15 février 2013

Le Seigneur des Porcheries : il suffira d’une étincelle



«Selon les termes de Dale Murphy, la plèbe de Baker est une foule surmenée, intarissablement mélancolique, de patriotes sectaires qui verraient volontiers tous leurs voisins bien-aimés se balancer au bout d’une cravate en fil de fer, pendus aux réverbères tout au long de la route du boulot. C’est le pays des autocollants «Jésus est parmi nous!» sur les râteliers à fusils, le pays où l’église est le pivot de la vie quotidienne, où la marque de sa voiture compte plus pour le prestige d’un homme que sa femme, où les racines familiales plongent, et parfois s’entrelacent, aussi profond que l’eau de source. La communauté tourne autour de mariages, d’enterrements, de rencontres sportives scolaires, de la maxime éternelle selon laquelle «ça ne peut pas merder si je bosse un max», et de l’absorption quotidienne d’une quantité aussi importante que possible de bibine.»

Si Tristan Egolf n’avait pas grandi dans la petite ville de Washington dans l’état du Kentucky, à la limite du Mid-Ouest et du sud profond, dans cette Corn Belt truffée de fondamentalistes et de nerveux de la gâchette, il ne serait sans doute pas devenu ce romancier virtuose dézinguant de son style aux accents céliniens, entre désespoir et humour féroce, la bêtise crasse d’une certaine Amérique. Si on ne sait jamais trop ce qui fabrique un écrivain, il y a fort à parier que passer ses premières années dans la peau d’un paria, se sentir étranger au monde qui vous entoure est une bonne école. Si Tristan Egolf avait grandi à New York ou à San Francisco, il n’aurait peut-être pas écrit Le Seigneur des Porcheries (Lord of the Banyard), éblouissant premier roman à l’odeur de soufre à côté duquel le gros de la production littéraire de ces vingt dernières années apparaît tiède et sans saveur.

 Âgé d’une vingtaine d’années, Egolf débarque à Paris avec son manuscrit sous le bras. Alors qu’il joue de la trompette sur un pont, Marie Modiano, la fille du romancier, le rencontre et l’héberge un temps. S’attachant chaque jour davantage à ce garçon singulier, les Modiano découvrent en lisant son manuscrit qu’ils ont affaire à un écrivain prodige. Le Seigneur des Porcheries ayant été refusé par soixante-dix éditeurs américains, Patrick Modiano le recommande chez Gallimard qui le publie. C’est le début de la légende d’un écrivain météore qui sortira trois romans-dynamites avant de regagner son pays natal et d’y mettre fin à ses jours le 7 mai 2005, à trente quatre ans, quelques mois après la réélection de Georges Bush. Comme si voir triompher à nouveau cette Amérique-là, celle qu’il s’était appliqué à vitrioler si talentueusement, était la goutte qui faisait déborder le vase du désespoir.
Disparaissant à peine surgi, Egolf s’est inscrit au panthéon des auteurs cultes dont les romans circulent sous le manteau, aux côtés de John Kennedy Toole ou de Salinger. Il partage avec Quentin Tarantino une certaine jubilation pour les jeux de massacres, excelle dans la peinture du chaos et de la déliquescence de sociétés avariées, consanguines, pourries de l’intérieur par des décennies en vase clos, ruminant une culture faite de violence, d’intolérance et de préjugés.

Le Seigneur des Porcheries a pour héros un paria souffre-douleur, John Kaltenbrunner, dont la prouesse a été de survivre à son enfance à Baker, au fond de la Pullman Valley, dans cette Corn Belt profonde où le système éducatif est un «reliquat pétrifié du principe de Satan le Malin géré par des créationnistes irréductibles, des paranoïaques de la guerre froide, et, selon les propres termes de John, «des cas d’école d’arriération mentale.» Les habitants y croient «dur comme fer que les dinosaures ont disparu parce que Noé n’avait pas assez de place pour eux sur l’arche.» L’alcool y coule à flots, le shérif Tom Dippold s’y fait réélire chaque année grâce à sa gestion minimaliste et à sa politique de non intervention dans les affaires de violences domestiques, et un gang de «harpies fondamentalistes» y sévit impunément, hantant les hôpitaux à la recherche de malades au dernier stade à dépouiller de leurs biens terrestres. Orphelin de père et en charge d’une mère atteinte du syndrôme de Cushing, John livrera une bataille sanglante contre les harpies et en particulier contre Hortense, leur sinistre chef de file. Contraint de s’exiler sans un sou, il revient des années plus tard, endurci et décidé à régler ses comptes avec ces bonnes gens de Baker. C’est en prenant la tête des Intouchables de la ville, les «torche-colline» employés à la décharge municipale, qu’il déclenchera une apocalypse jouissive et méritée. «On ne peut pas tuer ce qui ne veut pas mourir», ce mantra rythme le roman comme une injonction à relever la tête, à défendre sa dignité coûte que coûte, fût-ce des profondeurs de la fosse d’égoût où la société vous a précipité :

«L’ultime assertion de John : obligés de subir le supplice de la planche, nous conservions la prérogative, le droit inaliénable de faire une bombe dans les eaux infestées de requins qui nous attendaient.»

Je vous invite à vous jeter sur ce roman désopilant, féroce et poignant, à vous attacher à votre tour à ce héros malmené venu sonner la révolte des Boueux. Et je vous prédis que vous le refermerez avec la gorge serrée, parce qu’un écrivain prodige qui met fin à ses jours rend tout le monde orphelin.

«Pour nous autres, nous aurions le temps de parvenir à nos propres conclusions. En commençant par cette soirée de la fin mai où il apparut pour la première fois sur notre décharge dans son pantalon déchiré et ses chaussures noires orthopédiques, nous ressasserions chacun des souvenirs dont nous disposions, à la recherche d’un indice qui nous permette de comprendre comment un être aussi jeune et étrange avait pu croiser notre chemin, puis le dynamiter aussi complètement, et nous quitter subrepticement pour nous laisser imaginer le reste.»

Gaëlle Nohant

4 février 2013

Ecrire, dit-elle



"L'écrivain a deux vies : une, celle à la surface de soi, qui le fait parler, agir, jour après jour. Et l'autre, la véritable, qui le suit partout, qui ne lui donne pas de repos."


Il y a bien longtemps que je n'avais pas relu Marguerite Duras. Cela datait d'une époque où j'avais lu et relu l'Amant, où j'étais allée voir le film, où j'avais enchaîné avec Barrage contre le Pacifique, La Douleur, Les petits chevaux de Tarquinia et Hiroshima mon amour. J'avais alors pratiquement l'âge de l'héroïne de l'Amant, la fièvre de ces personnages et des paysages du Mékong me parlait, toutes ces images surgies de la lecture entraient en moi comme dans du beurre et je les mélangeais aux miennes. D'emblée, cette écriture s'est imposée à moi par son caractère hypnotique, la force des silences  qui rendaient les mots plus puissants tandis qu'ils se tenaient là, détachés du texte comme des morceaux de glaces sur la mer.
Il a fallu la pièce de Christophe Honoré, Nouveau Roman, — petit bijou aux ambitions parfaitement tenues —, pour me donner l'envie de relire Duras. Je n'ai pas relu l'Amant car il est toujours gravé dans ma mémoire, le chapeau, le bac, la limousine noire, "à quinze ans, j'avais le visage de la jouissance et je ne connaissais pas la jouissance", la violence du frère, la douceur d'Hélène Lagonelle, la pension, l'amour déchiré pour la mère, la dureté de la jeune fille fondant sur le bateau du retour, devenant détresse, reconnaissance  d'un sentiment chargé d'ambiguïté. J'ai découvert Le ravissement de Lol V Stein, Le marin de Gibraltar, relu les Petits Chevaux. Et retrouvé ce style si particulier dont Marguerite Duras parlait à Bernard Pivot, dans l'émission Apostrophes, comme d'une écriture où ce qui importait, c'était attraper les mots avant qu'ils ne s'échappent. Et que la phrase, ensuite, s'organisait autour. Une écriture "presque distraite, qui court, qui est plus pressée d'attraper les choses que de les dire, vous voyez, je parle de la crête des mots, qui court sur la crête, pour aller vite, pour ne pas perdre."

Dans La passion suspendue, recueil d'entretiens avec Leopoldina Pallotta della Torre qui vient d'être réédité, Marguerite Duras évoque son enfance, son travail, la littérature et le théâtre, le cinéma et la passion amoureuse, l'addiction à l'alcool et le communisme où elle s'est égarée un temps. Elle s'interroge sur ce qui fait qu'on écrit, ou qu'on n'écrit pas. S'interroge sur les gens qui n'écrivent pas, "comment font-ils ?" Ce qui signifie, comment font-ils pour n'avoir qu'une vie, être pleinement dans cette vie, ne pas se sentir dédoublés comme les écrivains ? Je comprends cette interrogation car chaque fois que j'ai songé à arrêter d'écrire, j'ai eu le sentiment de perdre quelque chose de vital. L'idée de me résoudre à n'avoir qu'une seule vie m'était insupportable. Mais peut-être ceux qui écrivent n'ont-ils ce ressenti que parce qu'ils se sentent toujours dédoublés, justement. Peut-être ce besoin de multiplier les existences, d'avoir des vies imaginaires, vient-il d'une carence de départ. Vous vivez votre vie, et en même temps vous n'y êtes jamais tout à fait, comme si vous étiez sur la photo sans y être, et qu'une partie de vous s'en était détachée pour observer la scène.

"Souvent, dans la vie, j'ai eu le sensation de ne pas exister — sans modèle aucun, sans référence aucune —, toujours en quête d'un lieu, sans jamais me retrouver là où j'aurais voulu être, toujours en retard, toujours dans l'impossibilité de jouir des choses dont jouissaient les autres. Maintenant l'idée de cette multiplicité me plaît : on se force toujours à atteindre une unicité qui nous appartient, alors que notre richesse, elle se situe dans ce débordement même."

D'un handicap de départ, il s'agirait donc de faire une richesse, une force à laquelle appuyer sa vie pour s'y ancrer davantage, un pont entre sa solitude et celle des autres. A moins que cette difficulté à être tout à fait présent à sa vie et ce besoin d'inventer d'autres existences ne soient dès le départ une valeur ajoutée qu'il faudrait accepter comme telle. Le talent donné à une fragile petite existence humaine d'entrer en résonance avec des milliers d'autres, d'atteindre à l'universel à partir d'un soi modeste et minuscule. Tout comme les musiciens ressentent aussi le monde en musique, les peintres en lignes continues ou heurtées, taches de couleurs et de lumière.

Allez Marguerite, une petite dernière :

"Je crois qu'on écrit vraiment que lorsqu'on croit ne plus écrire, ne plus être tout à fait maître de ce qu'on fait. En général tout le début est jeté. C'est quand je me laisse aller qu'il se passe quelque chose. Il y a à ce moment-là une sorte de désespoir de l'écrivain, d'abdication même : l'écrit arrive seul, dirait-on, fait."

 J'ai connu ces moments de fièvre où l'on sent le livre s'écrire à travers soi. C'est d'ailleurs ce que Jean-Philippe Toussaint appelle "l'urgence", dans un très bel essai paru récemment chez Minuit, L'Urgence et la patience :




«L’urgence est un état d’écriture qui ne s’obtient qu’au terme d’une infinie patience. Elle en est la récompense, le dénouement miraculeux. Tous les efforts que nous avons consentis au préalable pour le livre ne tendaient en réalité que vers cet instant unique où l’urgence va surgir, le moment où ça bascule, où ça vient tout seul, où le fil de la pelote se dévide sans fin. Comme au tennis, après les heures d’entraînement, où chaque geste est analysé, décomposé, et refait à l’infini, mais reste raide, figé et sans âme, il arrive un moment, dans la chaleur du match, où on commence à lâcher ses coups et où on réussit certaines choses qui auraient été inimaginables à froid et n’ont été rendues possibles que par la rigueur et la ténacité de l’entraînement qui a précédé. Dans ces moments-là, dans la chaleur de l’écriture, on peut tout tenter, tout nous réussit, on effleure le filet, on frôle les lignes, on trouve tout, instinctivement, chaque position du corps, le fléchissement idéal du genou, la façon d’armer le bras et de lâcher le coup, tout est juste, chaque image, chaque mot, chaque adjectif pris à la volée et renvoyé sur le terrain, tout trouve sa place exacte dans le livre.»

Ces moments condensent une telle intensité, un tel plaisir d'écrire, qu'ils peuvent vous rendre accro à l'écriture à jamais, quand bien même vous devriez rouler indéfiniment des rochers comme un Sisyphe besogneux pour toucher à nouveau cette incandescence. Cela se mérite. Ce sont des heures qui nous semblent durer le temps d'un battement de cil. C'est d'ailleurs ainsi qu'en général on s'imagine l'artiste, fiévreux, possédé par sa muse. Sauf que contrairement à l'imagerie populaire, il ne suffit pas d'attendre que cela se produise en sirotant une absinthe...Non, on ne l'atteint que par un travail souterrain et sans grâce, souvent assez ingrat et desespérant. 

Sur ce, je vous laisse... J'ai quelques rochers à rouler. 


Gaëlle Nohant