leur donne une puissance décuplée et plusieurs longueurs d'avance sur les manifestes et les slogans. Je m'explique : un homophobe ou un misogyne ne lira jamais de la "littérature féministe" ou "gay". Il s'en protègera aussi efficacement que des microbes, parce qu'il ne veut surtout pas mettre en doute ses certitudes. Alors qu'un écrivain universel, qu'il soit homme ou femme, et quelles que soient ses préférences sexuelles, ralliera à lui un lectorat bien plus large que ceux de son genre ou de sa famille, par la magie de l'identification. Quand un roman est réussi, le lecteur s'identifie au personnage, quand bien même il s'agit d'un être qu'il repousserait ou combattrait dans sa vie quotidienne. Et une fois qu'il a passé trois cent pages dans la peau de cet étranger, qu'il s'est approprié ses émotions, ses pensées, ses amours et son destin, il ne va peut-être plus regarder tout à fait de la même façon ceux qui lui ressemblent.
Je vous vois venir, vous allez me trouver utopiste. Mais j'assume. Je crois que le roman ouvre à plus de compréhension entre les gens. Et je le répète, je suis sûre qu'au pays des grands romanciers, hommes et femmes vivent en harmonie, même si ce n'est pas sans disputes littéraires...
Bonne journée à tous...
PS : Inutile de vous dire que je vous recommande les romans des sœurs Brontë !
30 mai 2006
27 mai 2006
Stephen King, un écrivain dans tous ses états
Bonsoir !
Il me semblait que la soirée était le moment propice (ok, le milieu de la nuit eût été encore mieux, mais au milieu de la nuit, je DORS. J'ai mes limites) pour vous parler un peu d'un écrivain cher à mon cœur. Cher au cœur de beaucoup d'entre vous aussi, j'en suis sûre. Et sans doute y en-a-t-il aussi parmi vous qui n'ont jamais lu Stephen King, tellement est grande la peur d'avoir peur... vous connaissez la peur d'avoir peur ? C'est la pire. Alors, à ceux qui ont toujours évité Stephen King parce que c'est de la littérature qui fout la trouille, je voudrais dire deux choses : Primo, c'est de la littérature. De la bonne. Stephen King ne sera jamais sur la liste du Booker Prize parce que ses livres ont des couvertures noires, mais on s'en tape. C'est un grand écrivain. Ses personnages sont épais, crédibles, ses histoires sont complexes et se plantent dans l'imaginaire à la manière des dents de vampire. Il y a eu, depuis, une multitude de petits Stephen King, très loin d'égaler le maître. Il faut dire que ce n'est pas évident de se mesurer à quelqu'un qui écrit pour ne pas devenir fou ! Deuxio, prenez cinquante lecteurs, chacun vous racontera un Stephen King différent. Certains préfèrent les récits horrifiques, d'autres les nouvelles, d'autres encore la science fiction... ce soir, je m'en vais vous livrer "mon" Stephen King. En 4 romans. Mes préférés. J'aurais pu aussi en inclure d'autres, comme "la ligne verte" "Ça", "Cujo", "Le bazaar de l'épouvante", mais j'ai choisi quatre romans qui parlent d'un écrivain. Ou des grandes misères et des graves dangers qui guettent l'écrivain consciencieux... Alors, vous êtes prêts ? On y va.
On commence par un des plus anciens, "Shining", le deuxième livre qu'il a écrit, à l'époque où il n'imaginait pas une seconde qu'il deviendrait ce qu'il est. Beaucoup d'entre vous connaissent l'histoire : Jack Torrance est un écrivain en bout de course, ancien alcoolique devenu sobre avec difficulté, pour l'amour de sa femme Wendy et de son fils Danny. Comme ils sont fauchés, que leur mariage est au bord du gouffre, et que Jack ne sait plus comment renouer avec une potentielle carrière littéraire brisée dans l'œuf, il accepte un poste de gardien d'un hôtel immense au fin fond du Colorado, pendant la saison d'hiver, où l'hôtel est vide et fermé, où la neige vous coupe du monde extérieur, et où personne ne peut vous entendre hurler, même si votre vie en dépend. Faut-il être inconscient. Ou désespéré...
Quand on lit le livre, souvent, on se focalise sur l'enfant. Car Danny a un don. Il a le "shining", un don de voyance un peu particulier. Un "ami" imaginaire, Tony, vient lui montrer des choses qu'il ne comprend pas toujours, mais qui font peur, et il s'évanouit. Or, l'hotel où ils vont habiter des mois durant est vide de clients mais regorge de fantômes... dont Danny va faire la connaissance malgré lui.
Mais ce soir, je voulais qu'on se concentre sur Jack Torrance, l'écrivain. C'est un homme plein de blessures et de failles. Il aimerait chérir son fils et sa femme, il les aime de tout son coeur, mais il a failli une fois déjà. Il est tombé dans l'alcool jusqu'au cou, il a cassé le bras de son fils, senti le divorce menacer. Il accepte un job minable, il se fait humilier par son employeur. Et il reste seul, avec sa femme qui se méfie un peu de lui, et son fils, qui est bizarre. Et puis, il commence à être fasciné par l'immensité de l'Overlook, cet hôtel perché dans les montagnes, à 1h30 de voiture du premier village. Et un jour, il descend dans le sous-sol, et là, il tombe sur tout un tas de paperasses. Et voilà qu'elles racontent l'histoire de l'Overlook, ces paperasses. Un monceau de coupures de presse remontant du fond des temps, des photos, des cartons d'invitation, qui dressent un tableau macabre, une épopée où les stars de cinéma s'entremêlent à la mafia, aux crimes crapuleux, aux assassinats. Et ça y est, il le tient, SON livre, le livre de sa vie !
"Il y avait des années qu'il n'avait pas connu une exaltation pareille et il se sentit tout à coup capable d'écrire ce livre auquel il avait songé sans trop y croire. Et c'était ici, enterré sous ces amas de papiers, qu'il en trouverait le sujet."
Quel écrivain ne rêve pas d'un sujet en or ?.. Seulement Jack reste fragile, autodestructeur. Alors il appelle son employeur, pour lui faire part de son projet. Une belle idée : couvrir de boue la légende dorée de l'hotel, en disant la vérité. L'employeur s'en étrangle, et passant par un intermédiaire, le remet à sa place : il sera renvoyé, piétiné, s'il écrit ce livre.
" Jack resta un moment sans pouvoir parler. Le sang bourdonnait à ses oreilles. Al se prenait vraiment pour un prince Medicis du vingtième siècle, parlant à un de ses protégés : " Si tu peins nos verrues, on te jettera aux chiens. Ce n'est pas pour voir des horreurs qu'on t'a engagé. Naturellement, nous resterons amis..., nous sommes entre gens de bonne compagnie, n'est-ce pas ? Nous avons partagé le pain, le sel et la bouteille. Nous nous abstiendrons de faire allusion au collier de chien que je t'ai passé autour du cou, et je prendrai bien soin de toi. Tout ce que je te demande en échange, c'est ton âme. Peu de choses, tu en conviendras. Nous pouvons même feindre d'ignorer que tu me l'as donnée, comme nous feignons d'ignorer le collier de chien. Souviens-toi, mon ami, les rues sont pleines de mendiants qui auraient pu devenir des Michel Ange..."
A partir de là, Jack est un écrivain muselé, et il commence à perdre les pédales. Il se glisse dans les pantoufles du précédent gardien de l'Overlook, Grady, qui a fini par massacrer sa famille... Et la première fois qu'on lit le livre, on se dit que Jack devient fou parce que Danny a réveillé les fantômes de l'hôtel avec son "shining". Mais à la relecture, je pense que c'est Jack qui les a tirés de leur assoupissement, en faisant son travail d'écrivain. A l'appui de mes dires, un dernier extrait, tiré d'un passage où Jack, encore lucide, se rend compte qu'il devient fou :
" Ses hallucinations ressemblaient à de véritables manifestations psychotiques. Il était persuadé qu'il fallait voir en elles la révolte de son cerveau contre son renoncement au livre sur l'Overlook, renoncement qu'Al lui avait réclamé sur un ton si impérieux. Elles étaient peut-être le signal d'alarme qu'il finirait par perdre tout respect de lui-même. Il fallait qu'il écrive ce livre, même s'il fallait renoncer, pour ça, à l'amitié d'Al. Il raconterait l'histoire d' hôtel aussi franchement, aussi simplement que possible. [...] Il l'écrirait parce que l'Overlook l'avait ensorcelé — pouvait-on imaginer une explication plus simple ou plus vraie ? — et pour la même raison que l'on écrivait toute grande œuvre littéraire, que ce soit de la fiction ou non : pour dire la vérité, laquelle finit toujours par éclater. Il l'écrirait parce qu'il avait besoin de l'écrire."
Voilà, fort bien exprimée, la dépendance d'un auteur envers son sujet, qui ressemble parfois à celle de l'alcool (Jack a tous les symptômes de l'alcoolisme sans boire dès l'instant où l'hotel s'empare de lui), qui rend aveugle et sourd à ceux qu'on aime, qui fait tout disparaître devant les exigences du roman...
Pour continuer, accordons-nous une pause de relative détente avec "Misery". Datant de 1987, "Misery" raconte l'histoire tragicomique de Paul Sheldon, écrivain dans la force de l'âge qui, après avoir payé les études de ses enfants grâce aux aventures d'une héroïne à l'eau de rose, Misery Chastain, décide de la liquider afin de se mettre à écrire "de la vraie littérature." Il a tué son héroïne, avec plaisir et soulagement. Il a écrit un autre roman, un vrai, tandis que le dernier Misery est sous presse. Il est heureux. Il est allé écrire la fin de son livre au fin fond du Colorado (un coin dont les lecteurs de Shining ont appris à se méfier), dans un chalet, tout seul, selon un rituel superstitieux. Et voilà qu'en redescendant vers la civilisation, pris dans une tempête de neige, il a un accident fatal avec sa voiture. Enfin, pas immédiatement fatal... car il est sauvé in extremis, et par une infirmière, le veinard ! Elle va le "soigner", le couver, le chouchouter, car elle est "sa plus fervente admiratrice". Elle vit par et pour "Misery", son héroïne. Quand il découvre qu'elle est complètement tapée, c'est trop tard. Il est impotent, elle le séquestre tandis que ses proches le croient mort, et pour rester en vie, il doit racheter sa faute impardonnable, et ressusciter Misery. Ecrire pour survivre. Un écrivain prisonnier de son personnage, ça ne vous rappelle rien? ... Eh oui, Conan Doyle, qui avait tué Sherlock Holmes, lui avait tricoté une mort pleine d'élégance, et fut obligé de le ressusciter devant le tollé de ses lecteurs... On ne se défait pas si facilement d'un personnage récurrent. Voyez Patricia Cornwell, ligotée à Kay Scarpetta, à ses névroses, à ses plats italiens et ses amours insatisfaisantes... Pour revenir à "Misery", c'est un livre aussi drôle que macabre. Le héros a un humour corrosif, et il en faut, quand on est obligé de réécrire les aventures d'une héroïne qu'on a prise en grippe avec une machine à écrire où il manque la lettre n ! Et pour ceux qui auraient vu le film (excellemment joué par James Caan et Kathy Bates), le livre est encore plus drôle, et encore plus noir.
En plat de résistance, je vous propose "La part des ténèbres". Je l'aime beaucoup, parce que comme "Misery", il illustre à merveille les travers de la vie professionnelle de Stephen King. Le héros, Thad Beaumont, est un auteur qui n'a réussi à percer qu'en écrivant des romans noirs sous le pseudonyme de Georges Stark. Il vit dans le Maine, à Castle Rock, un lieu qui doit être habité exclusivement par des personnages de Stephen King, si on en croit le nombre de ses romans qui s'y déroulent ! Parfois, Thad essaie d'écrire des livres "sérieux" sous son nom, mais chaque fois, c'est un flop. Et voilà qu'un jour, il en a assez, lui aussi, il liquide Georges Stark. Comme Georges Stark est censé exister vraiment, il lui fait même de vraies funérailles, et fait part de sa mort dans la presse. Et quelques jours plus tard, alors qu'il vit peinard avec sa femme et ses deux petits jumeaux (qui ont dix-huit mois, mais sont deux personnages qui existent pleinement, preuve supplémentaire du talent de cet auteur qui incarne les enfants avec beaucoup de vérité et de respect, un peu comme Spielberg), un inconnu dont le signalement répond à celui de Stark commence à semer des cadavres le long d'une route sanglante qui mène à Thad Beaumont. Lequel réalise qu'il a donné vie à son double ténébreux en lui organisant un enterrement ! Ils vont donc se mesurer l'un à l'autre, en un duel sans merci. Car Georges Stark, qui a rendu Thad Beaumont si riche et si populaire, est très en colère, et à juste titre, contre ce créateur qui l'a renvoyé ad patres...
D'un autre côté, on peut comprendre cette soif de reconnaissance personnelle qui pousse le héros à se débarrasser de son pseudonyme. Car un pseudonyme, c'est toujours un masque. Ce n'est pas anodin de publier sous un autre nom : on le fait parfois pour séparer sa vie privée de sa vie d'auteur, et laisser le champ libre à l'artiste en soi qui n'est pas forcément "présentable" ou courtois, alors que son alter ego tient son rôle dans la société avec civilité. Il peut se former alors un couple à la "Jekill et Hyde", non sans tensions ! On peut aussi désirer brouiller les pistes de son identité sexuelle, et par la même occasion rendre hommage à une célébrité (chez Fred Vargas, la référence à Maria Vargas, nom de l'héroïne de "La comtesse aux pieds nus" jouée par Ava Gardner) ou à sa femme... comme l'auteur algérien Yasmina Khadra. Dans tous les cas, il s'agit malgré tout de donner naissance à un autre soi, qui n'appartient plus tout à fait à sa famille, ni à son entourage. Un être neuf. Ici, le pseudonyme sert à assumer à sa place ce que l'auteur estime être de la "mauvaise littérature", c'est à dire de la littérature "noire", l'inverse de la "blanche", celle qui trône aux cocktails littéraires et boit du champagne avec des gants immaculés. Et Thad Beaumont, même s'il s'est constitué un public fidèle grâce aux récits macabres de Georges Stark, rêve de reconnaissance littéraire. Au fond de lui, il aimerait ne pas être cantonné dans la littérature gothique. Il aimerait qu'on voie en lui un écrivain qui écrit sur nos angoisses, par un "auteur de thrillers". Ce sentiment est à mon avis très profondément autobiographique, mais heureusement, il y a de par le monde des gens qui ont su reconnaître depuis longtemps l'écrivain Stephen King sous l'étiquette collée une fois pour toutes par les maisons d'édition. Ce roman illustre aussi la difficulté d'un auteur à sortir de son registre. Non seulement parce qu'il y aurait pour lui le risque de semer son lectorat en route (et c'est le cas pour Thad Beaumont), mais surtout parce qu'un écrivain retourne toujours sur les lieux de ses obsessions primitives. Et si Stephen King écrit si bien sur l'angoisse, c'est parce que c'est son terreau, le carré d'herbes sauvages et vénéneuses qu'il lui faut toujours défricher pour exister en harmonie avec lui-même.
Pour le dessert, je vous ai gardé un plat de choix, une vraie pièce montée, un chef d'œuvre que même les plus trouillards d'entre vous vont aimer. Il s'agit de "Sac d'Os", écrit en 1998. Retournons dans le Maine, entre Derry et Castle Rock, au bord du lac Dark Score. Le héros, Mike Noonan, est un écrivain à succès, qui écrit un livre par an (non, 2 ! Comme Amélie Nothomb : il en publie un, et planque le deuxième dans un coffre-fort), conformément aux souhaits de son éditeur. Il a une jolie femme, Johanna, dont il est très amoureux. Il n'est peut-être pas l'écrivain qu'il aurait rêvé d'être, il n'est pas dupe de l'utilisation cynique que son éditeur fait de lui, mais ça lui va :
" Certes, je n'étais ni Thomas Wolfe, ni même Tom Wolfe, mais on me payait pour faire ce que j'aimais, et il n'y avait pas cochon plus heureux sur cette terre ; c'était comme avoir le droit de voler."
Mais un jour, sa femme se fait écraser bêtement, en traversant la rue. Et le laisse avec un cœur brisé et une gigantesque panne d'écriture. Qu'il dissimule un temps grâce aux "noisettes" qu'il a accumulées dans son coffre-fort. Puis, il arrête publiquement sa carrière, et se retire dans la maison de vacances que sa femme aimait encore plus que lui, Sara Laughs, au bord du lac. Léger problème : la maison est vide, mais il n'est pas seul. La nuit, il entend pleurer un enfant, et le matin au réveil, les lettres magnétiques qui devraient rester sages et immobiles sur son frigo ont composé des messages à son intention, comme "Hello" ou "Aide-la". Autre problème : il ignore si ses "hôtes" sont malveillants ou juste dérangeants. Et pour couronner le tout, il manque d'écraser un petite fille, laquelle a une mère charmante, et toutes les deux sont menacées par un "ogre" très réel. Et c'est comme ça que le veuf inconsolable, l'écrivain anihilé, se laisse envahir, émouvoir, terrifier, pour finalement se retrouver obligé de prendre parti, d'entrer dans la bataille. Et une nuit, après un rêve particulièrement terrifiant et énigmatique, il monte dans son bureau :
" Finalement je m'assis dans mon fauteuil, d'où montèrent les craquements habituels provoqués par mon poids, et le même grondement de roulettes lorsque je le poussai en avant, glissant mes genoux sous le bureau. Je me retrouvai assis en face du clavier, transpirant abondamment, avec toujours le souvenir du plongeoir dans la tête, avec l'impression de ressort sous mes pieds pendant que j'en parcourais toute la longueur, me rappelant de l'écho particulier qui montait des voix, en dessous, l'odeur de chlore et les pulsations régulières et sourdes du système d'aération : fwung-fwung-fwung-fwung, comme si l'eau avait son propre battement de cœur secret. Je m'étais tenu au bout du plongeoir en me demandant (et pas pour la première fois !) si je ne risquais pas de me retrouver paralysé au cas où je raterais mon entrée dans l'eau. Probablement pas, mais on pouvait en revanche mourir de peur.
[...] Vas- y ! s'écria la voix de Johanna. Ma version de cette voix était en général calme et maîtrisée. Cette fois-ci elle était limite hystérique : Arrête de lambiner et vas-y !
Je tendus la main vers l'interrupteur de l'IBM, me rappelant à présent le jour où j'avais balancé mon programme Word 6 à la poubelle. Salut, vieille branche, avais-je pensé.
"Je vous en prie, faites que ça marche, murmurai-je. Je vous en prie..."
J'appuyai sur le bouton. La machine se mit à ronronner. La sphère se lança dans un premier petit tourbillon d'essai, comme un danseur de ballet qui attend dans les coulisses de faire son entrée sur scène. Je pris une feuille de papier, vis que mes doigts y laissaient des marques de transpiration. Tant pis. Je l'enroulai, la centrai, puis écrivis :
Chapitre premier
et attendis que se déchaîne la tempête."
Et voilà. Avouez que c'est une belle description de l'angoisse de la page blanche... Pour finir, et faire une boucle avec Shining, je dirai ceci : Jack Torrance, rendu fou par sa fragilité intrinsèque et l'interdiction d'écrire son livre, et par conséquent incapable de se délivrer de l'Overlook, se perdra lui-même. Mike Noonan, des années plus tard, écrit son livre et y puise la force de combattre les ténèbres, qu'elles lui soient extérieures ou intimes : la perte vive de sa femme bien-aimée, cette plaie qui saigne encore. Dans Shining, les fantômes sont méchants, mal intentionnés. Dans "Sac d'Os", il sont en souffrance, en suspension, et peuvent basculer du mal au bien et du bien au mal en un instant. Mais dans les deux cas, ce qui est sûr, c'est que pour faire du bon travail et surmonter sa peur panique de la page blanche, l'écrivain n'a pas le choix : il doit accepter de se laisser envahir, posséder par les fantômes. Et c'est à ses risques et périls. Car s'il ne parvient pas à s'exorciser lui-même en les enfermant entre les pages de son livre tel le génie de la lampe, ils pourraient bien demeurer dans sa tête, et le rendre fou.
Bonne nuit à tous !
NB : pour ceux qui voudraient en savoir plus sur la vie de Stephen King, rendez-vous sur le site du magazine Lire, ici
Il me semblait que la soirée était le moment propice (ok, le milieu de la nuit eût été encore mieux, mais au milieu de la nuit, je DORS. J'ai mes limites) pour vous parler un peu d'un écrivain cher à mon cœur. Cher au cœur de beaucoup d'entre vous aussi, j'en suis sûre. Et sans doute y en-a-t-il aussi parmi vous qui n'ont jamais lu Stephen King, tellement est grande la peur d'avoir peur... vous connaissez la peur d'avoir peur ? C'est la pire. Alors, à ceux qui ont toujours évité Stephen King parce que c'est de la littérature qui fout la trouille, je voudrais dire deux choses : Primo, c'est de la littérature. De la bonne. Stephen King ne sera jamais sur la liste du Booker Prize parce que ses livres ont des couvertures noires, mais on s'en tape. C'est un grand écrivain. Ses personnages sont épais, crédibles, ses histoires sont complexes et se plantent dans l'imaginaire à la manière des dents de vampire. Il y a eu, depuis, une multitude de petits Stephen King, très loin d'égaler le maître. Il faut dire que ce n'est pas évident de se mesurer à quelqu'un qui écrit pour ne pas devenir fou ! Deuxio, prenez cinquante lecteurs, chacun vous racontera un Stephen King différent. Certains préfèrent les récits horrifiques, d'autres les nouvelles, d'autres encore la science fiction... ce soir, je m'en vais vous livrer "mon" Stephen King. En 4 romans. Mes préférés. J'aurais pu aussi en inclure d'autres, comme "la ligne verte" "Ça", "Cujo", "Le bazaar de l'épouvante", mais j'ai choisi quatre romans qui parlent d'un écrivain. Ou des grandes misères et des graves dangers qui guettent l'écrivain consciencieux... Alors, vous êtes prêts ? On y va.
On commence par un des plus anciens, "Shining", le deuxième livre qu'il a écrit, à l'époque où il n'imaginait pas une seconde qu'il deviendrait ce qu'il est. Beaucoup d'entre vous connaissent l'histoire : Jack Torrance est un écrivain en bout de course, ancien alcoolique devenu sobre avec difficulté, pour l'amour de sa femme Wendy et de son fils Danny. Comme ils sont fauchés, que leur mariage est au bord du gouffre, et que Jack ne sait plus comment renouer avec une potentielle carrière littéraire brisée dans l'œuf, il accepte un poste de gardien d'un hôtel immense au fin fond du Colorado, pendant la saison d'hiver, où l'hôtel est vide et fermé, où la neige vous coupe du monde extérieur, et où personne ne peut vous entendre hurler, même si votre vie en dépend. Faut-il être inconscient. Ou désespéré...
Quand on lit le livre, souvent, on se focalise sur l'enfant. Car Danny a un don. Il a le "shining", un don de voyance un peu particulier. Un "ami" imaginaire, Tony, vient lui montrer des choses qu'il ne comprend pas toujours, mais qui font peur, et il s'évanouit. Or, l'hotel où ils vont habiter des mois durant est vide de clients mais regorge de fantômes... dont Danny va faire la connaissance malgré lui.
Mais ce soir, je voulais qu'on se concentre sur Jack Torrance, l'écrivain. C'est un homme plein de blessures et de failles. Il aimerait chérir son fils et sa femme, il les aime de tout son coeur, mais il a failli une fois déjà. Il est tombé dans l'alcool jusqu'au cou, il a cassé le bras de son fils, senti le divorce menacer. Il accepte un job minable, il se fait humilier par son employeur. Et il reste seul, avec sa femme qui se méfie un peu de lui, et son fils, qui est bizarre. Et puis, il commence à être fasciné par l'immensité de l'Overlook, cet hôtel perché dans les montagnes, à 1h30 de voiture du premier village. Et un jour, il descend dans le sous-sol, et là, il tombe sur tout un tas de paperasses. Et voilà qu'elles racontent l'histoire de l'Overlook, ces paperasses. Un monceau de coupures de presse remontant du fond des temps, des photos, des cartons d'invitation, qui dressent un tableau macabre, une épopée où les stars de cinéma s'entremêlent à la mafia, aux crimes crapuleux, aux assassinats. Et ça y est, il le tient, SON livre, le livre de sa vie !
"Il y avait des années qu'il n'avait pas connu une exaltation pareille et il se sentit tout à coup capable d'écrire ce livre auquel il avait songé sans trop y croire. Et c'était ici, enterré sous ces amas de papiers, qu'il en trouverait le sujet."
Quel écrivain ne rêve pas d'un sujet en or ?.. Seulement Jack reste fragile, autodestructeur. Alors il appelle son employeur, pour lui faire part de son projet. Une belle idée : couvrir de boue la légende dorée de l'hotel, en disant la vérité. L'employeur s'en étrangle, et passant par un intermédiaire, le remet à sa place : il sera renvoyé, piétiné, s'il écrit ce livre.
" Jack resta un moment sans pouvoir parler. Le sang bourdonnait à ses oreilles. Al se prenait vraiment pour un prince Medicis du vingtième siècle, parlant à un de ses protégés : " Si tu peins nos verrues, on te jettera aux chiens. Ce n'est pas pour voir des horreurs qu'on t'a engagé. Naturellement, nous resterons amis..., nous sommes entre gens de bonne compagnie, n'est-ce pas ? Nous avons partagé le pain, le sel et la bouteille. Nous nous abstiendrons de faire allusion au collier de chien que je t'ai passé autour du cou, et je prendrai bien soin de toi. Tout ce que je te demande en échange, c'est ton âme. Peu de choses, tu en conviendras. Nous pouvons même feindre d'ignorer que tu me l'as donnée, comme nous feignons d'ignorer le collier de chien. Souviens-toi, mon ami, les rues sont pleines de mendiants qui auraient pu devenir des Michel Ange..."
A partir de là, Jack est un écrivain muselé, et il commence à perdre les pédales. Il se glisse dans les pantoufles du précédent gardien de l'Overlook, Grady, qui a fini par massacrer sa famille... Et la première fois qu'on lit le livre, on se dit que Jack devient fou parce que Danny a réveillé les fantômes de l'hôtel avec son "shining". Mais à la relecture, je pense que c'est Jack qui les a tirés de leur assoupissement, en faisant son travail d'écrivain. A l'appui de mes dires, un dernier extrait, tiré d'un passage où Jack, encore lucide, se rend compte qu'il devient fou :
" Ses hallucinations ressemblaient à de véritables manifestations psychotiques. Il était persuadé qu'il fallait voir en elles la révolte de son cerveau contre son renoncement au livre sur l'Overlook, renoncement qu'Al lui avait réclamé sur un ton si impérieux. Elles étaient peut-être le signal d'alarme qu'il finirait par perdre tout respect de lui-même. Il fallait qu'il écrive ce livre, même s'il fallait renoncer, pour ça, à l'amitié d'Al. Il raconterait l'histoire d' hôtel aussi franchement, aussi simplement que possible. [...] Il l'écrirait parce que l'Overlook l'avait ensorcelé — pouvait-on imaginer une explication plus simple ou plus vraie ? — et pour la même raison que l'on écrivait toute grande œuvre littéraire, que ce soit de la fiction ou non : pour dire la vérité, laquelle finit toujours par éclater. Il l'écrirait parce qu'il avait besoin de l'écrire."
Voilà, fort bien exprimée, la dépendance d'un auteur envers son sujet, qui ressemble parfois à celle de l'alcool (Jack a tous les symptômes de l'alcoolisme sans boire dès l'instant où l'hotel s'empare de lui), qui rend aveugle et sourd à ceux qu'on aime, qui fait tout disparaître devant les exigences du roman...
Pour continuer, accordons-nous une pause de relative détente avec "Misery". Datant de 1987, "Misery" raconte l'histoire tragicomique de Paul Sheldon, écrivain dans la force de l'âge qui, après avoir payé les études de ses enfants grâce aux aventures d'une héroïne à l'eau de rose, Misery Chastain, décide de la liquider afin de se mettre à écrire "de la vraie littérature." Il a tué son héroïne, avec plaisir et soulagement. Il a écrit un autre roman, un vrai, tandis que le dernier Misery est sous presse. Il est heureux. Il est allé écrire la fin de son livre au fin fond du Colorado (un coin dont les lecteurs de Shining ont appris à se méfier), dans un chalet, tout seul, selon un rituel superstitieux. Et voilà qu'en redescendant vers la civilisation, pris dans une tempête de neige, il a un accident fatal avec sa voiture. Enfin, pas immédiatement fatal... car il est sauvé in extremis, et par une infirmière, le veinard ! Elle va le "soigner", le couver, le chouchouter, car elle est "sa plus fervente admiratrice". Elle vit par et pour "Misery", son héroïne. Quand il découvre qu'elle est complètement tapée, c'est trop tard. Il est impotent, elle le séquestre tandis que ses proches le croient mort, et pour rester en vie, il doit racheter sa faute impardonnable, et ressusciter Misery. Ecrire pour survivre. Un écrivain prisonnier de son personnage, ça ne vous rappelle rien? ... Eh oui, Conan Doyle, qui avait tué Sherlock Holmes, lui avait tricoté une mort pleine d'élégance, et fut obligé de le ressusciter devant le tollé de ses lecteurs... On ne se défait pas si facilement d'un personnage récurrent. Voyez Patricia Cornwell, ligotée à Kay Scarpetta, à ses névroses, à ses plats italiens et ses amours insatisfaisantes... Pour revenir à "Misery", c'est un livre aussi drôle que macabre. Le héros a un humour corrosif, et il en faut, quand on est obligé de réécrire les aventures d'une héroïne qu'on a prise en grippe avec une machine à écrire où il manque la lettre n ! Et pour ceux qui auraient vu le film (excellemment joué par James Caan et Kathy Bates), le livre est encore plus drôle, et encore plus noir.
En plat de résistance, je vous propose "La part des ténèbres". Je l'aime beaucoup, parce que comme "Misery", il illustre à merveille les travers de la vie professionnelle de Stephen King. Le héros, Thad Beaumont, est un auteur qui n'a réussi à percer qu'en écrivant des romans noirs sous le pseudonyme de Georges Stark. Il vit dans le Maine, à Castle Rock, un lieu qui doit être habité exclusivement par des personnages de Stephen King, si on en croit le nombre de ses romans qui s'y déroulent ! Parfois, Thad essaie d'écrire des livres "sérieux" sous son nom, mais chaque fois, c'est un flop. Et voilà qu'un jour, il en a assez, lui aussi, il liquide Georges Stark. Comme Georges Stark est censé exister vraiment, il lui fait même de vraies funérailles, et fait part de sa mort dans la presse. Et quelques jours plus tard, alors qu'il vit peinard avec sa femme et ses deux petits jumeaux (qui ont dix-huit mois, mais sont deux personnages qui existent pleinement, preuve supplémentaire du talent de cet auteur qui incarne les enfants avec beaucoup de vérité et de respect, un peu comme Spielberg), un inconnu dont le signalement répond à celui de Stark commence à semer des cadavres le long d'une route sanglante qui mène à Thad Beaumont. Lequel réalise qu'il a donné vie à son double ténébreux en lui organisant un enterrement ! Ils vont donc se mesurer l'un à l'autre, en un duel sans merci. Car Georges Stark, qui a rendu Thad Beaumont si riche et si populaire, est très en colère, et à juste titre, contre ce créateur qui l'a renvoyé ad patres...
D'un autre côté, on peut comprendre cette soif de reconnaissance personnelle qui pousse le héros à se débarrasser de son pseudonyme. Car un pseudonyme, c'est toujours un masque. Ce n'est pas anodin de publier sous un autre nom : on le fait parfois pour séparer sa vie privée de sa vie d'auteur, et laisser le champ libre à l'artiste en soi qui n'est pas forcément "présentable" ou courtois, alors que son alter ego tient son rôle dans la société avec civilité. Il peut se former alors un couple à la "Jekill et Hyde", non sans tensions ! On peut aussi désirer brouiller les pistes de son identité sexuelle, et par la même occasion rendre hommage à une célébrité (chez Fred Vargas, la référence à Maria Vargas, nom de l'héroïne de "La comtesse aux pieds nus" jouée par Ava Gardner) ou à sa femme... comme l'auteur algérien Yasmina Khadra. Dans tous les cas, il s'agit malgré tout de donner naissance à un autre soi, qui n'appartient plus tout à fait à sa famille, ni à son entourage. Un être neuf. Ici, le pseudonyme sert à assumer à sa place ce que l'auteur estime être de la "mauvaise littérature", c'est à dire de la littérature "noire", l'inverse de la "blanche", celle qui trône aux cocktails littéraires et boit du champagne avec des gants immaculés. Et Thad Beaumont, même s'il s'est constitué un public fidèle grâce aux récits macabres de Georges Stark, rêve de reconnaissance littéraire. Au fond de lui, il aimerait ne pas être cantonné dans la littérature gothique. Il aimerait qu'on voie en lui un écrivain qui écrit sur nos angoisses, par un "auteur de thrillers". Ce sentiment est à mon avis très profondément autobiographique, mais heureusement, il y a de par le monde des gens qui ont su reconnaître depuis longtemps l'écrivain Stephen King sous l'étiquette collée une fois pour toutes par les maisons d'édition. Ce roman illustre aussi la difficulté d'un auteur à sortir de son registre. Non seulement parce qu'il y aurait pour lui le risque de semer son lectorat en route (et c'est le cas pour Thad Beaumont), mais surtout parce qu'un écrivain retourne toujours sur les lieux de ses obsessions primitives. Et si Stephen King écrit si bien sur l'angoisse, c'est parce que c'est son terreau, le carré d'herbes sauvages et vénéneuses qu'il lui faut toujours défricher pour exister en harmonie avec lui-même.
Pour le dessert, je vous ai gardé un plat de choix, une vraie pièce montée, un chef d'œuvre que même les plus trouillards d'entre vous vont aimer. Il s'agit de "Sac d'Os", écrit en 1998. Retournons dans le Maine, entre Derry et Castle Rock, au bord du lac Dark Score. Le héros, Mike Noonan, est un écrivain à succès, qui écrit un livre par an (non, 2 ! Comme Amélie Nothomb : il en publie un, et planque le deuxième dans un coffre-fort), conformément aux souhaits de son éditeur. Il a une jolie femme, Johanna, dont il est très amoureux. Il n'est peut-être pas l'écrivain qu'il aurait rêvé d'être, il n'est pas dupe de l'utilisation cynique que son éditeur fait de lui, mais ça lui va :
" Certes, je n'étais ni Thomas Wolfe, ni même Tom Wolfe, mais on me payait pour faire ce que j'aimais, et il n'y avait pas cochon plus heureux sur cette terre ; c'était comme avoir le droit de voler."
Mais un jour, sa femme se fait écraser bêtement, en traversant la rue. Et le laisse avec un cœur brisé et une gigantesque panne d'écriture. Qu'il dissimule un temps grâce aux "noisettes" qu'il a accumulées dans son coffre-fort. Puis, il arrête publiquement sa carrière, et se retire dans la maison de vacances que sa femme aimait encore plus que lui, Sara Laughs, au bord du lac. Léger problème : la maison est vide, mais il n'est pas seul. La nuit, il entend pleurer un enfant, et le matin au réveil, les lettres magnétiques qui devraient rester sages et immobiles sur son frigo ont composé des messages à son intention, comme "Hello" ou "Aide-la". Autre problème : il ignore si ses "hôtes" sont malveillants ou juste dérangeants. Et pour couronner le tout, il manque d'écraser un petite fille, laquelle a une mère charmante, et toutes les deux sont menacées par un "ogre" très réel. Et c'est comme ça que le veuf inconsolable, l'écrivain anihilé, se laisse envahir, émouvoir, terrifier, pour finalement se retrouver obligé de prendre parti, d'entrer dans la bataille. Et une nuit, après un rêve particulièrement terrifiant et énigmatique, il monte dans son bureau :
" Finalement je m'assis dans mon fauteuil, d'où montèrent les craquements habituels provoqués par mon poids, et le même grondement de roulettes lorsque je le poussai en avant, glissant mes genoux sous le bureau. Je me retrouvai assis en face du clavier, transpirant abondamment, avec toujours le souvenir du plongeoir dans la tête, avec l'impression de ressort sous mes pieds pendant que j'en parcourais toute la longueur, me rappelant de l'écho particulier qui montait des voix, en dessous, l'odeur de chlore et les pulsations régulières et sourdes du système d'aération : fwung-fwung-fwung-fwung, comme si l'eau avait son propre battement de cœur secret. Je m'étais tenu au bout du plongeoir en me demandant (et pas pour la première fois !) si je ne risquais pas de me retrouver paralysé au cas où je raterais mon entrée dans l'eau. Probablement pas, mais on pouvait en revanche mourir de peur.
[...] Vas- y ! s'écria la voix de Johanna. Ma version de cette voix était en général calme et maîtrisée. Cette fois-ci elle était limite hystérique : Arrête de lambiner et vas-y !
Je tendus la main vers l'interrupteur de l'IBM, me rappelant à présent le jour où j'avais balancé mon programme Word 6 à la poubelle. Salut, vieille branche, avais-je pensé.
"Je vous en prie, faites que ça marche, murmurai-je. Je vous en prie..."
J'appuyai sur le bouton. La machine se mit à ronronner. La sphère se lança dans un premier petit tourbillon d'essai, comme un danseur de ballet qui attend dans les coulisses de faire son entrée sur scène. Je pris une feuille de papier, vis que mes doigts y laissaient des marques de transpiration. Tant pis. Je l'enroulai, la centrai, puis écrivis :
Chapitre premier
et attendis que se déchaîne la tempête."
Et voilà. Avouez que c'est une belle description de l'angoisse de la page blanche... Pour finir, et faire une boucle avec Shining, je dirai ceci : Jack Torrance, rendu fou par sa fragilité intrinsèque et l'interdiction d'écrire son livre, et par conséquent incapable de se délivrer de l'Overlook, se perdra lui-même. Mike Noonan, des années plus tard, écrit son livre et y puise la force de combattre les ténèbres, qu'elles lui soient extérieures ou intimes : la perte vive de sa femme bien-aimée, cette plaie qui saigne encore. Dans Shining, les fantômes sont méchants, mal intentionnés. Dans "Sac d'Os", il sont en souffrance, en suspension, et peuvent basculer du mal au bien et du bien au mal en un instant. Mais dans les deux cas, ce qui est sûr, c'est que pour faire du bon travail et surmonter sa peur panique de la page blanche, l'écrivain n'a pas le choix : il doit accepter de se laisser envahir, posséder par les fantômes. Et c'est à ses risques et périls. Car s'il ne parvient pas à s'exorciser lui-même en les enfermant entre les pages de son livre tel le génie de la lampe, ils pourraient bien demeurer dans sa tête, et le rendre fou.
Bonne nuit à tous !
NB : pour ceux qui voudraient en savoir plus sur la vie de Stephen King, rendez-vous sur le site du magazine Lire, ici
24 mai 2006
Vous aimez Hitchcock ?...
Bonjour à vous tous,
Non pas en direct de la Croisette, mais en direct de chez moi...(on a les moyens qu'on peut !) je me propose, en hommage au septième art, de vous faire partager un de mes livres de chevet. Je m'adresse ici à tous ceux et celles qui aiment le cinéma, de préférence celui qui laisse une trace dans la tête une fois sorti de la salle, mais aussi à ceux qui aiment les histoires, et qui aiment jeter un coup d'œil "en coulisses", histoire de voir un peu comment on fait pour les raconter si bien. Je ne parle pas ici des "making off", production très inégale et foisonnante, devenue inévitable (dès qu'on achète un dvd, on se paye le making off en prime), et où la plupart du temps, on a droit à deux trois blagues de potaches des acteurs qui font retomber la pression entre deux prises, au commentaire de la costumière sur le nombre d'heures qu'il a fallu pour transformer Steven en mutant de l'espace, à la pause sandwiche du réalisateur qui nous dit qu' "c'est pas toujours facile, ouais...faut s'coucher tard, s'lever tôt, des fois y pleut et on peut pas faire la scène... mais quel pied, waouh j'adore mon job !"... bref que des infos choisies. Non, aujourd'hui je voulais vous parler d'un bouquin qui est une mine d'or pour tous les raconteurs d'histoire, les apprentis Orson Welles, les artistes, mais aussi pour le public, les lecteurs, car c'est un PUR BONHEUR.
Et ce livre, c'est... (ram tam tam, roulements de tambour) le "Hitchbook", ainsi que l'appellent les cinéphiles, autrement appelé "Hitchcock/Truffaut", paru aux éditions Gallimard. Autant dire, Doune, qu'il n'est pas en poche, c'est un gros livre que tu ne peux pas trimballer avec toi dans le métro en allant bosser vu qu'il pèse son poids, mais si c'est bientôt votre fête, votre pot de départ, votre anniversaire ou autre occasion propice, faites-le vous offrir. Je dis ça en toute gratuité, parce que je ne touche pas un rond sur les ventes. Et c'est une des raisons qui fait que je ne peux pas m'offrir un séjour de VIP à Cannes, et surtout un pass pour voir les films !...
Qu'est-ce que c'est que le Hitchbook, et est-ce que ça s'attrape ?...
Non, ce n'est pas une maladie tropicale, et si c'est contagieux, c'est uniquement par enthousiasme. Au départ, ce livre est une idée de François Truffaut, qui en 1964, décide de soummettre Hitchcock à un questionnaire de 500 questions sur son travail, sur ses secrets de réalisateur, sur sa carrière. L'entretien va durer 4 ans ! Le livre paraît en 1967, et c'est un bouquin fascinant, et drôle, très drôle, car Hitchcock a une grande lucidité sur son travail, doublée d' un humour corrosif. Quant à Truffaut, son regard est si pertinent que le livre devient comme un morceau de musique à quatre mains, virtuose et captivant de bout en bout. Vous y apprendrez, par ex, ce qu'il advenait quand Hitchcock essayait de noter les "idées de film géniales" qui lui venaient en rêve... Et aussi que le réalisateur de "Fenêtre sur Cour" avait une peur bleue de la police (comme on le comprend !) et s'identifiait toujours à la victime à qui on passe les menottes... ou que le Mac Guffin (un mot inventé par Hitchcok pour désigner l'enjeu de l'intrigue, par ex le microfilm que tous les espions convoitent) n'a aucune importance, que c'est juste un prétexte pour parler de choses autrement plus intéressantes, tout en créant un suspense...
Si vous aimez Hitchcock, vous verrez que lorsqu'on approche de près les mécanismes de son travail, c'est ouvragé comme de la dentelle, tout est pensé, orchestré avec soin. Si "Les oiseaux" ou "Le meurtre était presque parfait" ne sont pas votre tasse de thé, feuilletez ce livre, vous aurez peut-être envie de revoir, ensuite, ces films que vous trouvez "démodés", en y redécouvrant des éléments très modernes, et qui, aujourd'hui, distinguent toujours les bons films des mauvais.
Si vous aimez Truffaut, vous y trouverez l'homme et l'artiste en réflexion sur son propre travail, à travers son admiration pour Hitchcock.
Si vous ne les connaissez pas, ou pas bien, allez-y quand même : hier, je vous parlais du droit de l'écrivain (ou de l'artiste, en général), à embobiner son lecteur. Aujourd'hui, je rends hommage à un maître ès manipulations, qui réfléchissait à chaque instant de son film, de l'écriture au montage, au meilleur moyen de berner le spectateur, pour leur plus grand plaisir commun.
Pour finir en beauté, je vous donne un extrait de dialogue au sujet de "Psychose". Pour ceux qui ne connaîtraient pas Psychose, je résume le début, afin que vous compreniez de quoi on cause : Marion, une jeune femme (jouée par Janet Leigh, une Monica Belluci de l'époque) s'enfuit dans un moment d'égarement en emportant avec elle 40 000 dollars qu'elle devait déposer à la banque pour son employeur. La nuit venue, elle s'arrête dans un motel, dans un coin perdu. Le patron du motel est jeune, il s'appelle Normal Bates(joué par Anthony Perkins), il a l'air timide mais sympa, il vit encore avec sa mère, qui n'est pas commode mais à laquelle il est TRES attaché. Avant de se coucher, Marion prend une douche, et tout à coup, une vieille femme surgit et la poignarde à mort. Donc, Hitchcock commence par jouer un tour pendable au public : il met au générique la star très populaire Janet Leigh, et dans les premières minutes du film (celles que vous ratez parce que vous êtes allés chercher du pop corn, ou que vous avez fait la queue aux toilettes), il la tue ! Les spectateurs en restaient sidérés. Ensuite, ils étaient forcés de s'intéresser à Normal Bates, et à sa possessive môman... Quant à ceux qui arrivaient en retard, tant pis pour eux ! C'était quand même une bonne façon de forcer les gens à arriver à l'heure, non ?
Dans ce film, le problème d'Hitchcock, c'était de laisser planer le suspense sur "à quoi ressemble la mère de Norman Bates ? " sans jamais "tricher", c'est à dire qu'il fait en sorte que le mystère soit préservé jusqu'au bout, mais lorsqu'on revoit le film en connaissant la fin, tout est cohérent. Et pour rester "honnête" tout en manipulant le spectateur, il mobilise toutes ses capacités, comme on le voit dans l'extrait ci-dessous, qui parle d'une scène plus tardive dans le film, où un détective d'assurances chargé de retrouver l'argent volé par Marion, nommé Arbogast, enquête sur sa disparition, finit par arriver jusqu'au motel, et après avoir interrogé Normal Bates qui refuse de le laisser rencontrer sa mère, revient et s'introduit subrepticement dans la maison, où il monte l'escalier, dans la pénombre... Laissons Hitchcok livrer quelques secrets de cette scène :
"HITCHCOCK : — Rappelez-vous les efforts que nous avons faits pour préparer le public à cette scène ; nous avons établi qu'il y avait une femme mystérieuse dans la maison, nous avons établi que cette femme mystérieuse était sortie de la maison et avait poignardé à mort une jeune femme sous sa douche. Tout ce qui pouvait donner du suspense à cette montée d'escalier du détective était contenu dans ces éléments. Par conséquent, nous devient recourir ici à l'extrême simplicité ; il nous suffisait de montrer un escalier et un homme qui monte cet escalier de la façon la plus simple qui fût.
TRUFFAUT : — [...] En français, on dirait : "Il arrive comme une fleur", donc prêt à "se faire cueillir"...
HITCHCOCK : — Ce n'est pas exactement de l'impassibilité, c'est presque de la bienveillance. Donc je me suis servi d'une seule prise d'Arbogast qui monte l'escalier et, quand il s'est approché de la dernière marche, j'ai délibérément placé la caméra en hauteur [...] afin de pouvoir filmer la mère verticalement, car si je l'avais montrée de dos, j'aurais eu l'air de masquer volontairement son visage et le public se serait méfié. De l'angle où je m'étais placé, je ne donnais pas l'impression d'éviter de montrer la mère.
TRUFFAUT : — [...] C'est très réussi. Plus tard dans le film, vous utilisez à nouveau la position la plus haute pour montrer Perkins (Norman Bates) emmenant sa mère à la cave.
HITCHCOCK : — Oui, et j'ai élevé la caméra dès que Perkins monte l'escalier. Il entre dans la chambre et on ne le voit plus, mais on l'entend : "Maman, il faut que je vous descende à la cave parce qu'ils vont venir nous surveiller." Ensuite on voit Perkins qui descend sa mère à la cave. Je ne pouvais pas couper le plan parce que le public serait devenu soupçonneux : pourquoi est-ce que soudainement la caméra se retire ? Alors, j'ai donc la caméra suspendue qui suit Perkins qui monte l'escalier et, pour que le public ne s'interroge pas sur ce mouvement, nous le distrayons en lui faisant entendre une dispute entre la mère et le fils. Le public porte tellement d'attention au dialogue qu'il ne pense plus à ce que fait la caméra, grâce à quoi nous sommes maintenant à la verticale et le public ne s'étonne pas de voir Perkins transportant sa mère, vu à la verticale par-dessus leurs têtes. C'était passionnant pour moi d'utiliser la caméra pour égarer le public."
Bon, alors, dites-moi, ça ne vous donne pas envie de voir, ou de revoir Psychose ?....
Bonne journée à tous !
Gaëlle
Non pas en direct de la Croisette, mais en direct de chez moi...(on a les moyens qu'on peut !) je me propose, en hommage au septième art, de vous faire partager un de mes livres de chevet. Je m'adresse ici à tous ceux et celles qui aiment le cinéma, de préférence celui qui laisse une trace dans la tête une fois sorti de la salle, mais aussi à ceux qui aiment les histoires, et qui aiment jeter un coup d'œil "en coulisses", histoire de voir un peu comment on fait pour les raconter si bien. Je ne parle pas ici des "making off", production très inégale et foisonnante, devenue inévitable (dès qu'on achète un dvd, on se paye le making off en prime), et où la plupart du temps, on a droit à deux trois blagues de potaches des acteurs qui font retomber la pression entre deux prises, au commentaire de la costumière sur le nombre d'heures qu'il a fallu pour transformer Steven en mutant de l'espace, à la pause sandwiche du réalisateur qui nous dit qu' "c'est pas toujours facile, ouais...faut s'coucher tard, s'lever tôt, des fois y pleut et on peut pas faire la scène... mais quel pied, waouh j'adore mon job !"... bref que des infos choisies. Non, aujourd'hui je voulais vous parler d'un bouquin qui est une mine d'or pour tous les raconteurs d'histoire, les apprentis Orson Welles, les artistes, mais aussi pour le public, les lecteurs, car c'est un PUR BONHEUR.
Et ce livre, c'est... (ram tam tam, roulements de tambour) le "Hitchbook", ainsi que l'appellent les cinéphiles, autrement appelé "Hitchcock/Truffaut", paru aux éditions Gallimard. Autant dire, Doune, qu'il n'est pas en poche, c'est un gros livre que tu ne peux pas trimballer avec toi dans le métro en allant bosser vu qu'il pèse son poids, mais si c'est bientôt votre fête, votre pot de départ, votre anniversaire ou autre occasion propice, faites-le vous offrir. Je dis ça en toute gratuité, parce que je ne touche pas un rond sur les ventes. Et c'est une des raisons qui fait que je ne peux pas m'offrir un séjour de VIP à Cannes, et surtout un pass pour voir les films !...
Qu'est-ce que c'est que le Hitchbook, et est-ce que ça s'attrape ?...
Non, ce n'est pas une maladie tropicale, et si c'est contagieux, c'est uniquement par enthousiasme. Au départ, ce livre est une idée de François Truffaut, qui en 1964, décide de soummettre Hitchcock à un questionnaire de 500 questions sur son travail, sur ses secrets de réalisateur, sur sa carrière. L'entretien va durer 4 ans ! Le livre paraît en 1967, et c'est un bouquin fascinant, et drôle, très drôle, car Hitchcock a une grande lucidité sur son travail, doublée d' un humour corrosif. Quant à Truffaut, son regard est si pertinent que le livre devient comme un morceau de musique à quatre mains, virtuose et captivant de bout en bout. Vous y apprendrez, par ex, ce qu'il advenait quand Hitchcock essayait de noter les "idées de film géniales" qui lui venaient en rêve... Et aussi que le réalisateur de "Fenêtre sur Cour" avait une peur bleue de la police (comme on le comprend !) et s'identifiait toujours à la victime à qui on passe les menottes... ou que le Mac Guffin (un mot inventé par Hitchcok pour désigner l'enjeu de l'intrigue, par ex le microfilm que tous les espions convoitent) n'a aucune importance, que c'est juste un prétexte pour parler de choses autrement plus intéressantes, tout en créant un suspense...
Si vous aimez Hitchcock, vous verrez que lorsqu'on approche de près les mécanismes de son travail, c'est ouvragé comme de la dentelle, tout est pensé, orchestré avec soin. Si "Les oiseaux" ou "Le meurtre était presque parfait" ne sont pas votre tasse de thé, feuilletez ce livre, vous aurez peut-être envie de revoir, ensuite, ces films que vous trouvez "démodés", en y redécouvrant des éléments très modernes, et qui, aujourd'hui, distinguent toujours les bons films des mauvais.
Si vous aimez Truffaut, vous y trouverez l'homme et l'artiste en réflexion sur son propre travail, à travers son admiration pour Hitchcock.
Si vous ne les connaissez pas, ou pas bien, allez-y quand même : hier, je vous parlais du droit de l'écrivain (ou de l'artiste, en général), à embobiner son lecteur. Aujourd'hui, je rends hommage à un maître ès manipulations, qui réfléchissait à chaque instant de son film, de l'écriture au montage, au meilleur moyen de berner le spectateur, pour leur plus grand plaisir commun.
Pour finir en beauté, je vous donne un extrait de dialogue au sujet de "Psychose". Pour ceux qui ne connaîtraient pas Psychose, je résume le début, afin que vous compreniez de quoi on cause : Marion, une jeune femme (jouée par Janet Leigh, une Monica Belluci de l'époque) s'enfuit dans un moment d'égarement en emportant avec elle 40 000 dollars qu'elle devait déposer à la banque pour son employeur. La nuit venue, elle s'arrête dans un motel, dans un coin perdu. Le patron du motel est jeune, il s'appelle Normal Bates(joué par Anthony Perkins), il a l'air timide mais sympa, il vit encore avec sa mère, qui n'est pas commode mais à laquelle il est TRES attaché. Avant de se coucher, Marion prend une douche, et tout à coup, une vieille femme surgit et la poignarde à mort. Donc, Hitchcock commence par jouer un tour pendable au public : il met au générique la star très populaire Janet Leigh, et dans les premières minutes du film (celles que vous ratez parce que vous êtes allés chercher du pop corn, ou que vous avez fait la queue aux toilettes), il la tue ! Les spectateurs en restaient sidérés. Ensuite, ils étaient forcés de s'intéresser à Normal Bates, et à sa possessive môman... Quant à ceux qui arrivaient en retard, tant pis pour eux ! C'était quand même une bonne façon de forcer les gens à arriver à l'heure, non ?
Dans ce film, le problème d'Hitchcock, c'était de laisser planer le suspense sur "à quoi ressemble la mère de Norman Bates ? " sans jamais "tricher", c'est à dire qu'il fait en sorte que le mystère soit préservé jusqu'au bout, mais lorsqu'on revoit le film en connaissant la fin, tout est cohérent. Et pour rester "honnête" tout en manipulant le spectateur, il mobilise toutes ses capacités, comme on le voit dans l'extrait ci-dessous, qui parle d'une scène plus tardive dans le film, où un détective d'assurances chargé de retrouver l'argent volé par Marion, nommé Arbogast, enquête sur sa disparition, finit par arriver jusqu'au motel, et après avoir interrogé Normal Bates qui refuse de le laisser rencontrer sa mère, revient et s'introduit subrepticement dans la maison, où il monte l'escalier, dans la pénombre... Laissons Hitchcok livrer quelques secrets de cette scène :
"HITCHCOCK : — Rappelez-vous les efforts que nous avons faits pour préparer le public à cette scène ; nous avons établi qu'il y avait une femme mystérieuse dans la maison, nous avons établi que cette femme mystérieuse était sortie de la maison et avait poignardé à mort une jeune femme sous sa douche. Tout ce qui pouvait donner du suspense à cette montée d'escalier du détective était contenu dans ces éléments. Par conséquent, nous devient recourir ici à l'extrême simplicité ; il nous suffisait de montrer un escalier et un homme qui monte cet escalier de la façon la plus simple qui fût.
TRUFFAUT : — [...] En français, on dirait : "Il arrive comme une fleur", donc prêt à "se faire cueillir"...
HITCHCOCK : — Ce n'est pas exactement de l'impassibilité, c'est presque de la bienveillance. Donc je me suis servi d'une seule prise d'Arbogast qui monte l'escalier et, quand il s'est approché de la dernière marche, j'ai délibérément placé la caméra en hauteur [...] afin de pouvoir filmer la mère verticalement, car si je l'avais montrée de dos, j'aurais eu l'air de masquer volontairement son visage et le public se serait méfié. De l'angle où je m'étais placé, je ne donnais pas l'impression d'éviter de montrer la mère.
TRUFFAUT : — [...] C'est très réussi. Plus tard dans le film, vous utilisez à nouveau la position la plus haute pour montrer Perkins (Norman Bates) emmenant sa mère à la cave.
HITCHCOCK : — Oui, et j'ai élevé la caméra dès que Perkins monte l'escalier. Il entre dans la chambre et on ne le voit plus, mais on l'entend : "Maman, il faut que je vous descende à la cave parce qu'ils vont venir nous surveiller." Ensuite on voit Perkins qui descend sa mère à la cave. Je ne pouvais pas couper le plan parce que le public serait devenu soupçonneux : pourquoi est-ce que soudainement la caméra se retire ? Alors, j'ai donc la caméra suspendue qui suit Perkins qui monte l'escalier et, pour que le public ne s'interroge pas sur ce mouvement, nous le distrayons en lui faisant entendre une dispute entre la mère et le fils. Le public porte tellement d'attention au dialogue qu'il ne pense plus à ce que fait la caméra, grâce à quoi nous sommes maintenant à la verticale et le public ne s'étonne pas de voir Perkins transportant sa mère, vu à la verticale par-dessus leurs têtes. C'était passionnant pour moi d'utiliser la caméra pour égarer le public."
Bon, alors, dites-moi, ça ne vous donne pas envie de voir, ou de revoir Psychose ?....
Bonne journée à tous !
Gaëlle
23 mai 2006
Special Cannes
Bonjour !
A moins d'être sourds et aveugles, vous savez que le festival de Cannes bat son plein. Alors ma petite séquence littéraire du jour sera un coup de gueule et un coup de coeur, les deux, bien évidemment, en lien avec le festival...
D'abord le coup de gueule, c'est un bon départ. Rien ne vaut un coup de gueule pour démarrer une bonne journée : il concerne le Da Vinci Code. Que je n'ai pas lu, j'avoue, donc je ne parlerai pas du livre, mais ceux ou celles qui l'ont lu sont invités à donner ici leur avis, et à le comparer au film : ce serait très intéressant, et comme ça on verrait si vous êtes d'accord ou pas avec les critiques, assez dévastatrices... Non, ce dont je veux parler, c'est d'un point précis qui revient tout le temps : Dan Brown aurait "menti" au lecteur, en expliquant dans sa préface que tout ce qu'il dit dans le livre est vrai... Mais il a le droit de faire ça ! Eh oui ! C'est un romancier, et il utilise une technique très ancienne, celle de poser d'entrée de jeu la véracité de sa fiction : quelques exemples : dans "Manon Lescaut", L'abbé Prévost, son auteur, explique que ce livre, ce sont les mémoires du chevalier Des Grieux, qui lui sont tombés entre les mains par hasard, et qu'il a voulu publier à des fins d'enseignement, car c'est une triste histoire... Dans "Le Neveu de Rameau", Diderot use du même procédé. Depuis toujours, quantité d'auteurs ont fait, par exemple, passer le narrateur du roman pour l'auteur, histoire de se cacher derrière leur personnage, de brouiller les pistes, d'échapper éventuellement à la censure, et surtout de donner plus de véracité à l'histoire. En disant "tout est véridique, toutes les sources sont authentiques", Dan Brown crée une attente et un suspense dès la préface, et il embobine le lecteur, ce qui fait partie des droits de l'écrivain, depuis toujours... Seulement le problème, aujourd'hui, c'est qu'on est dans une société du témoignage, il faut à tout prix du vécu, de la vérité, de l'AUTHENTIQUE, de l'émotion. Alors dans ce contexte, quand vous écrivez sur un salaud, aux yeux des médias, vous êtes forcément un salaud. Si vous dites qu'une chose est vraie, par artifice de romancier préservant son suspense, vous mentez. C'est grave. Mais qu'est-ce que c'est que cette obsession de l'authentique, qui transforme les romanciers en journalistes et les journalistes en écrivains ? La vérité est toujours subjective, elle est dans le vécu, certes, mais le plus souvent déformée par le souvenir, les émotions. Et elle est dans le roman, où elle s'exprime d'autant plus subtilement qu'elle se cache dans le "mensonge" de la fiction. Un bon romancier doit pouvoir créer des personnages avec lesquels il n'est pas d'accord, avec lesquels il ne s'entendrait pas, mais qui font partie du monde. Et son boulot, à l'auteur, est de nous faire rencontrer les "monstres", les "ogres", les pourris de notre société, de façon à ce qu'on les comprenne mieux. Non pas pour les excuser, mais pour les approcher humainement, savoir comment vivre dans un monde dont ils font partie. Donc, le romancier a le droit inaliénable de "mentir" à son lecteur. C'est même son travail, et c'est ainsi, quand il réussit son coup, qu'il touche aux vérités les plus profondes. Quant au lecteur, il a le droit inaliénable de ne pas être un couillon qui prend tout au pied de la lettre... Il peut, si un sujet l'intéresse dans un livre (ex, Marie-madeleine, Léonard de Vinci, Les Rose-croix) aller enquêter, se renseigner, lire des livres d'histoire et se faire sa propre idée ! Il a le droit d'avoir de la culture, le lecteur, surtout s'il est curieux. Ce n'est pas une maladie, la culture, au contraire c'est une force, quand on sait s'en servir... Et enfin, vous, lecteurs malins, pouvez vous laisser embobiner le temps d'une histoire, et en tirer du plaisir. Redevenir ces enfants qui croient aux contes, aux légendes... vous laisser surprendre, effrayer, rêver de grand complot, et de mystères. Sans pour autant fonder votre propre secte pour la défense des descendants de Jesus ou de Louis XVII. Vous saisissez la nuance.
Parler de royauté et du fils de Louis XVI m'amène à mon coup de cœur : Au festival de Cannes, cette année, il y a le "Marie-Antoinette" de Sofia Coppola, dont j'avais beaucoup aimé "Virgin Suicides" et "lost in translation". Alors au sujet de cette reine qui a été la plus détestée de toutes avant d'être aujourd'hui pardonnée, voire adulée, je ne saurais trop conseiller la lecture du livre de Chantal Thomas, "Les adieux à la reine". (Paru en poche !) A travers le personnage d' Agathe-Sidonie Laborde, ancienne lectrice de Marie-Antoinette, c'est le Versailles des derniers jours, des jours funèbres, qui revit. Le Versailles où tout s'effrite, où le roi et la reine sont seuls face à la débandade de la cour, la lâcheté, la peur, le chaos. C'est un livre très prenant, écrit avec beaucoup de finesse, acéré dans sa peinture de l'aristocratie du "sauve qui peut". On est saisis d'effroi et fascinés par ce déclin brutal d'une monarchie qui n'en finira pas d'agoniser sous la Terreur. Le roi et la reine apparaissent comme des personnages fragiles, absolument dépassés par le tourbillon de la violence, seuls comme jamais, ou comme toujours.
Je vous laisse un petit extrait :
"Depuis deux jours nous étions confrontés à notre dénuement. C'était l'unique chose, au fond, que, pendant cette nuit sans sommeil, nos yeux contemplaient. Un constat de cauchemar. Versailles n'était protégé que par ses rideaux, ses tentures, ses paravents. C'était un château de cartes qui s'effondrait, sans bruit, au premier souffle d'hostilité. Rester équivalait à se faire tuer. La fuite éperdue à laquelle j'assistais transmettait en clair ce message. Eh bien, ce guêt-apens, cette souricière, était tout à coup envahi d'une multitude d'individus qui cherchaient refuge à Versailles, en "ce pays-ci", comme si, par-delà ses grilles, dans cet autre monde que le château incarnait, ils entraient dans un espace inviolable. J'ai écrit "multitude". J'exagère. Leur agitation, leur air d'énérgumènes me les faisaient prendre pour plus nombreux qu'ils n'étaient. Par rapport à l'exode des "logeants", les réfugiés étaient minoritaires, mais, dans leur avidité à toucher au port espéré, ils ne le cédaient en rien à l'affolement de ceux qui s'enfuyaient. Je vis, à leur allure et à leurs vêtements, qu'il s'agissait de gens de la noblesse. Ils arrivaient en famille pour la plupart, et parfois avec quelques domestiques, fidèles, accrochés à leurs basques dans leur équipée, ou emportés, malgré eux, par la force de l'habitude. Ceux-ci faisaient nombre, passivement. Ils accroissaient encore la difficulté de se mouvoir. Arrivants et partants se heurtaient les uns aux autres, s'affrontaient, arc-boutés, résolus à ne pas céder d'un pouce. C'est par des poussées venues de plus loin que, tout à coup, une résistance craquait. Sur le corps du malheureux passait un groupe de fuyards, ou bien émergeaient quelques réfugiés. Ceux-ci, une fois dépassé le goulet d'étranglement et dans l'illusion d'être enfin à l'abri, se voulaient expansifs. Ils se laissaient tomber sur des fauteuils que des bras s'apprêtaient à soulever. Ils voulaient raconter leur histoire. Et puisqu'on n'était plus au temps des circonvolutions et des à-propos, ils se lançaient, hagards, dans des récits de châteaux en flammes, de pillage, de chasse à l'homme. Le comte de Grisac, député de la noblesse aux Etats généraux, rentrait chez lui, dans ses terres du Limousin. Il avait été reconnu par ses paysans comme il s'engageait dans le chemin du hameau. Flambée de haine ! Ils brandissaient leurs fourches en criant : "A la lanterne ! A la lanterne, monsieur le comte ! nous allons te crever, te saigner comme un pourceau ! nous aurons ta peau, nous t'arracherons le cœur, nous ferons des nacelles avec tes boyaux."
Bonne lecture, citoyens !
Gaëlle
A moins d'être sourds et aveugles, vous savez que le festival de Cannes bat son plein. Alors ma petite séquence littéraire du jour sera un coup de gueule et un coup de coeur, les deux, bien évidemment, en lien avec le festival...
D'abord le coup de gueule, c'est un bon départ. Rien ne vaut un coup de gueule pour démarrer une bonne journée : il concerne le Da Vinci Code. Que je n'ai pas lu, j'avoue, donc je ne parlerai pas du livre, mais ceux ou celles qui l'ont lu sont invités à donner ici leur avis, et à le comparer au film : ce serait très intéressant, et comme ça on verrait si vous êtes d'accord ou pas avec les critiques, assez dévastatrices... Non, ce dont je veux parler, c'est d'un point précis qui revient tout le temps : Dan Brown aurait "menti" au lecteur, en expliquant dans sa préface que tout ce qu'il dit dans le livre est vrai... Mais il a le droit de faire ça ! Eh oui ! C'est un romancier, et il utilise une technique très ancienne, celle de poser d'entrée de jeu la véracité de sa fiction : quelques exemples : dans "Manon Lescaut", L'abbé Prévost, son auteur, explique que ce livre, ce sont les mémoires du chevalier Des Grieux, qui lui sont tombés entre les mains par hasard, et qu'il a voulu publier à des fins d'enseignement, car c'est une triste histoire... Dans "Le Neveu de Rameau", Diderot use du même procédé. Depuis toujours, quantité d'auteurs ont fait, par exemple, passer le narrateur du roman pour l'auteur, histoire de se cacher derrière leur personnage, de brouiller les pistes, d'échapper éventuellement à la censure, et surtout de donner plus de véracité à l'histoire. En disant "tout est véridique, toutes les sources sont authentiques", Dan Brown crée une attente et un suspense dès la préface, et il embobine le lecteur, ce qui fait partie des droits de l'écrivain, depuis toujours... Seulement le problème, aujourd'hui, c'est qu'on est dans une société du témoignage, il faut à tout prix du vécu, de la vérité, de l'AUTHENTIQUE, de l'émotion. Alors dans ce contexte, quand vous écrivez sur un salaud, aux yeux des médias, vous êtes forcément un salaud. Si vous dites qu'une chose est vraie, par artifice de romancier préservant son suspense, vous mentez. C'est grave. Mais qu'est-ce que c'est que cette obsession de l'authentique, qui transforme les romanciers en journalistes et les journalistes en écrivains ? La vérité est toujours subjective, elle est dans le vécu, certes, mais le plus souvent déformée par le souvenir, les émotions. Et elle est dans le roman, où elle s'exprime d'autant plus subtilement qu'elle se cache dans le "mensonge" de la fiction. Un bon romancier doit pouvoir créer des personnages avec lesquels il n'est pas d'accord, avec lesquels il ne s'entendrait pas, mais qui font partie du monde. Et son boulot, à l'auteur, est de nous faire rencontrer les "monstres", les "ogres", les pourris de notre société, de façon à ce qu'on les comprenne mieux. Non pas pour les excuser, mais pour les approcher humainement, savoir comment vivre dans un monde dont ils font partie. Donc, le romancier a le droit inaliénable de "mentir" à son lecteur. C'est même son travail, et c'est ainsi, quand il réussit son coup, qu'il touche aux vérités les plus profondes. Quant au lecteur, il a le droit inaliénable de ne pas être un couillon qui prend tout au pied de la lettre... Il peut, si un sujet l'intéresse dans un livre (ex, Marie-madeleine, Léonard de Vinci, Les Rose-croix) aller enquêter, se renseigner, lire des livres d'histoire et se faire sa propre idée ! Il a le droit d'avoir de la culture, le lecteur, surtout s'il est curieux. Ce n'est pas une maladie, la culture, au contraire c'est une force, quand on sait s'en servir... Et enfin, vous, lecteurs malins, pouvez vous laisser embobiner le temps d'une histoire, et en tirer du plaisir. Redevenir ces enfants qui croient aux contes, aux légendes... vous laisser surprendre, effrayer, rêver de grand complot, et de mystères. Sans pour autant fonder votre propre secte pour la défense des descendants de Jesus ou de Louis XVII. Vous saisissez la nuance.
Parler de royauté et du fils de Louis XVI m'amène à mon coup de cœur : Au festival de Cannes, cette année, il y a le "Marie-Antoinette" de Sofia Coppola, dont j'avais beaucoup aimé "Virgin Suicides" et "lost in translation". Alors au sujet de cette reine qui a été la plus détestée de toutes avant d'être aujourd'hui pardonnée, voire adulée, je ne saurais trop conseiller la lecture du livre de Chantal Thomas, "Les adieux à la reine". (Paru en poche !) A travers le personnage d' Agathe-Sidonie Laborde, ancienne lectrice de Marie-Antoinette, c'est le Versailles des derniers jours, des jours funèbres, qui revit. Le Versailles où tout s'effrite, où le roi et la reine sont seuls face à la débandade de la cour, la lâcheté, la peur, le chaos. C'est un livre très prenant, écrit avec beaucoup de finesse, acéré dans sa peinture de l'aristocratie du "sauve qui peut". On est saisis d'effroi et fascinés par ce déclin brutal d'une monarchie qui n'en finira pas d'agoniser sous la Terreur. Le roi et la reine apparaissent comme des personnages fragiles, absolument dépassés par le tourbillon de la violence, seuls comme jamais, ou comme toujours.
Je vous laisse un petit extrait :
"Depuis deux jours nous étions confrontés à notre dénuement. C'était l'unique chose, au fond, que, pendant cette nuit sans sommeil, nos yeux contemplaient. Un constat de cauchemar. Versailles n'était protégé que par ses rideaux, ses tentures, ses paravents. C'était un château de cartes qui s'effondrait, sans bruit, au premier souffle d'hostilité. Rester équivalait à se faire tuer. La fuite éperdue à laquelle j'assistais transmettait en clair ce message. Eh bien, ce guêt-apens, cette souricière, était tout à coup envahi d'une multitude d'individus qui cherchaient refuge à Versailles, en "ce pays-ci", comme si, par-delà ses grilles, dans cet autre monde que le château incarnait, ils entraient dans un espace inviolable. J'ai écrit "multitude". J'exagère. Leur agitation, leur air d'énérgumènes me les faisaient prendre pour plus nombreux qu'ils n'étaient. Par rapport à l'exode des "logeants", les réfugiés étaient minoritaires, mais, dans leur avidité à toucher au port espéré, ils ne le cédaient en rien à l'affolement de ceux qui s'enfuyaient. Je vis, à leur allure et à leurs vêtements, qu'il s'agissait de gens de la noblesse. Ils arrivaient en famille pour la plupart, et parfois avec quelques domestiques, fidèles, accrochés à leurs basques dans leur équipée, ou emportés, malgré eux, par la force de l'habitude. Ceux-ci faisaient nombre, passivement. Ils accroissaient encore la difficulté de se mouvoir. Arrivants et partants se heurtaient les uns aux autres, s'affrontaient, arc-boutés, résolus à ne pas céder d'un pouce. C'est par des poussées venues de plus loin que, tout à coup, une résistance craquait. Sur le corps du malheureux passait un groupe de fuyards, ou bien émergeaient quelques réfugiés. Ceux-ci, une fois dépassé le goulet d'étranglement et dans l'illusion d'être enfin à l'abri, se voulaient expansifs. Ils se laissaient tomber sur des fauteuils que des bras s'apprêtaient à soulever. Ils voulaient raconter leur histoire. Et puisqu'on n'était plus au temps des circonvolutions et des à-propos, ils se lançaient, hagards, dans des récits de châteaux en flammes, de pillage, de chasse à l'homme. Le comte de Grisac, député de la noblesse aux Etats généraux, rentrait chez lui, dans ses terres du Limousin. Il avait été reconnu par ses paysans comme il s'engageait dans le chemin du hameau. Flambée de haine ! Ils brandissaient leurs fourches en criant : "A la lanterne ! A la lanterne, monsieur le comte ! nous allons te crever, te saigner comme un pourceau ! nous aurons ta peau, nous t'arracherons le cœur, nous ferons des nacelles avec tes boyaux."
Bonne lecture, citoyens !
Gaëlle
16 mai 2006
Du bush australien à l'Angleterre victorienne
Bonjour à tous !
Je voulais vous conseiller quelques livres de poche pour les lecteurs gourmands au budget serré (ça va souvent ensemble, le budget serré étant même parfois la conséquence de la gourmandise, par ex dans mon cas) :
— Love Song, De Nikki Gemmel : un de mes livres de chevet !
Embarquez pour l'Australie, et faites la connaissance de Lillie Bird, une jeune fille qui a mis le feu à son école, mais ne s'en souvient pas, qui vit en recluse depuis, entre ses parents aimants, en butte à l'hostilité de la petite communauté où ils vivent, pétrie de religion étroite et de médisances. Révoltée, obsédée par la liberté de mouvement qu'elle n'a pas, Lillie va trouver le moyen de fuir, vers Londres, où elle va rencontrer deux hommes, et éprouver sa capacité à désirer et à aimer, et cogner sa liberté farouche contre les limites de la situation d'étrangère dans une grande ville... C'est superbement écrit, et vous ne pourrez pas sortir de ce roman avant de l'avoir fini.
Voici un extrait, pour vous donner envie : " ... en cette fraction de seconde je décide de ne plus être quelqu'un qui réprime anormalement ses émotions, je veux prouver que cette attitude m'enchaîne à une vie de ruse, de malhonnêteté, d'envies harcelantes, que tout ça me grignote comme une foule de petites langues, ça dure depuis huit ans, l'expérience est terminée, c'est un fardeau que j'ai trop longtemps porté. Mon enfermement a viré à l'immense tristesse, une tristesse qui s'est déposée sur les coeurs de ma famille comme des sédiments, et voici la possibilité que tout soit effacé en une brève nuit."
Petit message perso à l'adresse de Nikki Gemmel, cette ensorcelleuse (dont je doute qu'elle le lise un jour mais bon) : Quand vas tu nous écrire un autre roman magnifique ?...Le dernier date d'oct 2001 pour la traduction française ! Ça fait long, même s'il faut du temps pour écrire un bon livre...
— Alors là, je ne sais lequel choisir alors je vous conseille pêle-mêle les trois romans de l'écrivain anglaise Sarah Waters, dont deux au moins sont sortis en poche : "Caresser le velours", "Du bout des doigts" et "Affinités".
Sarah Waters est déjà une grande romancière, très originale, et elle a choisi d'écrire des romans qui se passent sous l'Angleterre victorienne, mais, un peu comme Michel Faber (dont je ne rate jamais l'occasion de chanter les louanges), elle écrit de vrais romans victoriens d'aujourd'hui, en parlant de tous ceux dont les romans victoriens ne pouvaient pas parler au risque d'être censurés ou emprisonnés. En premier lieu, les amours "illicites". Mais surtout, elle a l'art de construire des intrigues palpitantes, elle a un style personnel et envoûtant, et ses romans vous transportent direct au XIXème siècle ! C'est moderne et fidèle à l'époque, c'est un régal. J'ai un faible particulier pour le dernier, qui se déroule en grande partie dans la prison de Newgate, un endroit horrible où va naître une curieuse histoire d'amour, à base de spiritisme, de télépathie, de messages codés... enfin, petit avertissement : attendez-vous à vous faire duper, car Sarah Waters est aussi une manipulatrice de talent qui joue avec le lecteur comme avec ses personnages... On s'attache beaucoup à ses héroïnes, et ce n'est pas sans risques. Vous serez prévenus !
Mais comme j'avais dit que je conseillais des poches, je vais vous donner un petit extrait de "Du bout de doigts", une histoire passionnante qui fait se rencontrer, dans une histoire riche en rebondissements, le monde des voleurs londoniens à la Oliver Twist et celui des collectionneurs d'ouvrages interdits, spécialisés dans le fétichisme ou la littérature érotique :
Voici donc l'extrait, pour que vous goûtiez le style, un peu comme une degustation de vin :
" J'entendais parfois murmurer autour de moi :
— C'est Sue Trinder. Celle dont la maman s'est fait pendre pour meurtre. Ce qu'elle est crâne !
Cela me faisait plaisir. N'importe qui aurait été flatté. Pourtant — je n'ai plus de raison de ne pas l'avouer — le fait est que je ne crânais pas du tout. Pour avoir du courage, dans une situation pareille, il faut d'abord avoir du chagrin. Comment aurais-je pu en avoir pour une personne que je n'avais même pas connue ? Sans doute, c'était dommage que ma mère eût été pendue, mais du moment qu'elle était bien morte et morte ainsi, j'aimais mieux savoir qu'elle avait trinqué honorablement, et pas pour une horreur, qu'elle avait tué un avare pour son argenterie, qu'elle n'étais pas une étrangleuse d'enfants. Sans doute, c'était dommage qu'elle m'eût laissée orpheline, mais je connaissais aussi des filles dont la mère était folle ou ivrognesse, quelqu'un avec qui elles ne s'entendaient pas ou même qu'elles haïssaient. J'aimais mieux une morte !
J'aimais mieux Mme Sucksby. Elle, les autres mères ne lui arrivaient pas à la cheville. On lui avait payé ma pension pour un mois, et il y avait dix-sept ans qu'elle me gardait — par amour, forcément, ou je ne m'y connaissais pas. Elle aurait pu tranquillement me mettre à l'hospice. Elle aurait pu me laisser brailler dans un berceau ouvert à tous les courants d'air. Mais non, elle tenait tellement à moi qu'elle ne voulait même pas me laisser grinchir, de peur que je me fasse coffrer. Tellement qu'elle me faisait dormir avec elle, dans son propre lit, et qu'elle me lavait les cheveux au vinaigre. C'est ce qu'on faisait pour les bijoux.
Voilà, c'est tout pour aujourd'hui ! Mais si vous avez des plaisirs de lecture à partager, allez-y, ne vous gênez pas !
Bonne journée à tous,
Gaëlle
Je voulais vous conseiller quelques livres de poche pour les lecteurs gourmands au budget serré (ça va souvent ensemble, le budget serré étant même parfois la conséquence de la gourmandise, par ex dans mon cas) :
— Love Song, De Nikki Gemmel : un de mes livres de chevet !
Embarquez pour l'Australie, et faites la connaissance de Lillie Bird, une jeune fille qui a mis le feu à son école, mais ne s'en souvient pas, qui vit en recluse depuis, entre ses parents aimants, en butte à l'hostilité de la petite communauté où ils vivent, pétrie de religion étroite et de médisances. Révoltée, obsédée par la liberté de mouvement qu'elle n'a pas, Lillie va trouver le moyen de fuir, vers Londres, où elle va rencontrer deux hommes, et éprouver sa capacité à désirer et à aimer, et cogner sa liberté farouche contre les limites de la situation d'étrangère dans une grande ville... C'est superbement écrit, et vous ne pourrez pas sortir de ce roman avant de l'avoir fini.
Voici un extrait, pour vous donner envie : " ... en cette fraction de seconde je décide de ne plus être quelqu'un qui réprime anormalement ses émotions, je veux prouver que cette attitude m'enchaîne à une vie de ruse, de malhonnêteté, d'envies harcelantes, que tout ça me grignote comme une foule de petites langues, ça dure depuis huit ans, l'expérience est terminée, c'est un fardeau que j'ai trop longtemps porté. Mon enfermement a viré à l'immense tristesse, une tristesse qui s'est déposée sur les coeurs de ma famille comme des sédiments, et voici la possibilité que tout soit effacé en une brève nuit."
Petit message perso à l'adresse de Nikki Gemmel, cette ensorcelleuse (dont je doute qu'elle le lise un jour mais bon) : Quand vas tu nous écrire un autre roman magnifique ?...Le dernier date d'oct 2001 pour la traduction française ! Ça fait long, même s'il faut du temps pour écrire un bon livre...
— Alors là, je ne sais lequel choisir alors je vous conseille pêle-mêle les trois romans de l'écrivain anglaise Sarah Waters, dont deux au moins sont sortis en poche : "Caresser le velours", "Du bout des doigts" et "Affinités".
Sarah Waters est déjà une grande romancière, très originale, et elle a choisi d'écrire des romans qui se passent sous l'Angleterre victorienne, mais, un peu comme Michel Faber (dont je ne rate jamais l'occasion de chanter les louanges), elle écrit de vrais romans victoriens d'aujourd'hui, en parlant de tous ceux dont les romans victoriens ne pouvaient pas parler au risque d'être censurés ou emprisonnés. En premier lieu, les amours "illicites". Mais surtout, elle a l'art de construire des intrigues palpitantes, elle a un style personnel et envoûtant, et ses romans vous transportent direct au XIXème siècle ! C'est moderne et fidèle à l'époque, c'est un régal. J'ai un faible particulier pour le dernier, qui se déroule en grande partie dans la prison de Newgate, un endroit horrible où va naître une curieuse histoire d'amour, à base de spiritisme, de télépathie, de messages codés... enfin, petit avertissement : attendez-vous à vous faire duper, car Sarah Waters est aussi une manipulatrice de talent qui joue avec le lecteur comme avec ses personnages... On s'attache beaucoup à ses héroïnes, et ce n'est pas sans risques. Vous serez prévenus !
Mais comme j'avais dit que je conseillais des poches, je vais vous donner un petit extrait de "Du bout de doigts", une histoire passionnante qui fait se rencontrer, dans une histoire riche en rebondissements, le monde des voleurs londoniens à la Oliver Twist et celui des collectionneurs d'ouvrages interdits, spécialisés dans le fétichisme ou la littérature érotique :
Voici donc l'extrait, pour que vous goûtiez le style, un peu comme une degustation de vin :
" J'entendais parfois murmurer autour de moi :
— C'est Sue Trinder. Celle dont la maman s'est fait pendre pour meurtre. Ce qu'elle est crâne !
Cela me faisait plaisir. N'importe qui aurait été flatté. Pourtant — je n'ai plus de raison de ne pas l'avouer — le fait est que je ne crânais pas du tout. Pour avoir du courage, dans une situation pareille, il faut d'abord avoir du chagrin. Comment aurais-je pu en avoir pour une personne que je n'avais même pas connue ? Sans doute, c'était dommage que ma mère eût été pendue, mais du moment qu'elle était bien morte et morte ainsi, j'aimais mieux savoir qu'elle avait trinqué honorablement, et pas pour une horreur, qu'elle avait tué un avare pour son argenterie, qu'elle n'étais pas une étrangleuse d'enfants. Sans doute, c'était dommage qu'elle m'eût laissée orpheline, mais je connaissais aussi des filles dont la mère était folle ou ivrognesse, quelqu'un avec qui elles ne s'entendaient pas ou même qu'elles haïssaient. J'aimais mieux une morte !
J'aimais mieux Mme Sucksby. Elle, les autres mères ne lui arrivaient pas à la cheville. On lui avait payé ma pension pour un mois, et il y avait dix-sept ans qu'elle me gardait — par amour, forcément, ou je ne m'y connaissais pas. Elle aurait pu tranquillement me mettre à l'hospice. Elle aurait pu me laisser brailler dans un berceau ouvert à tous les courants d'air. Mais non, elle tenait tellement à moi qu'elle ne voulait même pas me laisser grinchir, de peur que je me fasse coffrer. Tellement qu'elle me faisait dormir avec elle, dans son propre lit, et qu'elle me lavait les cheveux au vinaigre. C'est ce qu'on faisait pour les bijoux.
Voilà, c'est tout pour aujourd'hui ! Mais si vous avez des plaisirs de lecture à partager, allez-y, ne vous gênez pas !
Bonne journée à tous,
Gaëlle
14 mai 2006
Des bas-fonds de Londres à un mariage collet-monté
La Rose Pourpre et le Lys, de Michel Faber, fabuleux roman qui se passe au milieu du XIXème siècle en Angleterre... l'auteur a mis 20 ans à l'écrire, et je comprends pourquoi : il est très documenté, et c'est une merveille d'écriture, les personnages sont captivants, complexes, l'histoire est très prenante... lisez-le, vous serez transporté à Londres à l'époque de Dickens, mais avec une écriture moderne sans être anachronique... Je ne vous en dis pas plus, si ce n'est que j'avais déjà mon idée de roman se passant en 1897 quand je l'ai lu, et après l'avoir lu, je me suis dit : "Voilà le genre de livres que je veux écrire sur cette époque !!" Sauf que le mien se passera à Paris à la fin du siècle. Mais j'ai réalisé que c'était possible, même si c'était ambitieux, de revisiter le roman victorien avec les connaissances d'aujourd'hui sur la psychologie, la psychanalyse, la sociologie, et surtout avec un style d'aujourd'hui sans être infidèle à l'époque, et c'est grâce à ce merveilleux romancier.
L'histoire : A Londres, en 1875, plusieurs destins vont se croiser qui auraient pu ne jamais même se frôler, tant ils appartiennent à des sphères distinctes de la société : une jeune prostituée à la réputation de "virtuose" en son art, Sugar, qui cache dans les profondeurs de ses pensées une haine viscérale des hommes et de leur tyrannie, va rendre captif de ses charmes un jeune bourgeois en pleine ascension sociale, William Rackham, qui a l'infortune d'être marié à une femme malmenée par ses nerfs et qui devient chaque jour plus incontrôlable, Agnès. De la rencontre de ces trois être va naître une intrigue palpitante de bout en bout, dont on savoure chaque page, et qui est comme un bouquet de senteurs où se mêlent les arômes vulgaires et raffinés du Londres victorien.
Un extrait, pour vous mettre l'eau à la bouche :
" L'héritier des Parfumeries Rackham, vêtu d'un costume propre, étourdi par le manque de sommeil, est debout dans son salon à regarder la pluie tomber, se demandant si ce qu'il éprouve est de l'amour. Il a été rudement saucé, il a été volé par le cocher qui l'a ramené, il lui a fallu sonner quatre fois à sa porte, l'eau de son bain a mis un siècle à venir, et maintenant il attend son petit-déjeuner — mais rien de tout cela n'a d'importance. Là-bas, pense-t-il, se trouve la femme de ma vie. Il tire plus fort sur le cordon, et les rideaux s'écartent autant qu'ils peuvent. Mais la pluie torrentielle qui l'a suivi depuis la ville jusqu'à Notting Hill ne laisse pas passer beaucoup de clarté ; c'est plutôt une sorte de pâleur qui filtre à travers les portes-fenêtres, se déposant comme un couche de poussière sur le salon éclairé. Neuf heures et demie, et les lampes sont encore allumées ! Ah, mais ça n'a pas d'importance. La pluie est magnifique : comme la pluie peut être magnifique ! Et pensez à toutes les saletés qu'elle emporte ! Et pensez aussi : rien qu'à quelques kilomètres au sud-est, sous le même ciel, très probablement encore au lit, se trouve un ange malicieux nommé Sugar. Et en elle, brillant comme un trésor dans la caverne de sa matrice, se trouve sa semence.
Il insère une cigarette entre ses lèvres pincées et l'allume, confirmant la décision qu'il a prise presque immédiatement après être sorti de chez Mrs. Castaway : il faut que Sugar soit toute à lui. Un vain rêve ? Pas du tout. Il lui suffit d'être riche, et la richesse, la grande richesse, il n'a qu'à la réclamer."
Une pièce Montée, de Blandine le Callet : rien à voir avec le premier livre, mais un premier roman très réussi, qui raconte un mariage très bourgeois démonté comme une pièce de théâtre, vue à travers les yeux de plusieurs protagonistes... c'est décapant, émouvant, triste, amer, caustique et tendre en même temps. Je vous le conseille ! C'est le premier roman écrit et publié, apparemment, par cet auteur, et à peine avait-elle déposé son manuscrit chez Stock que le directeur l'appelait en personne pour lui proposer un contrat. Le genre de conte merveilleux qui n'arrive pas souvent, en tout cas quand on n'écrit pas ses mémoires de mannequin ou d' animateur télé. Eh bien là, cette chance est totalement justifiée, et il est réconfortant de voir qu'on peut aussi éditer rapido quelqu'un de talentueux !
Tout de suite, quelques lignes de Blandine Le Callet, en lui souhaitant une longue et féconde carrière :
"Il voudrait juste une cérémonie à la mairie, et une fête à la campagne, avec leurs amis. Quelque chose de simple. Bérengère ne l'entend pas de cette oreille. Elle veut se marier à l'église ; elle veut une messe.
— Mais on n'est croyants ni l'un ni l'autre, pourquoi tu veux aller à l'église ?
— Qui t'a dit que je n'étais pas croyante ? Je me pose des questions, comme tous les gens qui ont un peu de profondeur. Je crois qu'il y a quelque chose...
— Je n'ai pas le prétention d'être aussi profond que toi, réplique-t-il d'un ton cassant, mais enfin, moi aussi, je me pose des questions... Peut-être qu'il y a "quelque chose", comme tu dis, mais je n'ai pas l'impression de l'avoir trouvé dans les églises !
Elle balaie son objection d'un revers de main.
— De toute façon, la question ne se pose même pas : ma famille en ferait une maladie. Je ne peux tout simplement pas leur faire ça.
Il sait très bien que sa famille n'est qu'un prétexte. Ce n'est pas quelques grincements de dents qui arrêteraient Bérengère, si elle était décidée à ne pas passer devant M. le curé. Non, en vérité, ce qu'elle veut, c'est un mariage "en grand", et de belles photos des mariés attendant avec ferveur la bénédiction nuptiale au pied de l'autel. Et ce n'est pas tout : elle veut une robe de princesse, un cortège d'honneur ; elle veut un dîner délicat, un décor raffiné, un temps radieux, une fête magnifique.
— Ça doit être le plus beau jour de notre vie, Vincent, assène-t-elle en détachant les syllabes pour donner à ses paroles le poids nécessaire. C'est comme un spectacle, tu comprends ? Une pièce de théâtre. Nous sommes les personnages principaux, et les invités sont à la fois les figurants et les spectateurs. Pour que ça soit réussi, tout doit être réglé au millimètre !
Il la regarde, incrédule. Il n'avait jamais envisagé les choses sous cet angle. Il se demande un moment si elle n'est pas en train de plaisanter. Mais non, elle est on ne peut plus sérieuse. La voici investie d'une véritable mission : tout mettre en œuvre pour que leur mariage soit un événement exceptionnel, une sorte de performance inoubliable. Tandis qu'elle lui expose la règle des trois unités pour une représentation mondaine parfaitement orchestrée, il la regarde sans la reconnaître, sans comprendre de quoi elle parle, et son mariage, à compter de cet instant, lui apparaît comme un spectacle auquel il n'a pas été invité."
Pour terminer, un petite séquence cinoche : j'ai vu en DVD trois films que j'ai trouvés très bons, chacun dans leur genre :
Collision, de Mike Figgis : tout le monde en a beaucoup parlé au moment des Oscars car il avait beaucoup de nominations, mais c'est un film magistral sur l'Amérique d'aujourd'hui, superbement joué. Pour ceux qui ont aimé "Magnolia", c'est aussi une mosaïque de destins qui vont se croiser, ou plutôt se fracasser les uns contre les autres au cours d'accidents de voiture et d'accidents de parcours... c'est un film sur tous les racismes, sur la haine qui divise ceux qui devraient faire front commun : les laissés pour compte de l'Amérique, et aussi les flics, les gens "bien", tous ceux qui sont aussi dans la peur et le racisme, repliés sur eux-mêmes. On en sort vidé mais reconnaissant.
Ripley's game, de Liliana Cavalli, adaptation très réussie d'un roman de Patricia Highsmith (vous avez peut-être vu "The talented Mister Ripley", avec Matt Damon, Gwineth Paltrow ? Imaginez John Malkovitch dans le rôle du dangereux Mr Ripley, que jouait John Malkovitch, et un film à la Hitchcock, élégant, raffiné, glacial, palpitant.
L'interprète, de Sidney Pollack avec Sean Penn, Nicole Kidman et Catherine Keener : très beau film profond et fort sur la perte et le deuil, la vengeance, sur fond de polar palpitant ayant pour sujet le risque de voir assassiner un dictateur africain en pleine conférence de l'ONU.
L'histoire : A Londres, en 1875, plusieurs destins vont se croiser qui auraient pu ne jamais même se frôler, tant ils appartiennent à des sphères distinctes de la société : une jeune prostituée à la réputation de "virtuose" en son art, Sugar, qui cache dans les profondeurs de ses pensées une haine viscérale des hommes et de leur tyrannie, va rendre captif de ses charmes un jeune bourgeois en pleine ascension sociale, William Rackham, qui a l'infortune d'être marié à une femme malmenée par ses nerfs et qui devient chaque jour plus incontrôlable, Agnès. De la rencontre de ces trois être va naître une intrigue palpitante de bout en bout, dont on savoure chaque page, et qui est comme un bouquet de senteurs où se mêlent les arômes vulgaires et raffinés du Londres victorien.
Un extrait, pour vous mettre l'eau à la bouche :
" L'héritier des Parfumeries Rackham, vêtu d'un costume propre, étourdi par le manque de sommeil, est debout dans son salon à regarder la pluie tomber, se demandant si ce qu'il éprouve est de l'amour. Il a été rudement saucé, il a été volé par le cocher qui l'a ramené, il lui a fallu sonner quatre fois à sa porte, l'eau de son bain a mis un siècle à venir, et maintenant il attend son petit-déjeuner — mais rien de tout cela n'a d'importance. Là-bas, pense-t-il, se trouve la femme de ma vie. Il tire plus fort sur le cordon, et les rideaux s'écartent autant qu'ils peuvent. Mais la pluie torrentielle qui l'a suivi depuis la ville jusqu'à Notting Hill ne laisse pas passer beaucoup de clarté ; c'est plutôt une sorte de pâleur qui filtre à travers les portes-fenêtres, se déposant comme un couche de poussière sur le salon éclairé. Neuf heures et demie, et les lampes sont encore allumées ! Ah, mais ça n'a pas d'importance. La pluie est magnifique : comme la pluie peut être magnifique ! Et pensez à toutes les saletés qu'elle emporte ! Et pensez aussi : rien qu'à quelques kilomètres au sud-est, sous le même ciel, très probablement encore au lit, se trouve un ange malicieux nommé Sugar. Et en elle, brillant comme un trésor dans la caverne de sa matrice, se trouve sa semence.
Il insère une cigarette entre ses lèvres pincées et l'allume, confirmant la décision qu'il a prise presque immédiatement après être sorti de chez Mrs. Castaway : il faut que Sugar soit toute à lui. Un vain rêve ? Pas du tout. Il lui suffit d'être riche, et la richesse, la grande richesse, il n'a qu'à la réclamer."
Une pièce Montée, de Blandine le Callet : rien à voir avec le premier livre, mais un premier roman très réussi, qui raconte un mariage très bourgeois démonté comme une pièce de théâtre, vue à travers les yeux de plusieurs protagonistes... c'est décapant, émouvant, triste, amer, caustique et tendre en même temps. Je vous le conseille ! C'est le premier roman écrit et publié, apparemment, par cet auteur, et à peine avait-elle déposé son manuscrit chez Stock que le directeur l'appelait en personne pour lui proposer un contrat. Le genre de conte merveilleux qui n'arrive pas souvent, en tout cas quand on n'écrit pas ses mémoires de mannequin ou d' animateur télé. Eh bien là, cette chance est totalement justifiée, et il est réconfortant de voir qu'on peut aussi éditer rapido quelqu'un de talentueux !
Tout de suite, quelques lignes de Blandine Le Callet, en lui souhaitant une longue et féconde carrière :
"Il voudrait juste une cérémonie à la mairie, et une fête à la campagne, avec leurs amis. Quelque chose de simple. Bérengère ne l'entend pas de cette oreille. Elle veut se marier à l'église ; elle veut une messe.
— Mais on n'est croyants ni l'un ni l'autre, pourquoi tu veux aller à l'église ?
— Qui t'a dit que je n'étais pas croyante ? Je me pose des questions, comme tous les gens qui ont un peu de profondeur. Je crois qu'il y a quelque chose...
— Je n'ai pas le prétention d'être aussi profond que toi, réplique-t-il d'un ton cassant, mais enfin, moi aussi, je me pose des questions... Peut-être qu'il y a "quelque chose", comme tu dis, mais je n'ai pas l'impression de l'avoir trouvé dans les églises !
Elle balaie son objection d'un revers de main.
— De toute façon, la question ne se pose même pas : ma famille en ferait une maladie. Je ne peux tout simplement pas leur faire ça.
Il sait très bien que sa famille n'est qu'un prétexte. Ce n'est pas quelques grincements de dents qui arrêteraient Bérengère, si elle était décidée à ne pas passer devant M. le curé. Non, en vérité, ce qu'elle veut, c'est un mariage "en grand", et de belles photos des mariés attendant avec ferveur la bénédiction nuptiale au pied de l'autel. Et ce n'est pas tout : elle veut une robe de princesse, un cortège d'honneur ; elle veut un dîner délicat, un décor raffiné, un temps radieux, une fête magnifique.
— Ça doit être le plus beau jour de notre vie, Vincent, assène-t-elle en détachant les syllabes pour donner à ses paroles le poids nécessaire. C'est comme un spectacle, tu comprends ? Une pièce de théâtre. Nous sommes les personnages principaux, et les invités sont à la fois les figurants et les spectateurs. Pour que ça soit réussi, tout doit être réglé au millimètre !
Il la regarde, incrédule. Il n'avait jamais envisagé les choses sous cet angle. Il se demande un moment si elle n'est pas en train de plaisanter. Mais non, elle est on ne peut plus sérieuse. La voici investie d'une véritable mission : tout mettre en œuvre pour que leur mariage soit un événement exceptionnel, une sorte de performance inoubliable. Tandis qu'elle lui expose la règle des trois unités pour une représentation mondaine parfaitement orchestrée, il la regarde sans la reconnaître, sans comprendre de quoi elle parle, et son mariage, à compter de cet instant, lui apparaît comme un spectacle auquel il n'a pas été invité."
Pour terminer, un petite séquence cinoche : j'ai vu en DVD trois films que j'ai trouvés très bons, chacun dans leur genre :
Collision, de Mike Figgis : tout le monde en a beaucoup parlé au moment des Oscars car il avait beaucoup de nominations, mais c'est un film magistral sur l'Amérique d'aujourd'hui, superbement joué. Pour ceux qui ont aimé "Magnolia", c'est aussi une mosaïque de destins qui vont se croiser, ou plutôt se fracasser les uns contre les autres au cours d'accidents de voiture et d'accidents de parcours... c'est un film sur tous les racismes, sur la haine qui divise ceux qui devraient faire front commun : les laissés pour compte de l'Amérique, et aussi les flics, les gens "bien", tous ceux qui sont aussi dans la peur et le racisme, repliés sur eux-mêmes. On en sort vidé mais reconnaissant.
Ripley's game, de Liliana Cavalli, adaptation très réussie d'un roman de Patricia Highsmith (vous avez peut-être vu "The talented Mister Ripley", avec Matt Damon, Gwineth Paltrow ? Imaginez John Malkovitch dans le rôle du dangereux Mr Ripley, que jouait John Malkovitch, et un film à la Hitchcock, élégant, raffiné, glacial, palpitant.
L'interprète, de Sidney Pollack avec Sean Penn, Nicole Kidman et Catherine Keener : très beau film profond et fort sur la perte et le deuil, la vengeance, sur fond de polar palpitant ayant pour sujet le risque de voir assassiner un dictateur africain en pleine conférence de l'ONU.
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