S'il y a plusieurs sortes de romanciers, moi j'appartiens aux "réveilleurs de fantômes." Peut-être sont-ils de vrais fantômes, des voix oubliées qui cherchent l'apaisement en s'incarnant dans une histoire. Peut-être sont-ils juste des parts de moi dont j'ignore tout, qui nourrissent mes personnages. Après tout on écrit avec l'inépuisable matière première de l'inconscient, en allant chercher en soi l'innocence et la perversité, tout le nuancier des émotions humaines. Peut-être un mélange des deux. Ils me hantent en tout cas et c'est avec bonheur que je mets mes mots à leur service. Alors peu importe si je dois, chaque jour, remorquer mon rocher en haut de la falaise.
25 janvier 2010
L'Atlantique à la rame
S'il y a plusieurs sortes de romanciers, moi j'appartiens aux "réveilleurs de fantômes." Peut-être sont-ils de vrais fantômes, des voix oubliées qui cherchent l'apaisement en s'incarnant dans une histoire. Peut-être sont-ils juste des parts de moi dont j'ignore tout, qui nourrissent mes personnages. Après tout on écrit avec l'inépuisable matière première de l'inconscient, en allant chercher en soi l'innocence et la perversité, tout le nuancier des émotions humaines. Peut-être un mélange des deux. Ils me hantent en tout cas et c'est avec bonheur que je mets mes mots à leur service. Alors peu importe si je dois, chaque jour, remorquer mon rocher en haut de la falaise.
12 janvier 2010
Stefan Zweig à l'ombre des légendes
Je vous invite aujourd'hui à découvrir une pépite littéraire. Il y a quelques mois, lors d'une balade en librairie, un petit livre rouge m'a attiré l'œil : il s'agissait d'une biographie de Fouché par Stefan Zweig. J'ignorais que Zweig avait aussi écrit des biographies. Je l'ai acheté et dévoré en quelques jours, fascinée. Je dois avouer que la biographie n'est pas mon genre préféré ; je m'y ennuie souvent. Mais rien de tel avec Zweig. Oubliez vos préjugés sur les biographies, oubliez vos préjugés sur l'histoire. Les éditions Grasset viennent de ressortir un florilège de ses biographies réunies sous le titre : Les Grandes vies .
« Toujours les grands édifices politiques ont été construits avec les pierres de l'injustice et de la cruauté, toujours les fondations ont eu le sang pour ciment ; en politique seuls les vaincus ont tort et l'histoire, en poursuivant sa marche, les foule de son pas d'airain. »
Prenez Joseph Fouché, ce député du peuple qui réussit la prouesse de se rendre indispensable à la Révolution, à la Terreur, à la Convention, au Directoire, à l'Empire et même à la Restauration ! Avec Talleyrand, autre personnage emblématique de l'époque, il est le seul à survivre à tant de séïsmes politiques. Chaque nouveau maître de la France jugera prudent de le mettre de son côté, plutôt que de l'avoir en face.
Prince des opportunistes, sa force était sans doute, comme le souligne Zweig, un « sang-froid inébranlable » :
« Il donne libre jeu à ses forces et en même temps, il épie avec attention les fautes des autres ; il laisse s'user leur ardeur et il attend avec patience qu'ils soient épuisés ou bien que, perdant la maîtrise d'eux-mêmes, ils découvrent un point faible : c'est alors seulement qu'il frappe implacablement. Cette supériorité de la patience jamais à bout est terrible : celui qui peut attendre et dissimuler de la sorte peut également tromper le plus expérimenté. »
De Robespierre à Bonaparte, tous l'ont haï et redouté, et il a eu raison de chacun. Député extrémiste, puis ministre de la Police tout puissant (tellement puissant et retors qu'il fascina Balzac et inspira plusieurs personnages de romans, dont Vautrin), duc d'Otrante sous la Restauration, il tourna sa veste à chaque régime en gardant bien serrées les rennes du pouvoir. N'appartenant jamais à personne, et par là-même impossible à contrôler, il donna des sueurs froides à tous les gouvernants.
« Il faut profondément sonder l'histoire pour remarquer, dans le feu de la Révolution et dans la lumière légendaire de Napoléon, la simple présence de cet homme, d'apparence modeste, mais qui, en réalité, met la main à tout et dirige l'époque. Pendant toute sa vie il restera dans l'ombre — mais il enjambera les corps de trois générations. »
Très différentes, et d'essence moins machiavélique, sont les deux reines dont Stefan Zweig a choisi de raconter la vie. D'un côté, l'Autrichienne frivole et insouciante, de l'autre l'Ecossaise indomptable aux passions tyranniques. Toutes deux illustrent la fin d'un monde. Marie-Antoinette celle de la Monarchie absolue, Marie Stuart celle de la chevalerie médiévale. Ces deux reines ont bien des points communs, même si Zweig célèbre d'entrée de jeu la force de caractère de Marie Stuart et ne reconnaît en revanche à Marie-Antoinette que les qualités d'une femme « en somme ordinaire, pas trop intelligente, pas trop niaise, un être ni de feu ni de glace, sans inclination pour le bien, sans le moindre amour du mal, la femme moyenne d'hier, d'aujourd'hui et de demain. » A son sujet il parle d' « héroïsme involontaire ». Marie-Antoinette, « tête à vent » gentille et charmante, était faite pour une existence tranquille, préservée des chaos de la vie. Mais les coups répétés du destin, qui lui donne tout tout de suite pour mieux l'en dépouiller ensuite, vont tailler à coups de serpe une héroïne royale dans sa chair tendre et langoureuse.
On retrouve là un thème cher à Stefan Zweig : ce sont les revers de l'existence qui nous façonnent et nous révèlent à nous-mêmes, épurant notre personnalité et en mettant en relief les traits marquants. Eprouvée, blessée, arrachée à tous ceux qu'elle aime, Marie-Antoinette devient une autre femme, plus profonde, digne et courageuse. « La souffrance a été le premier et le véritable maître de Marie-Antoinette, le seul dont elle ait appris quelque chose. » Il ajoute plus loin, dans la biographie de Marie Stuart :
« C'est pourquoi seuls les moments de crise, les moments décisifs comptent dans l'histoire d'une vie, c'est pourquoi le récit de celle-ci n'est vrai que vu par eux et à travers eux. C'est seulement quand un être met en jeu toutes ses forces qu'il est vraiment vivant pour lui, pour les autres, toujours il faut qu'un feu intérieur embrase et dévore son âme pour que s'extériorise sa personnalité. »
Âgée de six jours, Marie Stuart, reine d'Ecosse et prétendante légitime au trône d'Angleterre, est déjà un objet de convoitise. Alors qu'elle n'a pas cinq ans, les Ecossais livrent pour elle une guerre aux Anglais, et la perdent. « Marie Stuart n'a pas encore atteint sa cinquième année que déjà des rivières de sang ont coulé à cause d'elle. » Ce sera, toute sa vie, le malheur de Marie Stuart : être fatale à tous ceux qui l'aiment et la défendent.
Si, comme pour Marie-Antoinette, toutes les fées semblent s'être penchées sur son berceau, il faut croire que les sorcières de Macbeth rôdaient aussi près du château d'Holyrood la nuit de son baptême... Car la vie de Marie Stuart est une tragédie shakespearienne, intense, violente et passionnelle. Il faut dire qu'elle naît dans une époque où l'on peut basculer en un jour du trône d'Ecosse à l'échafaud, et où Catholiques et Protestants se livrent à travers l'Europe une guerre jonchée de morts. Son royaume est un pays âpre et misérable, où la noblesse ne supporte les rois que si elle peut les contrôler, ou l'assassinat politique est monnaie courante et où les amours d'une reine peuvent lui coûter la vie. Drames, meurtres, complots, passions fatales, trahisons, tels sont les ingrédients de la chute de Marie Stuart, qui paiera très cher les erreurs de sa jeunesse. Comme Marie-Antoinette, elle sera haïe après avoir été adulée, traversera sous les cris de haine et les humiliations le pays où, jadis, le peuple embrassait au sol la trace de ses pas.
Pour finir, elle trouve dressée en face d'elle sa pire ennemie, Elisabeth Tudor, bâtarde du roi Henri VIII (le serial killer d'épouses) jadis emprisonnée à la Tour de Londres par sa propre soeur, prête à tout pour défendre la couronne d'Angleterre si péniblement conquise. Leur guerre fratricide et sans merci, que Zweig appelle « la lutte au couteau », se fait à coups de cadeaux empoisonnés, de venin enrobé d'amour qui sucre la gorge avant de l'étouffer lentement.
« Ces dernières semaines, ces dernières années, elle les a vécues dans les flammes, des flammes si hautes et si ardentes que leur reflet brille encore à travers les siècles. Mais maintenant l'incendie diminue, s'éteint, après avoir dévoré le meilleur d'elle-même : ce qui reste n'est que scorie et cendre, vestige misérable d'une magnifique splendeur. Devenue l'ombre d'elle-même, Marie Stuart s'avance dans le crépuscule de son destin. »
Là encore, s'éloignant de la légende, enquêtant longuement sur les pas de Marie Stuart et d'Elisabeth, Zweig met l'accent sur les détails importants, et nous montre une Elisabeth déchirée entre sa haine pour Marie Stuart, son désir de la pousser sur l'échafaud, et le lancinant pressentiment que cette décision inédite (l'exécution publique d'une reine) créera un précédent dangereux. Ce qui l'intéresse, c'est de montrer le combat intime des êtres face à leurs sentiments et à leurs pulsions, de sonder leur vérité profonde. Zweig, qui prolongea un séjour de recherches sur Marie Stuart en exil définitif (entre temps Hitler avait pris le pouvoir), se sent des affinités avec les éprouvés, les bannis, ceux à qui on a tout pris. Il connaît la justesse de ces mots de Marie-Antoinette : « C'est dans le malheur qu'on sent davantage ce qu'on est. » Avec lui, vous ne regarderez plus l'histoire de la même façon.
A bientôt.
Gaëlle Nohant