28 mai 2013

L'ange et le réservoir de liquide à frein : la messe est dite !




«Quand je suis au milieu des cathos, je me sens comme une espèce d’agent double», confesse Alix de Saint-André. Catho parmi les athées, agent double au milieu des Cathos, voilà en tout cas une vraie romancière, à la plume tendre et féroce, trempée dans l’ironie et la poésie. A l’entendre parler avec tant d’esprit (dans tous les sens du terme) du chemin de Saint-Jacques ou de Françoise Giroud, m’est venue l’envie de relire le délicieux roman qu’elle avait publié à la série noire en 1994, au titre intrigant de «l’Ange et le réservoir de liquide à frein.»  

«Il ne faudrait jamais regarder couler la Loire, c’est une chose fatale : après on ne sait plus faire que ça, et le reste est sans importance.» Ainsi commence ce roman de Loire élégant et irrévérencieux, où l’on croise un ange tout sauf flambant consigné sur terre le temps d’une mission épineuse, des religieuses accidentées, une série de morts suspectes dans un pensionnat religieux, un beau prêtre béninois au «rire africain» et deux fillettes attachantes jouant les Sherlock Holmes avec les moyens du bord. L’histoire commence dans les années 70, juste après le concile Vatican II, véritable révolution dans le catholicisme. Voici venu le temps des «célébrations de la foi», des «sacrements de réconciliation» collectifs où l’on écrit des péchés inventés sur des petits bouts de papier pliés que le prêtre brûle ensemble, le temps des panneaux illustrés où Jésus est un copain en baskets qui se déplace rarement sans ses amis Gandhi et Luther King, le temps des premières opérations bol de riz, des messes en français, du catéchisme «senti avec le cœur» remplaçant les rudiments de théologie récités par cœur... Tout cela donne lieu dans le roman à des scènes irrésistibles... Ceux qui les ont vécues les reconnaîtront !

Il y a forcément beaucoup de l’auteur dans ce roman plein de fantaisie, hilarant et sombre où les petites filles redoutent que la Sainte Vierge leur apparaisse pour leur demander de bâtir une basilique dans le jardin, où les parents d’élèves sont terrorisés par la Mère Supérieure et où chaque année les troisièmes sont priées de rattraper les impasses du programme quelques jours avant le BEPC.  Sa plume limpide qui restitue les parlers régionaux aussi finement que les joutes en latin, instillant de la poésie au détour d’une page avant de resserrer autour du lecteur les nœuds d’angoisse d’une intrigue vraiment noire, est un régal pour gourmets littéraires. Alix de Saint-André n’a pas tort de se qualifier d’agent double, car il faut avoir grandi «à l’intérieur» pour brocarder avec tant d’humour ravageur et de tendresse mêlées les travers d’une religion catholique capable du pire et du meilleur, le pire étant ce jansénisme mortifère qui n’a pas fini d’y sévir. Parce que qui bene amat bene castigat, il fallait une Alix de Saint-André pour restituer au personnage de la religieuse toute sa dimension tragi-comique, ou pour dépeindre les grandeurs et les faiblesses de ces gens de Loire auxquels elle est si profondément attachée.
Après avoir refermé à regret l’Ange et le réservoir de liquide à frein, vient l’envie de réclamer à l’auteur un nouveau roman noir, même si elle a largement prouvé depuis qu’elle savait raconter des histoires sous d’autres formes littéraires. 

Alors, Alix, à quand un autre roman noir ?


En attendant qu’elle s’exécute (et en espérant qu’elle n’attendra pas qu’un ange vienne le lui demander en personne) je vous invite à ne pas bouder votre plaisir et à lire ou relire l’Ange et le réservoir de liquide à frein. Comme il existe en poche, vous pouvez même l’emporter en pèlerinage à Compostelle. 


Gaëlle Nohant





Dans l’extrait suivant, la redoutable directrice de la pension, Mère Adelaïde, fait une tournée d’inspection surprise chez les sixièmes qui se préparent à la profession de foi. Interrogeant la première de la classe, Agnès, elle va constater que la catéchèse d’après Vatican II est plus flottante que le bon vieux catéchisme d’antan :

«— Bon, Agnès, croyez-vous en Dieu ?
— Oui, ma Mère.
— Voilà un début encourageant, et qu’est-ce que Dieu ?
— Dieu est amour... répondit Agnès sans se mouiller.
— Mais encore ?
— C’est notre Père.
— Bien sûr, mais ensuite ? Quelle est Sa nature ? Qu’a-t-Il fait ? Quelle est Sa volonté?
— Bah, il a créé tout l’univers, il nous aime... Il est gentil...
— ... GENTIL ? GENTIL ! Comment pouvez-vous dire une chose pareille, malheureuse!  Vous avez entendu, Mère Antoinette : Dieu est gentil... C’était gentil, peut-être, petite sotte, de détruire Sodome et Gomorrhe ? C’était gentil, le déluge ? C’était gentil de demander à Abraham de sacrifier son fils ?

Et un grand coup de béquille sur le bureau. Silence.


— Sachez, jeunes filles, que Dieu n’est pas gentil, il est bon. Dieu n’est pas niais... Qu’est-ce qu’on leur a appris, à ces petites, excepté à découper le journal ?»



7 mai 2013

Le Gardien invisible, ou la puissance des racines






«L’enquête devait avancer, et Amaia regagna l’épaisseur du Baztan. Les derniers coups de griffe de l’hiver étaient plus perceptibles dans la forêt que n’importe où ailleurs. La pluie, tombée pendant toute la nuit, respectait maintenant une trêve laissant l’air froid et lourd, fécondé par une humidité qui transperçait les vêtements et les os, la faisant frissonner, malgré la grosse doudoune en plume que James l’obligeait à porter. Les troncs, noircis par l’excès d’eau, brillaient sous le soleil incertain de février comme la peau d’un reptile millénaire. Les arbres qui n’avaient pas perdu leurs manteaux resplendissaient d’un vert usé par l’hiver, dévoilant sous la brise légère le reflets argentés de leurs feuilles. La présence de la rivière se devinait en bas de la vallée, serpentant entre les bois, témoin muet de l’horreur dont l’assassin ornait ses rives.»


Je dirais qu’un bon polar, c’est d’abord une atmosphère qui rend l’histoire singulière et fait qu’elle n'est pas «une histoire de serial killer parmi tant d’autres.» Si je vous dis Millénium, vous pensez à des étendues de neige, à des cabanes de bois où l’on traque des secrets macabres en se faisant réchauffer un café, à des lacs miroitants tels des regards de jeunes filles perdues. Dans le Gardien Invisible, de la jeune romancière espagnole Dolorès Redondo, il est question d’une forêt, et d’une rivière, dans un coin de terre basque où les superstitions demeurent profondément enracinées. C’est une petite communauté où tout le monde se connaît, où les rumeurs vont bon train et où les filles un peu trop libres, si elles ont la peau claire et sans taches, sont appelées belagiles : sorcières. Un pays âpre comme son climat, où les hommes doivent travailler durement, et souvent partir loin, laissant derrière eux des matriarches dures au mal qui élèvent les enfants et font parfois tourner l’usine. 
Ces femmes de caractère, parfois dures mais aussi fécondes et lumineuses, transmettent aussi bon gré mal gré l’héritage des névroses familiales, l’ombre portée des secrets enterrés au fond de la mémoire et les légendes qu’elles ont elles-mêmes, en leur temps,  «tété avec l’enfance». 

Dans ce village nommé Elizondo, plusieurs jeunes filles sont retrouvées assassinées, leurs corps disposés en un rituel macabre très particulier qui évoque les postures des vierges : bras écartés, cheveux dénoués, mains ouvertes vers le ciel. Pour traquer ce tueur en série, on fait appel à l’inspectrice Amaia Salazar, d’une part parce qu’elle est douée, d’autre part parce qu’elle est originaire de ce village. Cette promotion qui lui vaut la jalousie de ses collègues se révélera un cadeau empoisonné, à la manière de cette belle pomme rouge que la sorcière offre à Blanche Neige dans une autre histoire de forêt. Car l’inspectrice Salazar est une femme complexe qui cache des blessures béantes dont le symptôme principal est une incapacité à concevoir un enfant avec son mari adoré, un artiste américain. Cette enquête va la forcer à se confronter à tous les fantômes qu’elle s’est appliquée à fuir toute sa vie : fantômes du passé, et fantômes bien vivants des êtres qu’elle a laissés en quittant Elizondo pour se réinventer ailleurs. 

Au fil de l’enquête, les cauchemars qui hantent ses nuits se font de plus en plus obsédants et la fragile frontière entre le réel et le magique s’estompe jusqu’à la faire douter de sa propre raison, tandis que l’enquête s’oriente autour d’un tueur qui aurait revêtu les atours mythologiques du basajaun, sorte de faune gardien de l’équilibre des forêts. Amaia, qui reste cette petite fille qui avait «le don de percevoir le mal», redevient poreuse à ces croyances surnaturelles que repousse son esprit rationnel en même temps qu’elle doit affronter son enfance, qui comme chacun sait, est le lieu des violences les plus primitives. Robert Goolrick disait que l’enfance est un lieu dangereux, et que si l’on devait y vivre toute sa vie on ne ferait pas de vieux os. L’enfance d’Amaia Salazar est un lieu de ténèbres où l’on retient son souffle, où le cœur des petites filles bat jusqu’à se briser. C’est pourtant dans ce lieu si redouté qu’il lui faut retourner pour permettre à son intuition de se frayer un chemin parmi les ombres. 




Le gardien invisible entraîne son lecteur au cœur d’une nature fascinante où le magique est comme chez lui, où le silence de la forêt enveloppe l’insaisissable, où il convient de ne pas effrayer l’invisible si l’on veut avoir une chance d'attraper le réel. De la Nouvelle Orléans au cœur du pays basque espagnol, la science policière se mêle au souffle des morts et au murmure de ce sixième sens qui n’est peut-être, après tout, que la faculté d’accueillir en soi cette sagesse élargie de ce qu’on ne sait nommer ni expliquer. 

«Le mal m’a obligée à revenir, les fantômes sont sortis de leurs tombes, encouragés par ma présence, et ils m’ont retrouvée.»

Ne craignez pas de vous perdre dans la forêt du Baztan. Vous ne le regretterez pas. 

A bientôt.



Gaëlle Nohant