12 avril 2012

Daniel Pennac, humain incarné


«C’est une métamorphose lente, par le biais de l’écriture, d’une forme de mélancolie que je trimballe très au fond de moi et qui, depuis ma petite enfance, a trouvé le moyen permanent de se transformer en une forme de gaieté, de farce.»



Du temps où la famille Malaussène créchait dans l’ancienne quincaillerie de la rue de la Folie-Régnault, et où toute une tribu d’enfants, d’aïeuls adoptifs et de copains se réchauffaient ensemble pour affronter les catastrophes en chaîne que leur exubérante mélancolie aimantait tel un paratonnerre la foudre, Daniel Pennac savait déjà que le corps est le mieux placé pour parler de celui qui l’habite, qu’il trahit mieux que personne les lignes d’un caractère, les dérobades d’une âme, les passions et les tragédies d’une vie. Que ce que nous sommes, ou ce que nous ne sommes plus, se lit dans un tressaillement, une manière de nous redresser ou d’esquiver le regard. Que nos migraines, nos insomnies, nos tachycardies et nos calculs rénaux dessinent la cartographie mouvante de nos états d’âme et de nos cassures. Souvenez-vous du temps où Thérèse la cartomancienne osseuse, Julie aux rondeurs élastiques ou Julius le chien épileptique se faisaient le baromètre des humeurs de Belleville tandis que le corps de Benjamin Malaussène, bouc émissaire de son état, attirait toutes les responsabilités et toutes les emmerdes sous son échine souple. A peine entré en littérature par la cave de la Série Noire, Pennac nous tenait captifs de récits abracadabrants, remplis d’ogres Noël et de mémés flingueuses, nous persuadant qu’un vieil Asiate à la carcasse cabossée et à la mélancolie suicidaire était la nounou idéale pour un bébé braillard.

Si la saga des Malaussène n’a pas pris une ride —  je vous invite d’ailleurs à la (re)lire, Pennac a pris de la bouteille et c’est un écrivain dans la plénitude de son talent qui nous offre ce Journal d’Un corps. Singulier objet romanesque que celui-ci, racontant une vie d’homme vue par le seul prisme de son corps et de ce qui lui arrive. Ainsi la vie sociale du personnage n’y est-elle mentionnée que lorsqu’elle a des incidences sur son corps, sa vie professionnelle entrant peu en ligne de compte si ce n’est sous la forme de l’angoisse qu’elle génère, ou par les longs silences d’un corps qui s’oublie parfois pour laisser l’esprit militer avant de se rappeler douloureusement à lui par une maladie ou une baisse de tonus. En revanche sa vie privée, en ce qu’elle est aussi la vie du corps, de ses pulsions, de ses émotions, de ses extases et de ses terreurs, y tient naturellement une place importante. Ce journal fictionnel qui puise dans une matière très intime — voire inconvenante pour une société où le corps ne s’exhibe qu’en mode aseptisé —  touche en même temps à l’universel, tant il est vrai que «Les choses que nous ressentons en secret et que nous taisons par convenances ou bonnes manières sont en réalité ressenties par tous.» Parlant d’un corps particulier, Pennac nous parle aussi de notre corps et de notre rapport à lui. 

«Nous sommes jusqu’au bout l’enfant de notre corps. Un enfant déconcerté.»

 De la première douleur cuisante à la dernière jouissance, le corps surprend toujours, enchante ou effraie, émerveille et fascine le narrateur, qui a décidé à douze ans de tenir cet étrange journal pour dompter sa peur et maîtriser un corps qu’il habitait jusqu’ici en étranger distant.
 Le maîtriser, c’est apprendre à le connaître, c’est l’observer jusque dans les raffinements de la souffrance et sonder ses avanies multiples, ses maladies, ses éruptions volcaniques, ses transports, ses ivresses et ses épuisements. Des acouphènes à la subtile mécanique de l’orgasme en passant par la contagion du bâillement, la solidarité des couilles ou le priapisme des hommes politiques, c’est à une épopée tragi-comique que Pennac nous convie, et si nous en connaissons la fin, cela n’enlève rien au côté passionnant de l’aventure.
 Et les sentiments, alors ? Ils sont inscrits en filigrane dans la vie de cet être qui découvre en rencontrant sa femme la plénitude profonde d’avoir trouvé «son bon animal». Oubliant les «salades éducatives» que lui avait prodiguées son milieu, le narrateur réalise que le bonheur durable, en amour, tient à cette animalité amoureuse commune, et non à des billevesées culturelles ou morales. Ils sont là, aussi, à travers ces enfants qui «vous rendent manchot», puisqu’un de vos bras a désormais une fonction, il porte ! Ou à travers la mort de ces êtres aimés dont le corps et les gestes nous manquent quand nous ne les avons plus. Manque si terrassant qu’il désoriente notre corps, le rendant brutalement vulnérable à toutes les aspérités du monde. 
Au long de ce journal étonnant tissé d’humour féroce et de mélancolie, d’une réflexion sur la Résistance qui fut meilleure pour la santé que le STO à la critique du «tout psychosomatique» qui  voit dans nos maladies la sanction des mauvais traitements auxquels nous soumettons un corps innocent, une parole est rendue à ce corps, un droit d’exister jusque dans ses manifestations les plus triviales, les plus obscènes, et de porter la vérité de l’être. 
Et s’il faut à la fin se résoudre à mourir, c’est avec la même curiosité sagace et inlassable qui a su collecter au fil des jours les infimes métamorphose d’un être en perpétuel mouvement, ses petites morts et ses résurrections :

«Plus je me rapproche de mon terme plus il y a de choses à noter et moins j’en ai la force. Mon corps change d’heure en heure. Sa désagrégation s’accélère à mesure que ses fonctions ralentissent. Accélération et ralentissement... Je me fais l’effet d’une pièce de monnaie qui finit de tourner sur elle-même.»


A la lecture de ce Journal, je pensais à l’Etrange Histoire de Benjamin Button. Sans doute parce que dans les deux cas le procédé narratif, loin d’être gratuit, donne au récit une profondeur supplémentaire, un surcroît d’humanité dont le lecteur ne saurait se plaindre.

Incarnez-vous avec Daniel Pennac, vous ne le regretterez pas.

Gaëlle Nohant