30 juillet 2006

Maîtres et valets

Bonsoir à tous ! Etant donné que je pars mercredi en vacances en Bretagne, et ceci jusqu'au 21 août, je ne voulais pas vous laisser sans un dernier billet, mais je vous prie de m'excuser par avance si mes réponses à vos commentaires sont tardives : il n'y a pas foules de cybercafés dans le coin des Côtes d'Armor où je vais aller me ressourcer, et il se peut que je ne vous réponde pas sur le champ : donc ne vous impatientez pas. Je répondrai, dès que je pourrai. Voilà.


Ce soir j'avais envie de vous parler des domestiques, ceux d'autrefois, ceux que toute "bonne famille" se devait de posséder en nombre, tout en se plaignant amèrement que "de nos jours, on ne parvienne plus à être servis correctement." Il se trouve que c'est un sujet qui me touche de près, si l'on peut dire, car si je remonte dans mon arbre généalogique, au moins une partie de cet arbre, je ne dégotterai pas beaucoup de domestiques, mais un nombre très respectable d'employeurs... cette relation très particulière, ambiguë à souhait, m'a toujours interrogée et révoltée, même si, de mon temps, ces choses relevaient déjà du passé, et que je n'ai jamais vu un domestique dans mon environnement. Mais enfin, certaine tragédie familiale m'étant parvenue par un canal inexplicable et m'ayant longtemps hantée (pour les petits curieux, un texte qui en parle figure dans mon annexe), je me suis toujours sentie du côté de ces êtres qu'on achetait peu cher, qui se devaient d'être invisibles mais corvéables à merci, de n'avoir aucune vie privée, pas d'autre famille que celle de leurs patrons, et qu'on a relégués, au XIXème siècle, dans les sixièmes étages, les combles accessibles par les seuls escaliers de service, bref aussi loin que possible du regard des bonnes gens. La condescendance, le mépris, l'autoritarisme, le sadisme, le renvoi, étaient les armes du maître et de la maîtresse de maison. Comme nous le verrons, les domestiques avaient développé leurs propres ripostes. Insuffisantes la plupart du temps. Mais leur pouvoir était réel : ils avaient des yeux et des oreilles. Ils s'en servaient. On les maltraitait à haute voix ou en sourdine, peu à peu ils en prenaient conscience et se vengeaient. Ainsi, le fameux leitmotiv selon lequel "on n'était plus servis correctement" devint de plus en plus fondé au cours de ce XIXème siècle où les domestiques cessèrent d'être transparents, d'être des non-personnes, au point qu'on devînt gêné de leur présence, tout en étant incapables de se passer d'eux. Au XVIIIème, nous apprennent les historiens, une duchesse pouvait se baigner nue devant un valet, cela n'avait aucune importance, un domestique à ses yeux était purement utilitaire, il n'était pas sexué. Mais le XIXème siècle fut celui de la conquête de l'intimité, du secret. La violence régnait souvent, plus ou moins sourde, dans les demeures altières et feutrées, mais il n'était pas question que ça transpire à l'extérieur. Et cela transpirait, à travers la domesticité. Les maîtres classaient le personnel en catégories, rebaptisaient leurs gens, niant ainsi leur identité ; les valets et les bonnes se moquaient des travers des maîtres, riaient en soupente des maris cocus et des déconvenues sociales de bourgeoises visant les sommets de la société sans jamais les atteindre. Tout cela existait déjà dans les siècles précédents, les comédies de Molière en regorgent, parmi tant d'autres, mais au XIXème siècle les serviteurs devinrent des intrus dont il fallait se méfier en les surveillant sans cesse.

Comme d'habitude, je ne prétends pas être exhaustive, et heureusement car vous me connaissez, une fois lancée... je ne sais pas faire court ! Je me contenterai donc de vous parler de trois romans et deux films. S'y entremêlent tous les versants du rapport maîtres-valets, des plus caustiques aux plus sombres, de la tristesse des gens volés de leur vie à la chaleur des relations qui se nouaient au sein des familles les plus rigides, notamment entre les domestiques et les enfants mal aimés — ou aimés de loin — de la maison.


Tout d'abord, un de mes romans favoris, que je conseille chaudement à tous ceux et celles qui n'ont pas encore eu le bonheur de le lire. Quels petits veinards. Il s'agit de Captive, de Margaret Atwood. Il raconte l'histoire d'une servante, Grace Marks, qui fut condamnée en 1859 à perpétuité, au Canada, pour le double meurtre de son patron, M. Thomas Kinnear et de sa femme de charge, Nancy Montgomery. L'histoire commence lorsqu'un médecin aliéniste un peu particulier, Simon Jordan, décide de faire de cette femme un sujet d'enquête. La plupart des aliénistes ont considéré que Grace Marks était une menteuse et une simulatrice pleinement responsable de ses actes, elle a été enfermée un temps à l'asile, mais au moment où ce médecin entre dans sa vie, elle est devenue une pensionnaire modèle que la bonne société reçoit et emploie à de menus travaux de broderie, poussée par un voyeurisme disculpé par la "charité" : on veut voir la célèbre criminelle de ses chastes yeux, en grignotant quelques gateaux secs.
Grace est encore jeune. Elle est belle et triste. Peut-être est-elle une simulatrice, peut-être une victime. Le docteur Jordan s'est donné la tâche de le définir. Il va entendre la longue confession de cette femme, de plus en plus fasciné par elle, en proie au doute, à la violence de ses propres sentiments. Mais pour comprendre Grace Marks, et comment elle en est arrivée à noyer sa propre vie dans le sang, il faut écouter l'histoire depuis le début : gamine grêle et famélique, énième rejetonne d'une famille de loqueteux irlandais dont le père boit le maigre salaire et ferme les bouches affamées avec des coups, elle embarque un beau jour avec sa famille pour le Canada, reléguée avec les pauvres, au milieu des épidémies et des cadavres qui jonchent la traversée. Sa mère meurt en route, sa mère perpétuellement enceinte, comme atteinte d'une longue maladie de gestation. Les aînés s'étant enfuis de diverses manières, Grace, à 12 ans, est sommée par son père de se placer comme domestique. Sa sœur de neuf ans s'occupera des autres mômes. Voilà le contexte, au moment où elle est admise chez les Parkinson, suite à un examen par Madame Gentil, la femme de charge, et dont voici quelques extraits :

" Mme Gentil me regarda, la bouche pincée, et déclara que j'étais très efflanquée, qu'elle espérait que je n'étais pas malade et de quoi ma mère était-elle morte ; Mme Burt répondit que ce n'était rien de contagieux, j'étais juste un peu petite pour mon âge, je n'avais pas terminé ma croissance, mais j'étais très noueuse et elle m'avait vu charrier des piles de bois exactement comme un homme.
Mme Gentil prit ça pour ce que ça valait, esquissa une grimace et demanda si j'avais mauvais caractère, étant donné que c'était souvent le cas avec les rouquins ; Mme Burt répliqua que j'avais le caractère le plus aimable qui soit au monde et que j'avais enduré tous mes malheurs avec la résignation chrétienne d'un saint.[...]
Madame Gentil hésita alors, comme si elle faisait des additions dans sa tête ; puis elle demanda à voir mes mains. Peut-être voulait-elle voir si c'étaient des mains de quelqu'un qui travaillait dur ; mais elle n'avait pas besoin de se tracasser, elles étaient aussi rouges et rugueuses que possible et elle parut satisfaite. On aurait crû qu'elle achetait un cheval ; je fus surprise qu'elle ne demandât pas à regarder mes dents, mais je suppose que si vous payez des gages vous voulez en avoir pour votre argent."


Voilà Grace embauchée. Elle se fait vite une amie, Mary Whitney, fille charmante dotée d'un sacré tempérament. Elles partagent la même soupente où il fait chaud l'été et un froid glacial l'hiver, l'étage des domestiques n'étant jamais chauffé. Mary la prend sous son aile et lui apprend la vie, l'emmène voir les prostituées, dont le destin est si proche des leurs, car cet état sera leur dernière chance de survivre en cas de renvoi. Elles ne sont que des sœurs moins fortunées. Au contact de Mary, la petite Grace trouve sagesse et consolation :

" [...] Elle disait qu'être servante c'était comme tout le reste, qu'il y avait dans ce métier un truc que beaucoup n'apprenaient jamais, et que tout était dans la façon de regarder les choses. Par exemple, on nous avait toujours dit d'utiliser l'escalier de service pour ne pas se mettre sur le passage de la famille, mais, en vérité, c'était le contraire : le grand escalier était là pour que la famille ne se mette pas sur notre passage. Ils pouvaient monter et descendre le grand escalier en traînassant dans leurs habits luxueux et leurs colifichets, pendant que le vrai ouvrage se déroulait derrière leur dos sans qu'ils se prennent les pieds dedans, et fourrent leur nez partour, et embêtent le monde. C'étaient des créatures molles et ignorantes, bien que fortunées, et la plupart d'entre eux, même tout près de se geler les orteils, étaient incapables d'allumer un feu, parce qu'ils ne savaient pas s'y prendre, et c'était un miracle qu'ils puissent se moucher ou se torcher le derrière, vu qu'ils étaient par nature aussi inutiles qu'une bite sur un prêtre — si vous me permettez l'expression, monsieur, c'est comme ça qu'elle l'a formulée — et que, s'ils devaient perdre tout leur argent demain et se retrouver à la rue, ils ne seraient même pas fichus de gagner leur vie avec d'honnêtes putasseries, car ils ne sauraient pas ce qui allait dedans ni où et ils finiraient par la fourrer — je ne dirai pas quoi — dans une oreille. [...]
En définitive, affirmait-elle, c'étaient nous les plus fortes, parce que c'étaient nous qui lavions leur linge sale et que nous savions dont beaucoup de choses sur eux, alors qu'ils ne lavaient pas le nôtre et ne savaient rien du tout sur nous. Et il y avait peu de secrets qu'ils pouvaient cacher à leurs domestiques."


Il semble qu'une telle sagesse n'ait pas suffi à protéger l'avisée Mary Whitney, qui finira mal, mourant des suites d'un avortement pratiqué par un boucher payé quelques dollars par le beau garçon de la maison qui l'a engrossée. Mais elle avait percé une vérité fondamentale : les patrons redoutaient leurs domestiques davantage que les larbins avaient peur des maîtres. Ils avaient éloigné la valetaille, mais ce qui pouvait bien se passer dans les fameux sixièmes étages hantaient les maîtresses de maison, les commérages les faisaient frémir, car ils circulaient d'une maison à l'autre, faisant et défaisant les réputations. Les femmes de chambres recueillaient les confidences des jeunes filles bien nées, ces secrets que leurs mères brûlaient de connaître sans y parvenir. Elles s'unissaient aux valets de pied, aux cochers, aux cuisinières, pour dévoiler en riant sous cape les travers de leur vie conjugale, les égarements neurasthéniques des grandes bourgeoises, les frasques des comtesses, l'alcoolisme ou la syphillis des hommes qui tenaient le haut du pavé, les tares génétiques qu'il fallait cacher à tout prix, sous peine de ne jamais marier ses enfants.

A ce stade, je vous laisse découvrir seuls la suite de la captivante histoire de Grace Marks, pour vous offrir un petit bijou cinématographique : "Gosford Park" de Robert Altman. Qu'il faut voir en version originale pour savourer les accents des uns et les autres (de plus, l'un des nœuds de l'histoire tient à la véracité d'un accent ! mais chut !... Je ne vous ai rien dit !), car les serviteurs, les nobles fin de race et les parvenus vont s'y côtoyer durant une partie de chasse dans une de ces demeurs immenses où l'on se perd dans les couloirs, et où chaque domestique porte le nom de son maître, "pour simplifier les choses". Dans ce film caustique et amer, chaque réplique fait mouche, ce qui n'est pas le cas des balles de ces messieurs quand ils tirent au fusil. Le maître de maison finira assassiné, mais là n'est pas l'intérêt, ou si peu. Il s'agit de la confrontation de trois mondes : en premier lieu celui des valets, qui savent être aussi snobs que leurs patrons, mépriser la petite bourgeoise dépourvue de bonne et son époux furieux de s'être mésallié pour l'argent... mais aussi pleurer sur leurs vies dépossédées. Une des deux femmes qui règnent sur le troupeau de la domesticité avoue en substance : " Ma vie ? Je n'ai pas de vie. Je suis la domestique parfaite, vous ai-je dit." Ensuite, celui des aristocrates, les vrais, dont la vie est bien morne, faite de rancunes vieillies en fûts, d'hypocrisie, d'amours ancillaires, de cynisme, de mesquineries et de blessures d'amour propre. Et enfin, celle des parvenus hollywoodiens : un des parents de la famille est un acteur célèbre, mais ici il n'est qu'un hystrion déconsidéré, un amuseur qui ne séduit que la valetaille, qui seule a vu et aimé ses films. Il est escorté d'un producteur hollywoodien qui prépare un film sur "ces gens-là", et que tous méprisent. Il y a une façon de vous redemander sans cesse votre nom qui est un crachat enrobé de politesse...
Les acteurs sont parfaits, la partition est dirigée de main de maître par Robert Altman, des pointures comme Derek Jacobi, Alan Bates, Kristin Scott Thomas, Emily Watson, Clive Owens ou Helen Mirren s'y affrontent dans un ballet cruel, policé et décadent qui vous séduira, je vous le promets. On se régale, mais on finit la gorge serrée. Je ne vous en dis pas plus...

Restons la gorge serrée, c'est préventif, pour le film suivant, "Les blessures assassines" de Jean-Pierre Denis, et quittons l'Angleterre pour la province française : le village de Marigné, où deux petites filles sont traînées de force à l'orphelinat du Bon Pasteur par une mère tyrannique et possessive : Elles s'appellent Emilia et Christine Papin, l'aînée a 14 ans, la cadette 8 ans. Emilia deviendra sœur, une "vocation" pour le moins dirigée par des nonnes acariâtres comme on les aime, et Christine sera arrachée à l'établissement avant de subir le même sort, parce que sa mère déteste encore plus les curés que cette enfant-là, et qu'elle ne se laissera pas voler la seconde : "Tu iras trimer chez les autre, comme moi !" lance-t-elle à cette petite Christine qui cache sous une détermination de fer une panique d'être abandonnée, elle qui a été abandonnée par son père, par sa mère qui ne l'aime guère, par sa tante Isabelle qui fut un temps l'unique recours mais a fini par se marier, par sa sœur Emilia qui dorénavant appartient au couvent et a tiré un trait sur ses sœurs. Car il y a trois sœurs. Une troisième, encore petite, attend à la maison son tour d'aller servir : elle est la préférée, la protégée de sa mère. Elle s'appelle Léa, et Christine — qui pourrait en être légitimement jalouse — l'aime d'un amour farouche, sacrificiel, exclusif. Cette enfant est la seule personne qui lui reste au monde. Sa mère est son ennemie. Mais voilà qu'à peine retrouvées elles se séparent, Christine est placée comme domestique pour la première fois, chez des bourgeois qui la sonnent pour un oui pour un non : L'épouse : " Alors, qui avait raison ?" Lui : "Ah, j'aurais juré qu'elle était blonde. Je conviens de mon erreur, pour moi, elle était blonde ! Vous pouvez disposer, Zéphyrine." Puis, à sa femme : "Je trouve ça charmant, Zéphyrine !"
Christine en tire plus loins, pour elle-même, l'amère conclusion : " Aide-moi Emilia, j'y arriverai jamais. C'est ça, être une bonne, servir de torchon aux autres et même plus savoir son nom?"


Pourtant, elle veut que sa sœur la rejoigne chez un autre employeur, qui les acceptera ensemble. Elles n'ont guère le choix d'une profession. Elles sont pauvres, et dépendantes de leur mère, qui règne sur elles par un éternel chantage affectif.
Ce film est une blessure qu'on éprouve de bout en bout, en en connaissant la fin : car peu de gens ignorent encore l'histoire tragique des sœurs Papin, qui assassinèrent dans une grande violence (les battant à mort, leur arrachant les yeux), le soir du 2 février 1933, rue Bruyère au Mans, leur maîtresse et sa fille, Mme et Mademoiselle Ancelin, femme et fille d'avoué. Christine fut condamnée à mort, puis à perpétuité, Léa fit de la prison. Leur crime fut une déflagration qui secoua la France entière, embrasa les intellectuels qui y virent une revanche sociale, les psychiatres qui y lurent les signes de l'emprise de Christine sur Léa et les effets barbares d'une schizophrénie inconsciente. On écrivit des essais, des romans, des pièces de théâtre sur les sœurs criminelles. On tourna des films (la cérémonie de Chabrol en est inspiré) On n'épuisa pas le sujet. Le film est une réussite, porté de bout en bout par deux actrices de grand talent : Sylvie Testud et Julie-Marie Parmentier. Comme pour Captive, comme pour Gosford Park, l'intérêt ne réside pas dans le "whodunit", mais dans la question qui taraude le lecteur, le spectateur : comment en est-on arrivé là ? La réponse est à la mesure de la question, et reste mystérieuse, car il est tant de réponses, tant de petites flèches prises en plein cœur, jour après jour, par ces filles à qui on ne pardonne pas le plus petit accroc, le moindre retard, un peu de sel renversé. Il y a bien sûr la fragilité psychique de Christine, sa paranoïa grandissante (ou sa lucidité ?), mais cette paranoïa n'est pas apparue sans cause. Cette "perle" a passé sa vie à être épiée, d'abord par des religieuses sévères, puis par des patrones intraitables, enfin à travers l'œilleton d'une cellule de prison ou d'asile psychiatrique. Désespérément seule et interdite du plus modeste bonheur terrestre.
Il faut voir le film avec l'éclairage supplémentaire de la passionnante enquête documentaire de Claude Ventura, En quête des sœurs Papin, qui ressuscite toute une époque, et livre des scoops précieux sur cette affaire dont bien des pans restent dans l'ombre, mystérieux à jamais, parce que seules les sœurs Papins savaient ce qui s'était vraiment joué entre elles et leurs patronnes ce soir-là, et les sœurs ne dirent que ce qu'elles voulaient, ou restèrent muettes... tant il est vrai, comme l'écrit Margaret Atwood, que si les domestiques n'ignoraient rien des petits secrets honteux de leurs maîtres, eux restaient de vivantes énigmes pour ces notables qui les scrutaient et les craignaient.


Il y avaient aussi des mal intentionnés et des manipulateurs de talent chez les domestiques, naturellement ! Je n'oublierai jamais la terrible Madame Danvers de Daphné du Maurier, sa silhouette menaçante, de noir vêtue, poussant l'héroïne au suicide du bord vertigineux d'une fenêtre de Manderley, demeure bien peu accueillante, hantée par le fantôme de Rebecca.

Dans le même genre, je vous conseille ce soir Aurora Floyd, roman écrit par la romancière victorienne Mary Elisabeth Braddon, qui dessine avec audace et talent une intrigue très prenante dont l'héroïne, la belle Aurora, petite fille riche et gâtée, a commis par le passé une de ces erreurs que la société ne pardonne pas. Elle parvient à épouser un homme bon, et qui l'aime, mais plus dure sera la chûte, et elle sera hâtée par deux domestiques qui haïssent la jeune femme : un simplet qu'elle a cravaché un jour parce qu'il avait battu son chien préféré, et Madame Powell, veuve d'un enseigne et femme de charge aigrie et perverse. La jeune femme, du haut de sa beauté, de sa jeunesse et de son bonheur conjugal, se croit hors d'atteinte. Mais l'auteur nous met en garde contre ces faux semblants dès le premier tiers du roman :

" Souvenez-vous de ceci, maris et femmes, pères et fils, mères et filles, frères et sœurs, que, lorsque vous vous querellez, vos gens se réjouissent. [...] Vos domestiques écoutent aux portes et répètent vos paroles de dépit à la cuisine ; ils ont les yeux sur vous quand ils vous servent à table ; ils comprennent les sarcasmes, les allusions les plus intimes, chacun de vos regards, aussi bien que ceux auxquels ces regard, ces allusions mordantes s'adressent. Ils comprennent votre silence embarrassé, vos politesses étudiées et intéressées. [...] Rien de ce qui se fait au salon n'est perdu pour ces impassibles et attentifs espions de l'office. Ils rient de vous ; bien plus, ils vous plaignent. Ils discutent vos affaires, évaluent vos revenus et pèsent entre eux ce que vous pouvez ou ne pouvez pas faire. [...] Ils savent pourquoi vous vivez en mauvaise intelligence avec votre fille aînée, et pourquoi vous avez chassé votre fils préféré ; et ils prennent un intérêt immense à tous les secrets qui troublent votre existence. Vous ne les admettez à rien ; vous avez l'air plus noir que le diable si vous voyez la sœur de Mary ou la pauvre vieille mère de John assise tranquillement dans l'office ; vous êtes surpris si le facteur leur apporte des lettres, et vous attribuez le fait au pernicieux système de l'éducation des masses ; vous les éloignez de leurs demeures et de leurs familles, de ceux qu'ils aiment et de ceux qu'ils affectionnent ; vous leur refusez des livres. Vous leur reprochez le coup d'œil qu'ils jettent sur votre journal ; et puis vous vous levez les yeux et vous vous étonnez qu'ils soient curieux, et de ce que le fond de leur conversation n'est que scandale et commérage."

Défendre à quelqu'un d'avoir une vie se paie cher. Lui interdire de tisser des liens, d'avoir des enfants, de se marier, le bannir de sa maison quand il a fauté, ce bannissement dût-il entraîner sa mort ou son emprisonnement, tout cela vaut bien quelques basses vengeances... nous ne savons pas ce qui conduit Madame Powell a être si garce avec Aurora. Mais nous connaissons l'attachement passionné, fanatique, que Madame Danvers portait à Rebecca. Car une fois que les domestiques avaient accepté de laisser leur vie à la porte de la maison, ils faisaient partie des murs, ils s'attachaient bon gré mal gré à cette famille, fût-elle par bien des côtés détestable. Les patronnes bourgeoises étaient souvent les pires, car leurs qualités d'épouses de notable se mesuraient à leur aptitude à contrôler et tyranniser le personnel. Soit qu'elles se fûssent élevées par l'argent en partant de bas, soit qu'elles fûssent nées avec une cuiller en or dans la bouche, elles partageaient la conviction qu'un sou est un sou, qu'on doit compter tout ce qu'on donne, mesurer strictement le beurre sur les tartines des bonnes et la gentillesse à l'égard de ceux qui triment, car sinon ils prendraient des habitudes d'insolence et de paresse, forts de cette affection, deviendraient gaspilleurs et mettraient en danger le patrimoine autant que la bonne tenue de la maison. Elles étaient donc intraitables, tandis que les artistocrates se distinguaient par une certaine habileté à jeter l'argent par les fenêtres... ce qui ne les empêchait pas de toiser leurs domestiques et de renvoyer une bonne pour un accroc dans un jupon ou un œil insolent. Il y a là aussi un effet pervers de la condition des femmes à cette époque, où le seul petit espace de pouvoir personnel qu'on leur octroyait était circonscrit à leur foyer (et encore, le plus souvent le mari détenait les cordons de la bourse), ce qui exacerbait certainement un sadisme de "petits chefs" exercé sur plus faibles qu'elles.

Mais ne généralisons pas. Il y eut aussi des domestiques bien traités, des domestiques aimant leurs patrons pour de bonnes raisons. Dans le chef-d'œuvre de David Lodge consacré à Henry James, L'auteur, l'auteur!, l'écrivain et son domestique, Noakes, un garçon qu'il a pratiquement élevé comme son fils, partagent un profond respect et une affection mutuelle, et ce dernier confie à ce monsieur qu'il admire tant, à lui et à personne d'autre, les horreurs qu'il a vécues sur le front de la Somme.

Bien des enfants, élevés à distance par des mères qui les apercevaient quelques minutes par jour entre deux occupations mondaines, et des pères qui leur faisaient réciter distraitement une leçon avant de regarder au travers d'eux, trouvèrent consolation, tendresse, compréhension dans les bras d'une nourrice, d'une gouvernante, ou un peu de chaleur humaine en fréquentant les cuisines, lieux reculés et interdits aux "gens d'en haut". Lesdites nourrices avaient souvent dû mettre leurs propres bébés à l'assistance, et s'attachaient à ces enfants presque malgré elles, cet amour les faisant infidèles à leurs mioches abandonnés. Ces enfants devenaient les leurs. Ou bien elles cachaient leur enfant naturel au risque de perdre leur place, comme dans le très beau film de Marco Bellochio, La nourrice. De l'amour fut donné et distribué généreusement par ces personnes amputées de leur vie privée. Cet amour fut souvent payé de retour par ces enfants mal aimés par leurs parents légitimes. Ainsi, dans La rose pourpre et le lys (je sais, je vous tanne avec ce roman, mais il m'a éblouie et mes yeux ne peuvent s'en détacher longtemps), Michel Faber dépeint une petite fille, Sophie, née d'une mère qui a refoulé jusqu'à son accouchement, et qui a pour mission d'exister le moins possible dans sa maison riche. Seule sa gouvernante, prostituée qui a su se hausser à ce rang armée de sa seule intelligence, lui donnera enfin l'amour que tout son petit être réclame, telle une fleur qui a grandi à l'ombre et loin de l'eau.

Mais n'oublions pas que sous le Second Empire, il y avait à Paris jusqu'à mille poursuites judiciaires par an pour infanticide, et que la grande majorité des accusées étaient des domestiques sur lesquelles les jeunes loups de la Haute Société s'étaient fait les dents avant d'embrasser une vie "respectable", les laissant enceintes et marquées du sceau de l'infâmie, seules et montrées du doigt pour avoir commis deux fois l'irréparable.
Il paraît qu'aujourd'hui encore, dans les beaux quartiers, chez les meilleures familles, ou du moins les plus riches, on trouve de petites esclaves sans papiers qu'on exploite sans vergogne, avec en plus, n'en doutons pas, le sentiment de leur sauver la vie.

Cela donne à penser, vous ne trouvez pas ?

Très bonne soirée à vous tous, en espérant n'avoir pas trop assombri votre retour de vacances, ou votre départ vers un lieu enchanteur... les livres et les films que j'ai mentionnés valent le détour, croyez-moi sur parole. Ok, vous préfèrerez peut-être feuilleter paresseusement quelques magazines, mais entre deux articles de fond sur les régimes des stars, pourquoi ne pas entrer dans les grandes demeures du temps jadis par la porte de service ?...

Gaëlle

Dernière minute : suite à vos commentaires sur la violence, qu'elle soit feutrée ou pas, et en particulier celui de la Trollette, je rajoute quelques mots : c'est vrai qu'il n'est pas toujours agréable d'affronter cette violence au cinéma ou dans les romans. Il y a des jours où je ne suis pas de taille. Il y a des films qui sont des épreuves que je ne m'infligerai pas de nouveau : par ex, "The Magdalene Sisters" De Geraldine Mc Ewan... j'étais enceinte quand je l'ai vu, je l'ai vu seule, et quand mon mari est rentré, il m'a trouvée le visage tellement raviné de larmes qu'il m'a demandé si quelqu'un était mort dans notre entourage ! Un autre exemple : "Breaking the waves" de Lars von Trier, que j'ai vu avec lui au cinéma... j'ai fait une vraie crise de larmes inconsolables à la sortie, ça ne m'était jamais arrivé, mon mari (quelle patience archangélique, cet homme-là !) a dû passer un long moment à me répéter que l'héroïne (Emily Watson) était une ACTRICE, que rien de tout ça ne lui était vraiment arrivé, qu'elle était toujours en vie. Du reste, dans Gosford Park, elle se porte à merveille, ce qui m'a rassurée... Mais n'empêche. Ce film était trop pour moi, je n'en voyais pas l'intérêt, je l'ai trouvé trop sadique et pour l'héroïne et pour les spectateurs.

Il m'a fait fuir longtemps toute nouvelle activité de Lars Von Trier, jusqu'à "Dogville". Une merveille, qui a en fait des liens étroits, dans son thème, avec mon billet : Grace (jouée par Nicole Kidman), jeune fille riche, échappe à des malfrats qui veulent la garder parmi eux, des gens violents, et atterrit dans une petite bourgade américaine, le genre "Petite maison dans la prairie", avec sa petite église à clocheton, ses bonnes gens... Grace culpabilise d'être riche, hait la violence. Elle va se mettre au service de ces gens qui l'ont recueillie, devenir peu à peu une domestique dont la gentillesse est un dû. Et plus les malfrats accentuent leur traque, plus les braves gens de cette excellente petite ville pensent avoir barre sur Grace, et plus ils réclament de "services" exorbitants en échange de leur asile... La charmante bourgade se mue lentement mais sûrement en lieu de pouvoir dont Grace est le souffre douleur, la victime immolée. Mais... les "braves gens" de Dogville, dont la bonté de Grace, malgré elle, dévoile le vrai visage, la méchanceté, les jalousies, la cupidité, la violence, n'ont pas toutes les cartes en main... je vous conseille à tous ce film, qui est une prouesse technique, une direction superbe d'acteurs excellents (au rang desquels Lauren Bacall, Ben Gazzara, Nicole Kidman au sommet de son art, et tant d'autres), et surtout une histoire pleine d'enseignement et de force. Tu as bien raison la Trollette, c'est vraiment le "comment on en arrive là" qui compte. Les bains de sang, les guerres mondiales, les émeutes, les révolutions, tout cela n'arrive pas comme ça un jour, sorti de terre comme un champignon. Il y a des années de mûrissement caché de la violence avant qu'elle éclate. Et même si ce n'est pas très agréable à regarder, c'est utile, car la violence revient plus que jamais au galop, aujourd'hui, là où nous vivons, à deux pas de chez nous, ou juste en face, dans l'appartement d'à côté. S'interroger sur les causes est toujours utile. Mais bon, vous avez le droit de ne pas enchaîner les films violents et les livres sanglants ! Un bon Astérix, un Agatha Christie, un peu de douceur Anna Gavaldienne dans un monde de brutes, ça fait du bien aussi. C'est les vacances, c'est vrai, quoi!!...

Bises à tous et à toutes. Je vous réécrirai dès que l'occasion d'une connexion internet se présentera. Promis.

19 juillet 2006

Séquence DVD, ventilateur conseillé !

Bonjour à tous !

Je vole quelques heures à la canicule qui sévit et m'abat, comme beaucoup d'entre nous, pour mentionner quelques films qui ces temps-ci m'ont enchantée ou troublée. Je n'ai pas pu voir ces films en salles car j'ai eu une année chargée, mais je me rattrape maintenant (quand il fait 35 dehors, en pleine ville, et que la Bretagne est à 9 heures de route, que faire d'autres que lire et regarder d'excellents films ?), et hop, je vous en fais profiter.

D'abord, le plus exquis : Mon petit doigt m'a dit. Une merveille. Je me plains souvent des films français, notamment des comédies à la française, dont la poignée de gags éculés est tellement passée en boucle sur toutes les chaînes de télé avant même la sortie qu'on a l'impression que ce n'est même plus la peine d'aller voir le film... (tiens d'ailleurs une question : comment les producteurs n'ont-ils pas encore compris que ça tuait les films de passer les meilleurs gags en boucle sur toutes les télé 10 jours avant la sortie ? Enfin en tout cas, pour moi, ça les tue. Et je ne suis pas la seule. Ma curiosité sort à peine la tête que ce matraquage l'assomme une fois pour toutes. Mais je suis peut-être la seule dans ce cas ?) Bref. Mon petit doigt m'a dit n'a pas fait tellement de bruit à sa sortie, quelques bonnes critiques ici et là, et c'est un petit bijou. On peut le voir et le revoir sans se lasser. Les dialogues sont savoureux. C'est une adaptation très réussie d'un roman d'Agathe Christie, un de ses rares romans dont les détectives ne sont ni Poirot ni Miss Marple, mais Tommy et Tuppence Beresford, ex agents secrets devenus détectives privés. Ils sont fantasques, doués d'un humour très anglais, et ont un flair très sûr pour débusquer les affaires louches. Dans le film, ils s'appellent Prudence et Bélisaire Beresford, nous sommes en Haute-Savoie, petit nid paradisiaque pour randonneurs paumés et octogénaires riches et rhumatisants, et cette transposition restitue admirablement l'atmosphère des cités balnéaires chics de la côte anglaise où les pensions de familles nichées au bord des falaises abritent toujours de curieux personnages... Prudence et Bélisaire vivent dans une maison de rêves, ils sont les parents joyeusement indignes d'une fille et les grands-parents tout aussi indignes de deux petits jumeaux , ils les voient le moins possible. Ils ont un passé de résistants, Bélisaire travaille toujours dans le renseignement, et Prudence... met un soin entêté à contredire son prénom et à se fourrer dans le premier guêpier venu. Il est question d'une maison de retraite où les pensionnaires meurent brutalement, d'une veille dame un peu sénile qui parle d'une petite fille morte dans une cheminée... Et voilà Prudence sur la piste, simplement parce que son petit doigt lui a sussuré, comme les sorcières de Macbeth, que "quelque chose de mauvais se tramait par ici" : "By the whisper of my thumb, something wicked this way comes", fredonnent les fillettes de la chorale d'un étrange petit village perdu qui calfeutre ses mystères et ses rancunes. Ce film, joué à la perfection par tous les acteurs, à commencer par André Dussollier et Catherine Frot dans les rôles titres, réussit la performance d'être à la fois extrêmement drôle et inquiétant à la fois. Il tend une corde virtuose et très subtile tout au long de l'histoire, et quand on a fini, on voudrait recommencer, comme les enfants qui veulent réentendre le récit sitôt qu'on a tourné la dernière page. Donc si vous voulez vous faire plaisir... courez chez votre loueur de DVD !



Dans une veine moins gaie, voire beaucoup plus sombre, je vous conseille néanmoins chaudement The Constant Gardener. J'imagine que beaucoup d'entre vous l'ont déjà vu, apparemment c'est un succès. Succès mérité, c'est une très honnête adaptation d'un très bon livre de John Le Carré, avec deux excellents acteurs parmi tant d'autres : Ralph Fiennes, déterminé et fragile, déchiré par l'amour, le doute et la perte, et Rachel Weisz, radieuse de bout en bout, entière et forte, traversant l'Afrique enceinte jusqu'aux dents, rayonnante et mystérieuse telle la Madonna del Parto de Pierro della Francesca.
Le héros, ce "jardinier" méticuleux que sa femme veut protéger des réalités les plus noires de la vraie vie, va douter de celle qu'il aime. L'aimait-elle ? Qui était-elle ? De quoi était-elle capable ? Peut-il encore se fier à son cœur, à son intuition, à son coup de foudre pour cette femme libre et entière, quand tout vient le faire trébucher, quand tout lui sussure des insinuations blessantes ?
L'intrigue est parfaitement montée, calibrée, le thème est terrible : à la recherche de sa femme morte, sur le long chemin d'un deuil impossible, un homme va ouvrir les secrets les uns après les autres, jusqu'à découvrir le plus noir, le plus glaçant, celui qui entraîne tous les autres, et entraîne avec lui une dégringolade d'agonisants et de moribonds.
Je vous avais conseillé, au début de ce blog, "L'interprète", de Sydney Polack, ils se répondent l'un l'autre, et dessinent une Afrique dont le monde entier (en tout cas dans sa version puissante, financière et cynique) semble avoir décidé la perte une fois pour toutes, un continent où la vie jaillit pourtant de toutes parts, explose entre les bombes, où les couleurs éclaboussent le sang séché, où des enfants aux jambes de sauterelles courent encore en éclatant de rire... mais pour combien de temps ?




Enfin, pour terminer, un film qui m'a laissée fascinée, remplie de questions et qui vaut très largement le détour, tant il est différent de l'idée qu'on peut s'en faire à priori:
L'Exorcisme d'Emily Rose. Je vous arrête tout de suite, je vous entends penser : ce n'est pas un film d'horreur. Non. J'ai vu l'Exorciste quand j'avais 14 ans, pendant un an dès que j'entendais un bruit suspect dans la maison je me préparais au pire... et je vous garantis que depuis, je me tiens résolument écartée de ce genre de films. Donc là... rien à voir. Âmes sensibles ne pas s'abstenir, sauf si vous avez peur de voir poser des questions dérangeantes. En ce qui me concerne, j'adore ça. J'aime être dérangée, j'aime qu'on vienne débusquer mes peurs élémentaires, mes certitudes en allumettes, à condition qu'on le fasse intelligemment. Ce qui est le cas. Il s'agit d'une histoire vraie, à l'origine du film : une jeune fille mourut au cours d'un exorcisme raté. Les exorcisme se pratiquent toujours, et toujours et seulement à la demande du "possédé", quel que soit le nom qu'on donne à la personne qui vient demander une aide spirituelle. En général, tout cela est tu, bien caché. Cela dérange l'Eglise, cela dérange les gens comme vous et moi. Cela dérange la médecine, mais je suis quant à moi tout aussi dérangée par l'usage des électrochocs, qui perdure dans les hôpitaux psychiatriques, et dont Antonin Arthaud disait qu'ils lui avaient volé son âme...
Le film part donc de la mort d' Emily Rose, ravissante jeune fille de 19 ans élevée dans une famille très pieuse et comme hors du temps, quelque part dans ces régions semi-désertiques du paysage rural américain. Elle est morte dans un tel état physique que l'affaire ne peut rester tue. Le prêtre, Father Moore, se retrouve inculpé d'homicide par négligence.
Le film est très habilement construit : d'un côté, le procès, mené de main de maître, avec deux as du barreau aux commandes et une femme juge très humaine, avec ses multiples rebondissements, et de l'autre les flashes back sur l'histoire singulière d'Emily Rose. La grande intelligence du film, et son originalité, vient de la coexistence de ces deux tensions dramatiques : le procès (et ce qui adviendra du prêtre) et la vie brève et traumatisée d'Emily Rose. Des témoins, des analyses viennent semer le doute, encore et encore. On veut traiter les faits, rien que les faits. Le procureur est un "homme de foi", il ne cesse de le marteler, mais peu à peu il se transforme en Inquisiteur, on sent bien que si ça ne tenait qu'à lui, Father Moore finirait au bûcher, par un captivant renversement des rôles.
Mais les bourreaux d'hier, ces inquisiteurs qui considéraient que le Diable ne pouvait dire la vérité que "sous la torture" pour justifier les aveux extorqués à des pauvres filles avant de les envoyer griller, n'ont-ils pas changé de visages ? Et que croire dans cette affaire ? Le film vous retient sur le fil, à vous de choisir, ou de ne pas choisir. Jennifer Carpenter, qui joue Emily, est impressionnante de bout en bout, tantôt fragile, brisée, perdue, tantôt forte et habitée, dangereuse, captive dans son propre corps, ennemie acharnée à laminer sa propre existence.
Mais mon personnage préféré est quand même l'avocate qui défend le prêtre, Erin Brunner. Elle est jouée par Laura Lynney que je n'avais jamais vue jouer aussi bien. C'est une femme qui va accomplir un véritable trajet personnel. Au départ, elle et efficace, brillante, cynique, mais elle a une prédisposition très précieuse : elle est toute entière à l'écoute de son client. Cette écoute va lui permettre de s'ouvrir à ce qu'elle ne comprend pas, ce qu'elle n'a pas expérimenté et qu'elle espère bien ne pas expérimenter. C'est une agnostisque. Une femme "en proie au doute".


Ce qui la rend plus humaine que le procureur, dont la foi est le bouclier, si ce n'est pas son épée, avide de trancher les têtes... La "possession" existe depuis la nuit des temps, sous diverses dénominations, dans toutes les cultures. Il paraît que depuis les années 90, les exorcismes ont considérablement augmenté. Je suis personnellement dérangée par ce phénomène, d'autant que je l'ai étudié de près, et que j'ai remarqué que les saintes (Jeanne d'Arc, Bernadette Soubirous, Marthe Robin, bien qu'elle ne soit pas canonnisée mais encore en procès, avec un dossier de 17 000 pages !...) et les pauvresses appelées sorcières appartenaient au même milieu social : plutôt rural, plutôt pauvre, peu de culture, une religion souvent datée. Ce sont en général des jeunes filles désarmées, ou souffreteuses, inaptes au destin qu'on leur destine, en général un avenir de fermières nécessitant une santé de fer. Et les voilà déroutées par une apparition de la Vierge, ou une intervention du Diable. Stigmates contre dents cassées. Les deux ensemble. Elles souffrent pour être des "signes" vivants. Elles souffrent pour que les foules viennent en procession. Pour que nous nous sentions mieux. Pour qu'on croie encore en quelque chose. Il m'a toujours semblé qu'une divinité qui demanderait le sacrifice et la torture de ces jeunes filles martyrisées ne pouvait être que païenne. Jupiter violant des nymphes. Et puis j'ai lu Thérèse d'Avila. Tout n'est pas si simple ; rien ne l'est, dans aucun domaine. Dans tous les parcours "mystiques", la souffrance est une étape, un cap à franchir pour atteindre le pallier d'en haut, vaincre ses résistances internes au changement. La métamorphose de l'humain ne s'effectue pas sans souffrance. Je l'ai expérimenté à mon petit niveau, et pourtant, je vous rassure, je n'ai vraiment rien de Marthe Robin ! Je suis juste perplexe. Le sort d'Emily Rose, de Marthe Robin, me révolte au plus haut point. Mais ce film m'a piégée, en quelque sorte, puisque le personnage qui représentait mon point de vue sur la question à priori (le procureur) m'a semblé absolument détestable. Ce qui m'a troublée, vous l'imaginez !
J'aime trembler sur mes petites certitudes. J'aime rester en équilibre sur mon fil, sans choisir de me laisser glisser d'un côté ou d'un autre.

Si vous avez peur d'avoir peur, ne vous inquiétez pas : ce film est effrayant mais il n'est pas un film d'épouvante. Il est surtout captivant, de bout en bout, intelligent, subtil, sobre, humain. Il nous laisse perplexe, comme le visage de cette avocate qui s'ouvre peu à peu à l'insondable, sans oser y entrer franchement, mais en acceptant la possibilité que certains mystères échappent à son esprit cartésien.

D'autre part, ce film pose une autre question intéressante : celle du libre arbitre. La jeune fille est morte parce qu'après l'échec du premier exorcisme, elle en a refusé d'autres. Sans le consentement de la victime, on n'exorcise pas. En revanche, la psychiatrie, s'exprimant dans le film à travers un spécialiste, ne lui aurait pas demandé son avis pour l'alimenter de force, l'enfermer à vie, la soumettre à des électrochocs. Là, point de liberté. On ne peut pas choisir sa mort. J'ajouterai néanmoins ceci : on ne peut pas généraliser, il y a bien des médecins et des chercheurs très pointus qui cheminent dans l'humilité, qui acceptent leurs limites, qui cherchent à les faire reculer avec respect, sachant que la prochaine barrière franchie les conduira à une autre muraille... travaillant sur le cas très complexe de Marthe Robin, j'ai trouvé un jour un témoignage d'un psychiatre qui avait été consulté pour son "dossier" et disait qu'il était regrettable que dans cette affaire, tout le monde soit obsédé par les "faits" : est-ce que Marthe mangeait en cachette, est-ce qu'elle voyait vraiment la Vierge, etc... alors que cette histoire n'était ni du recours de la médecine, ni du recours de la loi, parce que ce qui s'y passait était du domaine du sens, du symbole, de la croyance, et de ce qu'il appelait, lui, l'homme de science, "le corps miraculeux" : c'est à dire ce que le corps peut faire quand il veut délivrer un message, qu'il soit de souffrance ou de dépassement vertical. L'homme juché sur ses propres épaules, cette figure de l'art roman représente l'effort sublime de l'humain pour outrepasser ses limites physiques, émotionnelles et psychiques. Mais elle évoque aussi, étrangement, les convulsions des possédées désarticulées.

Le film traite en réalité de cette question : comment, dans un procès, parce qu'il y a eu mort violente, mort inexplicable mais inexcusable, comment juger l'injugeable, l'incompréhensible, l'inattrapable. Tous s'y heurtent, de la juge au procureur, des jurés à l'avocate. C'est ce qui rend le film aussi passionnant.


Par quoi les femmes sont-elles possédées ? Peut-on juste remplacer "possédées" par "hystériques" et les stigmatiser, les utiliser pour illustrer ses théories brillantes, les observer comme des insectes paniqués s'agitant sous un globe de verre ?

Si cette question vous intéresse, je vous conseille le livre assez pointu de Jacques-Antoine Malarewicz, La femme possédée.

La vraie question, pour moi, est celle-ci : pouvons-nous accepter que tant de choses dans cet univers nous échappent, nous coulent entre les doigts quand nous voulons les saisir ? La médecine, la science en général, ne cessent de se heurter à cet insaisissable, à en devenir folles. Alors plutôt que de devenir fous, faut-il enfermer tous ces gens à vie afin de pouvoir dormir tranquilles ? Plutôt que de douter de nos certitudes, fût-ce un court instant, faut-il chercher de toutes nos forces un bouc émissaire à qui faire porter le chapeau de notre impuissance ?
Mais impuissants, nous le resterons. Et l'insaisissable demeurera.
Reste le fil. Cramponnons-nous à lui, il nous permet de jeter un œil à ce qui nous échappe, sans nous y égarer. La raison a du bon !

Sur ce, bonne journée, tâchez de survivre à la canicule, et à bientôt !

Gaëlle

12 juillet 2006

Quelques douceurs à déguster en vacances...

Bonjour à tous !

Je me fais rare, mais la canicule me laisse peu de neurones actifs ! Et encore, les derniers sont pour vous.
Aujourd'hui, j'ouvre une sélection ( modeste) de bouquins que j'ai adoré dévorer en vacances, que ce soit le soir dans les Côtes d'Armor, en écoutant mugir les vagues... (ambiance parfaite pour les histoires de fantômes d'Henry James ou d'Edith Wharton, les romans victoriens aux demeures pleines de courants d'air, et même un bon vieil Agatha Christie déniché sur une étagère branlante et qui sent sa poussière millésimée), ou devant un cappucino, un petit matin doré, sur la piazza del Campo à Sienne... aujourd'hui je suis chez moi, il fait 35 degrés environ, mais je sais que parmi vous certains préparent leurs valises... et je pense à vous ! Voici donc quelques bonheurs de lecture que je tenais à partager.

D'abord, un petit chouchou que j'ai relu déjà quatre fois, chose rare chez moi, sans m'en lasser. Il s'agit du premier roman de Kate Atkinson, Dans les coulisses du musée.
Depuis, elle a écrit au moins 3 autres romans, la souris bleue, son dernier, n'est pas mal non plus, et je vous conseille dans les replis du temps , une histoire qui pour moi a réussi à attraper au vol l'essence des contes de fées : c'est un conte construit en spirale à la manière d'un roman policier. Une petite fille y cherche sans fin une mère perdue, évaporée un beau jour sans explication. Il est moins drôle que celui dont nous allons parler aujourd'hui, mais fragile et beau comme le sont les fêlures sentimentales. C'est une quête qui se nourrit des traces de pas d'une mère aimée, du parfum de sa peau recueilli sur un oreiller, de la couleur de sa chevelure... une histoire remplie de mystère aussi.

Mais celui-ci reste mon favori. Alors, l'histoire : Ruby nous raconte sa vie en Angleterre, depuis... sa conception. C'est une histoire souvent triste, la vie de Ruby n'a rien d' une rivière enchantée, mais c'est raconté d'une voix (car le style d'un écrivain, vous savez bien que c'est sa voix, la part la plus intime de lui, où toutes les émotions viennent perler) à la fois drôle, caustique, émouvante, déchirante... Ce livre a des dimensions honorables, ce n'est pas un "pavé" mais il ne se laisse pas oublier. Du reste, comme je vous l'ai déjà expliqué, la taille ne compte pas au regard de la qualité, des livres de 80 pages sont ennuyeux à périr et des romans de 1400 pages (Les Piliers de la Terre, un incontournable) sont trop courts, on le sait dès qu'on a plongé dedans. Et puis dans ma grande bonté, je ne vous ai sélectionné que des poches. J'ai pensé à vos sacs de voyage, lesquels ne sont pas extensibles à l'infini. Bref. Kate Atkinson vous fait mourir de rire et pleurer la page suivante, voire à quelques lignes d'écart. Ruby est l'héroïne principale, mais on voyage aussi dans sa généalogie, à travers une série de femmes attachantes, cruelles, malheureuses, fantasques... Mais il est temps que je me taise pour la laisser parler : dans l'extrait que j'ai choisi, la petite Ruby a été confiée pour quelques semaines à sa tante Babs, qui fréquente une église assez spéciale, et a des petites jumelles, Daisy et Rose (Rose a un grain de beauté sous le menton, seul signe distinctif) que Ruby trouve très effrayantes.

"Cela ne ressemble pas du tout à l'église de Tante Gladys. D'abord, c'est en sous-sol, et il faut descendre un escalier en spirale et parcourir un couloir avec des tuyaux le long des murs pour arriver à une porte avec un petit écriteau annonçant : Eglise spiritualiste. [...] Beaucoup de gens sont là, bavardant entre eux comme s'ils étaient au théâtre.
[...] Puis une femme, qui se présente comme Rita, invite un homme nommé Mr. Wedgewood à monter sur l'estrade. Tante Babs se penche vers moi pour m'informer que Mr. Wedgewood est un médium en communication avec le monde des esprits et qu'il va leur parler pour notre compte.

— Ce sont les morts, me précise Rose.(Comme elle a le menton levé, je puis voir son grain de beauté.)

Elle m'observe soigneusement, guettant ma réaction. Elle ne peut pas me faire peur. Ou plutôt si, elle le peut, mais je ne vais certainement pas le lui laisser voir. Je me contente de lever les sourcils d'un air de surprise très éloquent. Je me demande si les morts auront quoi que ce soit à me dire, et Daisy — que je commence à croire capable de lire dans mes pensées — me dit :

— Les morts, tu sais, ne te parlent que si tu les connais.

Compte tenu de cette règle de protocole, je suppose que personne ne me parlera, car je ne connais personne qui soit mort. (là, je me trompe lourdement.)

Mr. Wedgewood demande alors aux esprits de venir nous parler et toutes sortes de choses étranges commencent à se produire — les morts semblent surgir de partout. Un mari mort depuis vingt ans vient dire à sa femme qu'il y a une lumière au bout du tunnel. Puis le père d'une autre femme, "passé" l'année précédente, l'informe que le cinéma lui manque. Une mère vient expliquer à sa fille "comment se débarrasser de cette marque sur la table basse" (à l'huile de lin) et derrière la chaise d'une personne se matérialise (au moins aux yeux de Mr. Wedgewood) une famille de six personnes — des voisins morts dans un incendie trente ans auparavant. De toute évidence, on n'échappe pas aux morts.
Pour moi, le mondes des esprits ressemble un peu à une salle d'attente pleine de gens échangeant les pires banalités.
Je commence à sommeiller légèrement sous l'effet de la chaleur ambiante lorsque je me rends compte que Mr.Wedgewood, debout à l'extrémité de notre travée, me regarde fixement. J'avale ma salive et je contemple mes pieds ; il s'est peut-être aperçu que, pour le cantique, j'ai seulement fait semblant de chanter. Mais il me sourit d'un air bienveillant et déclare :

— Ta sœur dit qu'on ne s'inquiète pas pour elle.

Tante Babs laisse échapper un petit cri, mais, avant que j'aie pu reprendre mes esprits, l'harmonium entame un nouveau cantique, identique au précédent. (tous les cantiques, à l'église spiritualiste, sont exactement semblables, phénomère que personne ne semble relever.)
Je me pose des questions tout le reste de la journée. Même le Rosbif de Babs et la Tarte aux Pommes de Babs — ornements du menu dominical — ne parviennent pas à dissiper ma crainte que Patricia ou Gillian ait passé de vie à trépas. J'essaie d'aborder le sujet avec Tante Babs, mais elle se borne à dire :

— N'essaie pas de faire la maline, Ruby. Cela ne te va pas du tout."



Petits veinards, ceux d'entre vous qui ne connaissez pas encore ce livre... enfin, place à un autre, et je m'aperçois qu'il a plus d'un point commun avec le premier, puisqu'il parle aussi de secrets de famille.
C'est avant tout une histoire racontée du point de vue d'une petite fille très singulière, qui grandit seule, comme une graine aventureuse soufflée par le vent, tandis que sa mère a baissé les bras depuis longtemps et que ses trois vieilles tantes excentriques ne sont plus en condition physique et psychologique pour l'élever. Il y a, à la base de cette solitude, un drame : quand la petite Harriet était bébé, son frère a été retrouvé mort, pendu à un arbre du jardin. Personne n'en parle. Le meurtrier n'a jamais été attrapé. On est dans le Missipipi, et Harriet grandit par ses propres moyens, avec ce frère devenu compagnon imaginaire, et guidée par l'obsession de démasquer l'assassin qui a soufflé sur sa famille tel le loup sur la maison de planches d'un des trois petits cochons, en lui volant un frère vivant. Parlons de l'auteur : Donna Tartt écrit un livre tous les dix ans, autant dire qu'elle les mijote, et c'est un excellent écrivain, comme le prouvait déjà son premier et précédent roman "Le maître des illusions". Je préfère quand-même celui-ci, avec cette petite fille si attachante à force de ne pas vouloir l'être, son ami qui la suit partout sur des chemins fort dangereux, et d'autres personnages hauts en couleur : une bande de loosers, des voyous qui vivent dans des roulottes autour d'une vieille mère qui n'a que la peau sur les os mais les dirige avec une autorité franchement comique. C'est un roman superbement écrit et construit, où deux enfants errent la nuit près d'une zone désaffectée à la recherche de criminels qui ne plaisantent pas, où l'on croise des serpents à la piqûre mortelle, une colonie de vacances asphyxiante de bons sentiments et d'endoctrinement... Allez, un petit extrait, pendant la fameuse colonie où l'on a fini par envoyer Harriet de force, après qu'elle eut employé une bonne partie de ses vacances à flirter avec la mort, la sienne et celle des autres... :

" Elle était au camp depuis dix jours. Cela semblait une éternité.[...] Par principe, elle avait omis de signer et de rendre "le pacte du campeur" avec son dossier d'inscription. Il s'agissait d'une série de promesses solennelles que tous les participants étaient contraints de faire : la promesse de ne pas voir de films interdits aux mineurs, de ne pas écouter de rock, ni hard, ni acid ; de ne pas boire d'alcool, de na pas avoir de rapports sexuels avant le mariage, de ne fumer ni marijuana, ni tabac, et de ne pas invoquer inutilement le nom du Seigneur. Non que Harriet eût l'intention de commettre l'un de ces crimes (sauf — quelquefois — pas très souvent — d'aller au cinéma) ; cependant, elle avait décidé de ne pas signer.

"Hé, chérrrie ! Tu n'as pas oublié quelque chose ? s'écria Nounou Vance d'un ton enjoué, enlaçant Harriet (qui se raidit aussitôt) avec un pincement amical.
— Non.
— Je n'ai pas reçu ton pacte du campeur."

Harriet se tut.
Nounou l'étreignit encore familièrement. "Tu sais chérrrie, Dieu ne nous offre que deux possibilités ! Soit c'est bien, soit c'est mal ! Soit tu es la championne du Christ, soit tu ne l'es pas." Elle sortit un pacte du campeur vierge de sa poche.

"Maintenant, je veux que tu pries là-dessus, Harriet. Et fais ce que le Seigneur te conseille de faire."

Harriet fixait les tennis blanches boursouflées de la femme.

Mrs Vance s'empara de sa main. "Veux-tu que je prie avec toi, chérrrrie ?" demanda-t-elle sur un ton de confidence, comme si elle lui offrait un splendide cadeau.
— Non.

[...] Harriet s'était attendue à tout cela. Aux "pactes" du campeur. A l'ennui mortel d'une vie sans livres de bibliothèque ; aux sports collectifs (qu'elle avait en horreur) et aux farces nocturnes, aux cours tyranniques de catéchisme ; elle s'était attendue à l'inconfort et à la morosité des après-midi brûlants sans vent sur un canoë, à écouter les conversations stupides des autres, qui se demandaient si Dave était un bon chrétien, si Wayne avait réussi à peloter Lee Ann, ou si Jay Jackson buvait.
Tout cela était déjà épouvantable. Mais Harriet entrerait en quatrième à l'automne ; et elle ne s'était pas attendue à l'affront suprême d'être classée — pour la première fois — dans la catégorie des "ados" : créatures sans cerveaux, faites de protubérances et de sécrétions, à en juger par la littérature qu'on lui procurait. Elle ne s'était pas attendue aux projections de diapositives humiliantes, au ton enjoué, remplies d'informations médicales avilissantes ; ni aux "discussions à bâtons rompus" où les filles étaient encouragées non seulement à poser des questions personnelles — parfois franchement pornographiques, selon Harriet — mais aussi à y répondre."






En fait, ces deux romans ont bien des choses en commun : ce sont des histoires tragicomiques, des récits initiatiques, où les petites filles traversent seules le miroir de la vérité des adultes, où elles sont plutôt solitaires et mal aimées mais armées d'un solide sens de l'humour touchant à l'ironie, et trouvent un chemin tant bien que mal vers un peu de chaleur humaine, sans désaimer ceux et celles qui les ont traitées en vilains petits canards, effleurant les plaies béantes des êtres souffrants qui les ont fait souffrir par ricochets, simplement parce qu'elles étaient au mauvais endroit au mauvais moment ; et qu'elles ne pouvaient pas remplacer l'enfant perdu — nimbé de perfection angélique et d'infini désir par un décès précoce — pas plus que le mari infidèle, ni résoudre ce qui devait être résolu à la place des victimes, ces grandes personnes au sujet desquelles Saint-Exupéry et J.M. Barrie (si vous êtes curieux de ce grand auteur méconnu chez nous, allez faire un tour sur le site qu' Holly Goligthly lui a consacré, vous ne regretterez pas ce détour buissonnier) nous ont appris ce qu'il fallait penser.



Mes deux héroïnes du jour sont de vaillants petits soldats, elles vivents des aventures dont le péril terrifie les garçons qui peinent à les suivre. Elles détestent grandir, elles n'ont pas hâte de rejoindre ce monde des adultes où elles ont vu vivre des mères et des tantes qui respiraient rarement le bonheur. Elles sont irrésistibles. Je vous les donne, elles vous emmèneront dans leurs recoins, vous chuchoteront leurs noirs secrets et leurs sagaces observations sur les adultes, vous feront rire aux larmes, tant il est vrai que le fou-rire vient toucher les larmes, s'y baigne à loisir et y recueille délicatement le mouvement de la vie. Ruby et Harriet survivent, se battent, rient et sourient beaucoup pour conjurer la tristesse qui les entoure. Elles auraient pu se rencontrer, se reconnaître.




Les enfants perdus ne naissent pas dans les choux, mais de parents négligents, décédés ou simplement inaptes, voire cruels. Les enfants perdus font parfois de mauvaises rencontres, même dans les romans, mais ils ont aussi cette grâce particulière qui les pousse à survivre coûte que coûte, et leur permet de se trouver en route, de se construire seuls, entre bravoure et grandes frayeurs, culpabilité et joie pure d'exister, et cette grâce, je l'imagine volontiers se poser sur leur épaule songeuse à la manière scintillante de Tinn Tamm, la petite fée de Peter. En moins capricieuse, évidemment !

Et puis, au pays des enfants singuliers, celui que les écrivains affectionnent tout particulièrement — car peu d'entre eux ont réussi à rentrer un jour dans un moule, Ruby et Harriet sont en très bonne compagnie : avec Oliver Twist, Jane Eyre, Alice, Tom Sawyer, Peter Pan bien sûr... et tant d'autres !


Très bonne lecture à tous, et je vous conseille de lire dans un hamac, à la fraîche, avec un litre de thé glacé à portée de main, ou un petit Banyuls bien frais, la nuit sur une terrasse, à la campagne ou devant la mer... Je vous imagine déjà. Quant à ceux qui comme moi restent encore un peu, lire c'est déjà s'évader, vous le savez, bien sûr...



Gaëlle

3 juillet 2006

Sur la piste de Dracula, Epilogue : faites du tourisme à la poursuite de Vlad le non-mort

Bonjour, chers amis, et bonjour aussi à ceux que je ne connais pas encore, et qui atterrissent chez moi par hasard... qu'ils soient les bienvenus.

Ici on ne parle pas uniquement de vampires...contrairement aux apparences ! Mais que voulez-vous, je me devais d'aller au bout de ma quête. Après, je prendrai quelques vacances... ce qui ne m'empêchera pas de poster çà et là un billet sur un sujet de ma fantaisie, un billet léger, riche de quelques bouquins à emporter en vacances... et bien sûr, je viendrai vous lire, et répondrai à mes messages !


Nous voici donc au terme de mon enquête, et à son origine. Car tout est parti d'un livre en deux tomes d'Elisabeth Kostova, "L'Historienne et Drakula."

Un roman palpitant, mais pas seulement : les craintifs ne seront pas trop terrifiés. Les curieux y trouveront matière à rêver, à apprendre, et ce livre fera naître des envies de s'intéresser au monde byzantin, aux splendeurs de l'Eglise Orthodoxe, à l'Empire Ottoman, à tous ces endroits du monde où l'Orient et l'Occident se sont souvent rencontrés au prix du sang mais aussi dans la beauté ; la rencontre éblouissante de deux civilisations millénaires s'épousant malgré elles mais souvent avec bonheur, comme la basilique Sainte Sophie en est la preuve éclatante. Ce livre m'a donné envie de visiter séance tenante l'Europe de l'Est, si proche et si lointaine, si méconnue, et tout particulièrement Budapest, la Hongrie, les bords du Danube
, la Transylvanie, la Roumanie et ses forêts impénétrables, où s'enracine toute notre culture d'Européens : car de ces forêts, où vécurent les Daces, les Romains, les Saxons, les Valaques, les Transylvains, les Moldaves, sont nées les légendes et les contes de notre enfance. La forêt, les sources qui se changent en jeunes filles dont le murmure ensorcelle ou délivre la sagesse, les clairières où l'on fait des rencontres, le souffle des âmes errantes, les esprits malveillants ou gardiens des hommes, les loups et les chouettes, animaux énigmatiques, les crapauds qui abritent des princes ou des défunts, comme dans cette histoire que rapporte Paul Hermann dans sa Mythologie allemande :

" Il y a une centaine d'années, un jeune garçon qui voulait écraser un crapaud se vit retenir par ces mots : "Tu ne peux pas savoir si ce n'est pas ta grand-mère." A la Saint-Sylvestre, les âmes en peine avaient le droit de revenir sur terre et, à ce moment de l'année, on ne devait pas écraser les crapauds et les grenouilles ; c'étaient des âmes ensorcellées."

A l'endroit où la forêt rencontre les montagnes majestueuses, des creux dans la roche cachent des créatures du sombre, ou des enfants emprisonnés : comme ceux que le joueur de flûte de Hameln ensorcela un jour parce qu'il n'avait pas reçu son salaire après avoir chassé les rats (et donc la peste) de la ville, les noyant au son de sa musique. Sa vengeance fut terrible : il attira à lui tous les enfants de la ville et les emmena à sa suite, riants et dansants, jusqu'à une faille dans la montagne qui se referma sur leurs pas. Il paraît qu'en certains endroits de la roche, en écoutant bien, on peut entendre leurs rires enfantins résonner encore d'une paroi à l'autre.
Les âmes errantes, la fenêtre qu'il fallait ouvrir à la mort de quelqu'un pour que son souffle, ou son âme, puisse s'échapper et ne reste pas captive, les joueurs de flûte qui enchaînent les rats et les enfants à leur mélodie... au carrefour de toutes ces histoires transmises, dans la clairière, est né notre vampire. Un être errant, maudit, mais qui en récompense avait acquis les pouvoirs de l'obscurité, connaissait le langage des loups, des chouettes, des rats, pouvait changer de forme, se faire brouillard ou chauve-souris. Dans les mythologies saxonnes, l'âme était d'abord retenue dans le sang, puis elle s'est faite ombre, reflet. Le vampire se nourrit d'âmes pour rester en vie, et il n'a ni reflet ni ombre. Il vient avec la peste car sa maladie, sa vorace éternité, est contagieuse : au XVIIIème siècle, l'impératrice Marie-Thérèse d'Autriche dut diligenter une enquête en Roumanie, car on y déterrait des morts au cours des épidémies de peste ou de choléra : les cadavres qui avaient perdu leur rigidité, ceux qui semblaient gorgés de sang, ceux dont les ongles et les cheveux avaient poussé post mortem, étaient tirés de leurs tombes, décapités, brûlés, on leur plantait un pieu en plein cœur. Les prêtres participaient à ces cérémonies charmantes qui leur rapportaient de l'argent et entretenaient une piété superstitieuse.

Le vampire est lycanthrope : au départ, dans les légendes allemandes, "c'est un cadavre échappé de sa tombe sous forme de loup", nous dit Paul Hermann. " Le loup-garou ne trouve pas le repos dans la tombe et s'éveille quelques jours après son ensevelissement." Il creuse un chemin hors de sa tombe et dévore les troupeaux ou vient sucer le sang chaud des dormeurs auprès desquels il s'allonge.

Toutes ces croyances mêlent le totémisme au sentiment que l'âme est naturellement faite pour la métamorphose, tantôt malveillante, tantôt ombre bienveillante escortant le vivant. Vous aurez envie, en lisant l'Historienne et Drakula, de vous perdre dans ces forêts, de grimper à l'assaut de ces forteresses suspendues à la falaise comme des diadèmes de cristal que la brise fait trembler.
Vous brûlerez de respirer l'air sauvage et doux des Carpates, de contempler le Danube, qui tant de fois devint rouge de sang, mais dont la splendeur demeure intacte. Vous aurez envie d'admirer le crépuscule sur les hauteurs de Saint-Mathieu-des-Pyrénées-orientales, ou de Raguse, quitte à croiser un homme en noir dépourvu d'ombre. La beauté et l'horreur s'entremêlent dans ce roman, indissociables, tel le sang de Blanche Neige s'épanouissant en fleur écarlate sur la neige. Car contrairement à ce que pensent beaucoup de lecteurs, au cœur du mythe du vampire, la beauté éclabousse l'angoisse. Comme le dit si bien Bram Stoker de Dracula:

"Car parmi les caractéristiques qui le rendent si effrayant, la moindre n'est pas qu'il soit enraciné dans tout ce qui est bon. Il ne pourrait perdurer dans un terrain vierge de mémoires sacrées."

Enfin... mon amour pour les contes est sans limites, ils nous apprennent des choses essentielles que rien ne peut dire aussi bien ni approcher d'aussi près, mais revenons au livre d'Elisabeth Kostova : Ce roman raconte une quête d'historiens, sur plusieurs générations, la quête envoûtante de Vlad Tepes, le personnage historique. Seulement, bien qu'ils n'y croient pas, il semblerait que Vlad ait bel et bien survécu à sa propre mort, que le vampire ait rejoint le personnage de chair censé s'être décomposé dans sa tombe depuis des lustres. Sur leur route, qui les conduira d'Oxford à Raguse, de Venise à Istanbul, de Budapest à l'île monastère de Snagov, lieu présummé de la tombe de l'Empaleur, et à la forteresse de Poienari, le nid d'aigle de Vlad Tepes,
ils progressent en traversant les forêts, en débroussaillant de vieux manuscrits du XVème siècle, et se frayent un chemin dans les pays de l'Est au moment de la guerre froide. Leurs ennemis sont nombreux, ils n'ont pas toujours de visage clairement identifiable : sont-ce des espions à la solde de Staline ou de Ceausescu ? (Pour la petite histoire, sous Ceaucescu, Vlad Tepes était un héros national et il était défendu de mentionner le vampire...) Ou des créatures serviles et cruelles au service de Drakula ?
C'est aussi une mystérieuse histoire de famille : au départ, une fille sans mère, qui voyage avec son père, et l'amène à lui confier un passé effrayant. Peu à peu, ce passé se révèle, ses ombres les plus chères émergent du feuillage, certaines portent une blessure sanglante au cou. Trois morsures, et vous êtes fini, vous voilà un non-mort, un errant qui se terre, un prédateur devenu un danger pour ceux qu'il aime. Les héros luttent contre la montre, mais la quête historique demande patience et temps. Elle se dérobe sans cesse aux impatients. L'ombre de Drakula plane sur leurs promenades, sur leurs découvertes. Ils sont sans cesse observés. Ils ont peur, mais ils avancent : ceux qu'ils aiment sont prisonniers du nœud de l'histoire, ils n'ont pas le choix. Il ne fait pas bon être historien ou bibliothécaire, dans ce livre... de la pénombre ouatée et studieuse des bibliothèques surgit la sauvagerie du monstre. Il attaque entre les étagères où dorment les livres anciens, comme autant d'indices sur la piste. Il se cache dans les pages jaunies des grimoires, il faut le traquer dans une bibliothèque à la taille de la planète, d'une langue ancienne à une autre, d'un recueil de poésies roumaines du XVIème siècle à une bibliographie rédigée en turc...

Et si Drakula avait survécu, comment occuperait-il son éternité ? Quel serait son but, ou son loisir? D'après Stoker, le dessein de Dracula était de conquérir Londres, la capitale du futur au siècle victorien, des lumières, de la Science.
De nos jours, chez Elisabeth Kostova, Dracula a un tout autre projet... très intéressant aussi, vous verrez ! Disons juste qu'il a su profiter de son éternité en observateur sagace, et s'intéresser de près à ses héritiers.
Vous apprendrez quantité de choses dans ce roman : que Vlad Tepes faisait avant la lettre de la guerre bactériologique, expédiant ses soldats contaminés par la peste ou le choléra dans le camp adverse, après les avoir déguisés en Turcs... Qu'il ferrait ses chevaux à l'envers pour tromper l'ennemi à sa poursuite... Vous apprendrez bien des choses sur l'Ordre du Dragon, et sur les Janissaires du sultan Mehmed II. Autant vous dire que vous allez vous régaler, et là, parlons un peu gastronomie : tout le long de l'histoire, les héros se restaurent et font connaissance avec des spécialités locales qui mettent l'eau à la bouche. Ainsi, deux mondes s'opposent : celui des vampires au teint cireux et aux lèvres rouges, et celui des humains, pour qui festoyer entre amis est un nerf de la guerre. Aussi, à la fin de ce billet, vous trouverez quelques liens vers des sites de cuisine d'Europe de l'Est ou de Turquie, et les cuisiniers et cuisinières y trouveront matière à exprimer leur créativité.

A présent, laissons place à Elisabeth Kostova. Voici quelques extraits de son roman :

Le premier nous présente un des héros, jeune étudiant en Histoire, étudie tard le soir dans la bibliothèque de son université, quand il lui arrive quelque chose d'étrange :

" Il était tard et j'étais seul au milieu des rangées et des rangées de livres, lorsque, levant les yeux de mon travail, je m'aperçus qu'on avait glissé par erreur un volume parmi les miens, sur la petite étagère au-dessus de mon pupitre. Sur le dos de ce livre figurait un dragon, vert sur le cuir pâle.
Ne me rappelant pas avoir déjà vu cet ouvrage, ni ici, ni ailleurs, je le posai devant moi et le feuilletai presque machinalement. La reliure était douce, en cuir patiné par le temps, le papier apparemment très ancien. Il s'ouvrit tout seul au milieu. Là, sur les deux pages centrales, je découvris une gravure horrible représentant un dragon aux ailes déployées, avec une longue queue en anneaux, crachant du feu par les naseaux, toutes griffes dehors. Entre ses pattes, il tenait une bannière sur laquelle était tracé en lettres gothiques : "Drakulya.""


Le jeune homme vient d'être pris à l'hameçon. Il va en devenir obsédé, se lancer dans cette quête qui l'entraîne comme un vertige, jusqu'à en perdre tous ces repères. Quel est ce livre, et pourquoi lui est-il échu ? Il ne tarde pas à découvrir que d'autres historiens ont reçu le même livre en partage, dangereux privilège qui les hante et menace leur vie, leur esprit, leur âme... Et que cette quête se transmet de l'un à l'autre, d'une génération à l'autre, comme la malédiction du vampire, comme si une seule vie ne pouvait en venir à bout, en épuiser la sève. Ce garçon déterminé, on le découvre dans les récits au compte-goutte, façon Mille-et-une-nuit, qu'il confie à sa fille comme un testament, des années plus tard. Il est alors devenu historien conférencier, et se confie à sa fille au cours de leurs voyages dans des endroits paradisiaques.
Comme dans le passage ci-dessous, situé au monastère haut-perché de Saint-Mathieu des Pyrénées. Dans cet extrait, c'est sa fille qui raconte :

"Lorsque je m'assis sur un muret, à l'extérieur du cloître, je contemplai un moment un à-pic vertigineux de plus de mille mètres et les minces rubans de cascades qui s'y déversaient, si blancs contre les parois rocheuses couvertes de forêts vert sombre. Bien que perchés au sommet d'un piton, nous étions dominés par les pics abrupts et grandioses des Pyrénées Orientales. [...]

— La vie monacale, murmura mon père en s'asseyant à côté de moi sur le muret.[...] Elle paraît paisible, mais en réalité elle est très dure. Et mauvaise aussi, parfois...

Nous restâmes immobiles, le regard fixé vers l'abîme si profond que la lumière du matin n'en avait pas encore atteint le fond. Quelque chose brillait, suspendu dans l'air, au-dessous de nous, et je compris de quoi il s'agissait avant même que mon père ne me le montre du doigt : un oiseau de proie, chassant lentement le long des parois, flottant dans le vide comme un flocon de cuivre.

— Bâti plus haut que les aigles, murmura mon père d'une voix songeuse. Tu sais, l'aigle est un très ancien symbole chrétien : c'est celui de Saint Jean. Le symbole de Mathieu — Saint Mathieu — est l'ange ; celui de Saint Luc, le bœuf ; celui de Saint Marc, le lion ailé, bien sûr. On peut voir ce dernier à travers toute l'Adriatique, parce que l'apôtre Marc était le saint patron de Venise. Le "Lion de saint Marc" tient un livre entre ses griffes : si le livre est ouvert, cela signifie que la statue ou le relief a été sculpté à un moment où Venise était en paix. S'il est fermé, Venise était en guerre. Nous l'avons vu à Raguse — tu te souviens ? — sur l'une des portes.. avec un livre fermé. Et maintenant, nous avons aussi vu l'aigle qui garde ce lieu. Ma foi, il a bien besoin de sa protection !

Il fronça les sourcils, se leva et se détourna. Il m'apparut subitement qu'il regrettait, presque à en pleurer, d'être venu ici."


Un peu plus loin, par la bouche de cet homme, l'auteur nous dit le danger qui guette l'historien : s'attacher tellement au monstre qu'il traque à travers les siècles qu'il devient difficile de distinguer le voyeurisme de l'intérêt historique, la "prévention" par l'enquête historique de la fascination pure... on regarde le monstre et ses yeux vous ensorcellent... Car le monstre est charismatique, c'est là un de ses moindres talents. Malgré tout, je vous l'ai dit dans le billet précédent, la fascination fait partie de l'approche et de la compréhension du monstre, laquelle est essentielle pour arrêter sa course sanglante. Cette fascination permet, comme dirait Isabelle Sorente, de laisser "le monstre vous traverser". Le danger est de le fixer trop longtemps, car il risque alors de vous retenir captif. S'il ne fait que vous traverser, vous ne craignez rien, vous ne pouvez que grandir, comme elle l'exprime si joliment :


" Un cavalier rouge m'a traversé le cœur. Observant la pureté de sa haine, j'ai crû y reconnaître, comme dans un reflet, l'élan de ma foi. [...] A oublier la part de haine qui peut-être façonna l'idéal d'une foi inébranlable, on risque de jouir à ravager le monde. [...]
Une tempête ne se refuse pas.
Croire qu'on peut l'ignorer, la laisser à la porte ? Mais c'est dans votre poitrine qu'elle fait rage ! L'oublier ? A quel prix. La folie, l'amputation d'une part inconnue de son être, l'asphyxie... Vouloir la retenir ? Pas davantage.[...]
Juste se laisser traverser....
Ici je l'accueille en moi, ici je le confie à vous : un coeur rouge toute palpitant de haine.
Avant de le juger, avez-vous vu le rouge en vous ?
Et si vous n'avez pu le voir, pour autant, en êtes-vous vierge ?"


Certains, dans le roman d'Elisabeth Kostova, se laisseront attirer dans l'emprise du vampire, prendre dans l'éclat de ses yeux comme des mouches dans une toile d'araignée. D'autres se laisseront traverser, comme Mina Murray, contre leur gré souvent, mais pour en ressortir changés. Plus sages. Moins innocents. La forêt laisse des traces. Mais ce monde fait des innocents de la chair à victimes ou de la chair à bourreaux, alors, mieux vaut s'aguerrir un peu en passant par les Carpates... surtout si l'on y prend plaisir, et la lecture de ce roman est un PLAISIR avant tout. Quittons-nous sur un dernier extrait, où le héros visite avec un archéologue, Mr Georgescu, l'île-monastère de Snagov. Là où gît le monstre, selon l'Histoire...


" M. Georgescu montra les alentours d'un geste de sa large main.

— Vous connaissez l'histoirre de cette île ? Un peu ? Il y eut d'abord une église ici, dès le quatrième siècle, et le monastère fut édifié un peu plus tard, mais au cours du même siècle. La prremière église était en bois, la seconde en pierre, mais elle sombra dans le las en 1453. Étonnant, non ? Drakula accéda au pouvoir en Valachie pour la deuxième fois en 1462 et il avait ses prropres idées. Je crois qu'il aimait ce monastère parce qu'il cherchait constamment des endroits qu'il pouvait fortifier contrre les Turcs et qu'une île est facile à prrotéger. Celle-ci est un lieu choix, vous ne pensez pas ?

[...] — Donc, reprit-il, Vlad transforma le monastère en forteresse. Il fit édifier des rremparts tout autour, ainsi qu'une prison et une salle de torrture. Un souterrain pour s'échapper, également, et un pont pour rallier la côte. C'était un garçon prudent, ce Vlad. Le pont a disparu depuis longtemps, bien sûrr, et je mets au jour le rreste de son œuvre. Nous avons déjà exhumé plusieurs squelettes du bâtiment que nous fouillons actuellement : c'était la prrison...

Il eut un large sourire et ses dents en or étincelèrent au soleil.

[...] A présent je vais vous montrer l'intérieur de l'église.

Après avoir contourné l'édifice jusqu'à l'entrée principale, nous franchîmes les énormes portes en bois sculpté, et je pénétrai dans un monde inconnu, totalement différent de nos chapelles anglicanes.
Il faisait froid à l'intérieur et, avant que je distingue quoi que ce soit dans la pénombre, je perçus une odeur de fumée épicée dans l'air et une humidité qui semblait sourdre des pierres, comme si elles transpiraient... Quand mes yeux s'habituèrent à l'obscurité, ce fut seulement pour entrevoir la lueur assourdie du bronze et des flammes des bougies. La lumière du jour filtrait faiblement au travers des épais vitraux foncés. Il n'y avait ni prie-Dieu, ni chaises, hormis quelques grands sièges en bois construits le long des murs. Près de l'entrée, sur un présentoir, brûlaient des cierges qui coulaient abondamment, répandant une odeur de cire fondue ; certains étaient piqués dans une couronne en cuivre, en haut ; d'autres enfoncés dans un pot de sable, autour du socle.

— les moines les allument tous les jours, et, de temps à autrre, des visiteurs le font aussi, expliqua Georgescu. Les cierges du haut sont pourr les vivants, et ceuyx d'en bas sont pourr le repos des âmes des morts.

[...] Derrière (l'autel), le long du mur, s'alignait une rangée de saints au regard affligé et d'anges plus affligés encore. Ils encadraient une double porte en or martelée habillée de rideaux en velours pourpre, qui ouvrait sur un lieu invisible et mystérieux.
Je me tournai vers Georgescu.

— Vlad venait-il se recueillir ici ? Dans l'église d'avant celle-ci, je veux dire.
— Oh, cerrtainement.

L'archéologue s'esclaffa.

— C'était un assassin trrès pieux ! Il a fait construire de nombreuses églises et bien d'autres monastères... afin que le plus de monde possible prie pourr son salut. L'île était un endroit qu'il affectionnait particulièrement et il était trrès proche de cette communauté monastique. J'ignorre ce qu'ils pensaient ici de sa barbarie, mais ils étaient enchantés de son soutien à leurr monastère. Sans compter qu'il les protégeait des Turcs. [...] Regardez donc ici : c'est ce que je voulais vous montrer.

Il s'accroupit et releva les couvertures au pied de l'autel. Dessous, je découvris une longue dalle rectangulaire, lisse, dépourvue de tout ornement, mais sans aucun doute une pierre tombale.
Mon cœur se mit à battre la chamade.

— La tombe de Vlad ?"



Hé hé... vous n'en saurez pas plus ! Le reste, et il est dense, se trouve en librairie, en bibliothèque, et libre à vous de courir vous le procurer avant de partir en vacances... pour ma part, je vous laisse, je vous rassure, je n'ai été mordue qu'une seule fois, et encore, cela se voit à peine. Je reviendrai donc vous parler d'autres personnages, d'autres légendes et d'autres monstres... Bonnes vacances à tous, et à bientôt à ceux qui restent, je ne m'éloignerai jamais très longtemps durant l'été, je ne vous abandonnerai pas sans lecture... ce qui serait vraiment monstrueux.

Gaëlle

PS : Voici quelques sites culinaires : pour faire connaissance avec la cuisine roumaine c'est ici, pour les spécialités hongroises c'est , et pour la cuisine turque c'est ici. Liste non exhaustive bien sûr, c'est juste pour vous mettre l'eau à la bouche !