27 octobre 2009

A l'ombre des tours jumelles, des hommes abîmés

Bonjour à tous.



Me voilà donc ressuscitée, enfin mon café ... qui rouvre ses portes après un sommeil de Belle au Bois Dormant. J'étais fort occupée et malgré mon envie de revenir vous voir, il a fallu l'invitation de la librairie Charlemagne pour que je retrouve enfin le temps nécessaire pour écrire mes billets. Parallèlement à ça j'écris un roman qui sortira... dans pas trop longtemps j'espère ! Je reviens vous faire partager mes coups de coeur passés et présents au gré de mon humeur vagabonde, et j'espère que vous aurez plaisir à faire un bout de chemin avec moi.



Et pour me faire pardonner cette interminable absence, je vous invite aujourd'hui à un passionnant voyage dans le monde post 11 septembre, sur les pas de six grands romanciers anglo-saxons : Jonathan Safran Foer, Don de Lillo, Ian Mac Ewan, Jay Mac Inerney, Paul Auster et Joseph O'Neill. La plupart des romans dont je vais vous parler sont sortis depuis un moment, mais la parution de Netherland, de Joseph O'Neill, m'a donné envie de lire ou relire ces romans pour voir quelles correspondances les unissaient les uns aux autres, et quelle mosaïque leur lecture successive composerait.


On a pu lire dans la presse que tous ces romanciers _ dont certains sont new-yorkais _ avaient en commun d'avoir senti, durant des mois ou des années après l'effondrement des tours, l'incapacité d'écrire une fiction à partir de l'événement qui bouleversa leur vie et la nôtre et enfanta le XXIème siècle dans l'incrédulité et l'épouvante. Parfois le réel nous submerge au point que la fiction devient temporairement impossible. Après le 11 septembre, le réel avait pris toute la place, saturant nos rétines des images des avions percutant les tours, ce mirage horrifique de destruction enfantine, puis des images de la guerre en Irak, des tragédies à Londres ou à Madrid, etc, etc, tous ces dominos écroulés augmentant l'emprise de la peur sur nos cerveaux reptiliens. Quel monde émergea peu à peu de la matrice de Ground Zero, ce magma de chair et de ferraille où venait de s'émietter une civilisation censée nous protéger du chaos ? Pour dire ce monde, pour le déchiffrer, il nous manquait les yeux de romanciers voyants, ouverts sur l'intime, concentrés sur l'intériorité. C'est ce qu'exprimait Don de Lillo dans une interview au magazine Lire en avril 2008 :

"La fiction crée un langage qui permet de décrire la vie intérieure. Elle peut examiner l'impact de l'histoire sur les vies intimes. [...] Un romancier peut examiner les effets d'une tragédie sur la vie intime des personnages qui l'ont vécue. Et ça, un essayiste ou un historien ne peut pas le faire. [...] La fiction explore donc des terres inconnues. Cela ne veut évidemment pas dire qu'elle est plus proche de la vérité mais simplement qu'elle peut pénétrer des territoires qui ne sont pas ouverts aux autres formes d'écriture."



Ils pensaient tous que construire une fiction sur un drame qui les avait touchés avec une telle violence serait impossible. Et puis, comme le dit joliment Don de Lillo, "un roman a jailli". Puis deux, puis trois, etc. Peut-être parce qu'en même temps que la vie reprenait son cours, un peu moins innocente mais toujours têtue, est venu le besoin de dire l'indicible. Et d'exhumer les émotions que la brutalité des images et les commentaires sans fin avaient masquées.


Huit ans déjà. Souvenez-vous. Nous avions peur de prendre le métro et le train, peur de voyager, d'aller dans les lieux bondés, peur des centres commerciaux, des aéroports, peur de ces sans visages prêts à mourir quand nous ne l'étions pas. Et puis le terrorisme s'est inscrit dans notre paysage, nous nous sommes rassurés ou du moins, avons regagné la part d'inconscience nécessaire à la vie. Et voilà que ces romanciers nous font la plus puissante piqûre de rappel qui soit, car la fiction a ce pouvoir de réveiller les morts et les terreurs enfouies en chacun, les émotions vives et les questions sans réponses.


Approcher le 11 septembre avec mes moyens de la fiction pouvait sembler impossible, c'est le cas pour toutes les tragédies qui dépassent l'entendement. Chacun a emprunté un chemin à lui, très personnel, et cela donne une série de romans bien différents les uns des autres, qui s'approchent plus ou moins près de l'impact. Don de Lillo a choisi d'entrer dans l'image de cet homme couvert de poussière, sorti d'une tour avec une mallette à la main :


"Je ne voulais pas écrire un roman où les faits adviennent par-dessus l'épaule d'un personnage et affectent vaguement sa vie. Non, il me fallait quelque chose de plus immédiat : rentrer dans le chaos lui-même, pénétrer la fumée et les cendres, rejoindre cet homme qui avait jailli dans mon imagination... et pénétrer son esprit, sa vie."




Dans son roman L'homme qui Tombe, il convoque le symbole le plus choquant du 11 septembre, cette image devenue subliminale et taboue : celle de ces gens qui ont préféré sauter des tours et s'écraser en bas. Celle de cette photo de Richard Drew, de l'Associated Press, qui fit le tour du monde le lendemain de la tragédie avant d'être passée sous silence par l'ensemble des médias : cet homme qui tombe d'une des tours, tête en bas, le corps droit, allant vers la mort dans une position qu'on dirait résignée. Si les médias l'ont passée sous silence, c'est que ce symbole de l'Amérique qui tombe était bien trop choquant. Mieux valait se concentrer sur l'héroïsme des sauveteurs, le courage des survivants et des proches des disparus. Mieux valait montrer une Amérique qui se relève malgré ses plaies. Don de Lillo vient donc gratter où ça fait mal. Et il le fait à la manière d'un de ses personnages, David Janiak, ce performer qui durant des mois, se laissa tomber du haut des buildings, retenu par un simple filin, dans la position précise et douloureuse de l'homme de la photo : de tout son long, droit, un genou replié, en costume. Ce performer sera traqué par la police pour avoir crée "une situation dangereuse et physiquement agressive." Agressif, il l'est, cet homme qui par sa chute rappelle sans cesse aux New-yorkais ce qu'ils préfèreraient oublier, ce qui les hante. Lianne, un des personnages du roman, dont le mari est ce rescapé couvert de poussière qui porte une mallette, ne peut en détacher sa pensée :


"De tout son long, en chute libre, pensait-elle, et cette image lui avait crevé la tête et le coeur, mon Dieu, c'était un ange en chute libre et sa beauté était terrifiante."


Non content de réveiller le plus puissant fantôme du World Trade Center, ce "soldat inconnu d'une guerre dont nous ne connaissons pas la fin" (selon les mots de l'écrivain Tom Junod), Don de Lillo n'hésite pas à se glisser, l'espace de quelques scènes furtives, dans la tête d'Hammad, terroriste et futur kamikaze qui se détache peu à peu de tous ses liens affectifs et terrestres avant de glisser dans le vertige d'une mort choisie. Ces scènes sont peu nombreuses, car _ on le devine avant que l'écrivain ne l'avoue _ il "savait qu'il ne pourrait pas pénétrer son âme." Certaines noirceurs de l'âme humain sont inaccessibles à l'écrivain. Il faut descendre trop profond dans les ténèbres. Ecrire sur un "monstre" nécessite de trouver en soi les points de concordance avec lui, et ce n'est pas chose aisée.


Les autres auteurs ne se sont pas approchés si près de l'attentat, et pourtant leurs romans sont tous, à leur manière, de grands romans de l'après 11 septembre. Ayant trouvé leur distance subjective par rapport à l'évènement, ils ont pu dire l'ensemble à partir du détail, évoquer le séïsme à travers ses répliques et ses conséquences sur nos vies.



Ainsi, Ian Mac Ewan situe son roman Samedi dix-huit mois après le 11 septembre, à Londres. Double détour, dans le temps et l'espace. Son héros, Henri Perowne, est neurochirurgien à Londres, et a tout pour être heureux : un métier qu'il adore, une femme qu'il aime et désire toujours après plus de vingt ans de mariage, deux enfants aimants, intelligents et doués, et une belle maison donnant sur une place coquette dans le quartier reconstitué de Fitzgravia, derrière la Post Office Tower. Oui mais voilà, la vue d'un avion en flammes volant trop bas vers l'aéroport d'Heathrow, aux petites heures d'un samedi de février 2003, va bouleverser l'ordonnancement impeccable de sa journée et de sa vie. Car depuis le 11 septembre, l'image d'un avion dans le ciel a cessé d'être inoffensive :


"Près de dix-huit mois ont passé depuis que la moitié de la planète regardait en boucle les captifs invisibles conduits en plein ciel vers leur martyre, et que la silhouette innocente du moindre avion de ligne s'est mise à déclencher de nouvelles associations d'idées. Tout le monde le reconnaît, les avions en vol évoquent désormais des oiseaux prédateurs ou courant à leur perte."


Dans Extrêmement fort et incroyablement près, de Jonathan Safran Foer, le héros a 9 ans, et son père a disparu dans une des tours du World Trade Center. Oskar a trouvé une clé mystérieuse dans la poche d'une veste de son père, accompagnée de ce mot : "Black", et il en cherche la serrure à travers les districts de New York, de Staten Island au Bronx et de Manhattan à Brooklyn, arpentant les rues d'une ville orpheline de ses tours jumelles, où la mélancolie se respire avec l'air. Surmontant ses peurs pour les besoins de sa quête, il grimpe tout en haut de l'Empire State Building :


"Quand la porte s'est ouverte, on est sortis sur la terrasse panoramique. Comme on ne savait pas qui chercher, on a seulement regardé un moment. Bien sûr, la vue était incroyablement belle, mais mon cerveau s'est mis à faire des siennes et j'ai tout le temps imaginé qu'un avion fonçait contre le gratte-ciel, juste en dessous de nous. [...]

J'ai pensé à toutes les choses que tous les gens se disent, et au fait que tous les gens vont mourir, que ce soit dans une milliseconde, dans des jours ou dans des mois, ou dans soixante-seize ans et demi, quand on vient de naître. Tout ce qui naît doit mourir, ce qui veut dire que nos vies sont comme des gratte-ciel. La fumée monte plus ou moins vite, mais ils sont tous en feu, et nous sommes tous pris au piège."


Avions, fumée, gratte-ciel... ces mots sont devenus aussi anxiogènes que l'image de l'homme qui tombe. Impact toujours, dans le roman Netherland de Joseph O'Neill, où un couple va se disloquer dans les mois suivants les attentats. Bien sûr, le 11 septembre ne fait qu'élargir une faille préexistante entre Hans et sa femme, fournir un alibi à cette femme qui veut quitter son mari et se réfugier à Londres. Comme si Londres était moins risquée à l'heure où toutes les grandes villes occidentales sont dans le collimateur des terroristes. Et voilà cet homme condamné à ne voir son fils de quatre ans que tous les quinze jours, entre deux avions, et à partager le lit du petit garçon dans la maison de ses beaux-parents. Parce que Rachel, sa femme, a décidé de l'associer à l'Amérique de Bush, d'en faire le corresponsable de la guerre en Irak et de tous les malheurs qui se sont abattus sur leur vie. Parce que la politique leur tient maintenant lieu de conversation et a avalé toute forme d'intimité, la remplaçant par un pugilat vain et sans issue :


"— Ce n'est pas du raisonnement, dis-je. C'est juste de l'agression.
— Agression ? Mais, Hans, tu ne comprends donc pas ? Tu ne vois pas que ça n'a rien à voir avec les relations personnelles ? La politesse, la gentillesse, toi, moi... rien de tout cela n'est pertinent. C'est une affaire de lutte à mort pour l'avenir du monde. Nos sentiments personnels n'entrent pas dans le tableau. Il y a des forces en présence. Les Etats-Unis sont aujourd'hui la puissance militaire la plus forte du monde. Ils peuvent faire et ils feront tout ce qu'ils veulent. Il faut arrêter ça. Tes sentiments, comme mes sentiments — elle sanglotait, maintenant — n'ont rien à voir dans tout ça."


Dans La Belle Vie de Jay Mac Inerney, on s'intéresse aux bougeois friqués et surprotégés de Manhattan, et l'oeil vachard de l'écrivain n'en épargne aucun : femmes superficielles noyées dans le luxe, ados camés, hommes dissous dans la vanité de leur vie et uniquement préoccupés d'accroître le fossé entre eux et le reste du monde... D'une soirée mondaine qui vire au jeu de massacre, on bascule au 12 septembre, comme si la feuille du calendrier avait été arrachée. Le monde des nantis a tremblé, mais ça ne changera la donne que pour une toute petite minorité d'entre eux. Pour la plupart, l'écroulement des tours ne deviendra qu'un point d'angoisse ineffaçable inscrit au profond d'eux-mêmes, l'idée qu'ils ne sont plus à l'abri, vite chassée par un surcroît de luxe et d'activités. Au point que lorsqu'un des personnages s'écroule en larmes en évoquant un ami perdu, son chagrin semble une parodie. Un temps ils songeront à quitter New York. Un temps seulement. "La belle vie", ce simulacre de bonheur étincelant de vide, ne peut être vécue qu'ici.


Et pourtant, quelque chose d'essentiel a été perdu : le sentiment de sécurité que véhiculaient les grandes villes, New York en tête, au coeur d'un progrès technique érigé en rempart contre les brutalités d'un monde fruste, lointain, anachronique. New York, et toutes les grandes métropoles à sa suite, sont devenues fragiles. L'impensable a eu lieu et désormais tout est possible, surtout le pire. Comment rassurer les enfants quand les adultes vacillent ? Mentir. Dire que tout ira bien maintenant, que c'est fini, que le chaos n'est plus, que les méchants sont morts. Dans chacun des romans, les parents s'efforcent de donner le change à des enfants qui ne sont pas dupes. Car si les tours jumelles sont tombées, d'autres tours peuvent tomber. D'autres avions viendront. Les enfants de L'Homme qui Tombe guettent le ciel avec des jumelles, à la recherche de Bill Lawton (déformation de "Ben Laden"), créant le trouble et l'angoisse chez leurs parents qui sont à deux doigts de les faire soigner. Dans Extrêmement fort et incroyablement près, la grand-mère d'Oskar se rappelle du mensonge de son père pendant la Deuxième Guerre Mondiale :

"Je serai toujours là pour te protéger, tout ira bien." Et elle ajoute : "Ça ne faisait pas de mon père un menteur. Cela faisait de lui mon père."


Dans le roman de Jonathan Safran Foer, tout le monde ment à tout le monde, par amour. Oskar lui-même, du haut de ses neuf ans, porte un secret trop lourd pour lui, et ignore que sa mère, sa grand-mère et même cet étrange locataire qui habite chez celle-ci, ont cadenassé les leurs pour le protéger. Ces secrets entremêlés vont se libérer les uns après les autres, déverrouillant les émotions nécessaires au deuil et à la reprise de l'existence. Car comme l'exprime l'auteur de ce roman poignant et cocasse :

"Le 11 septembre a poussé les gens à extérioriser leur part d'enfance. Beaucoup ont pleuré pour la première fois depuis longtemps, ont dit "je t'aime" à leurs familles, etc. Cette catastrophe ne nous a pas rendus naïfs, mais a fait disparaître, un temps, les couches que les adultes bâtissent autour d'eux."


Adopter le point de vue d'un enfant de neuf ans lui permet de poser sur le monde un regard plus à la fois libre et candide, plus vulnérable aussi. Mais dans la plupart des romans que j'ai choisis, on retrouve ces personnages qui renouent avec les émotions et les terreurs de leur enfance. Enfants qui n'évoquent la catastrophe qu'à mots couverts, parlant du "pire jour" (Jonathan Safran Foer) ou "des avions". Enfants qui croient aux fantômes et ressentent la présence des morts de Ground Zero dans l'atmosphère irrespirable des premiers jours :



"La présence des morts devenait presque tangible dans les heures avancées de la nuit, quand leur esprit planait entre les canyons. Il valait mieux les sentir alentour que les voir dans son sommeil une fois rentré chez soi." (Jay Mac Inerney)



Dans La Belle Vie, Luke, un des survivants des tours, a été parmi les premiers à déblayer le lieu du sinistre. Et il parle de ces "bulles à l'intérieur des débris", ces poches de vide où l'on espérait autant que l'on redoutait de trouver des survivants :


"C'était terrifiant, ces trous — comme quand on est petit et qu'on a peur de l'espace sombre sous le lit. Me voilà soit-disant en train de secourir des gens et j'ai peur de tendre le bras. Ces vides sont comme des passages vers l'enfer."


Réveiller ces terreurs enfantines ramène forcément aux parents qu'on a perdus ou dont la vie nous a éloignés, et qui ne sont plus là pour expliquer le chaos du monde. Le héros de Joseph O' Neill est hanté par le souvenir de sa mère perdue. Après le 11 septembre, le manque d'elle devient plus aigu car le voilà sans appui parental et contraint d'en être un pour son petit garçon. Le héros de La Belle Vie, Luke, renoue avec sa mère dans ce moment de questionnement profond sur le sens de sa vie, et ces retrouvailles coïncident avec la reprise d'un vrai dialogue avec sa fille. Lianne, l'héroïne de L'Homme qui tombe, ne cesse d'aller voir sa mère, comme si elle était à la recherche de réponses que seuls ceux qui nous ont précédé dans ce monde sont susceptibles de détenir. Quant à Oskar, le petit héros de Jonathan Safran Foer, c'est sans relâche et avec courage qu'il traque les traces de son père manquant.



C'est dans Samedi que l'on ressent le plus violemment la disparition du sentiment de sécurité. Parce qu'il a vu un avion en flammes déchirer le ciel de Londres, et même s'il n'a rien à voir avec les terroristes, Henry Perowne se sent menacé et fragilisé. Sa journée en sera profondément modifiée. Ce n'est pas un samedi comme les autres, rien ne marche comme cela devrait, une menace semée tôt dans le récit plane sur le héros et à la façon d'un orage qui couve, elle éclatera en soirée, venant rappeler à cet homme privilégié que nul, désormais, n'est à l'abri de la menace exercée par les parias de notre société. Et que face à la menace réelle et physique, son statut social et son assurance professionnelle ne lui sont plus d'aucun secours :



"Jamais de sa vie il n'a frappé quelqu'un au visage, même lorsqu'il était enfant. Il n'a jamais porté le fer que contre des corps anesthésiés dans un environnement stérile et réglementé. En fait, il ne sait pas se défendre."


Cette perte du sentiment de sécurité engendre une profonde mélancolie, que l'on retrouve d'un roman à l'autre. La plupart des personnages semblent prisonniers d'une coque de tristesse dont ils ne parviennent pas à se défaire. Hans, le héros de Netherland, s'interroge sur la rapidité de sa chute dans le trou noir de la mélancolie :


"Je ne sais toujours pas précisément si ma descente dans le chaos relevait d'un talon d'Achille ou de la folie généralement punie qui consiste à vouloir affronter la vie avec confiance — imprudemment, pourraient le dire certains. Tout ce que je sais, c'est que le malheur m'a pris au dépourvu."


Car la menace n'est pas seulement ce terrorisme qui cristallise les craintes viscérales de la moitié du globe. Plus profondément, il y a l'idée que les Etats auxquels nous appartenons mènent à travers le monde des actions qui, tel le battement d'aile du papillon, déclenchent des tremblements de terre. Et que ces tremblements de terre ne se contenteront plus de rester poliment cantonnés dans le Tiers-Monde. Dorénavant, les retombées des actions de nos Etats peuvent se traduire en vies détruites et en massacres en bas de chez nous.

D'où la place prépondérante que la politique occupe dans la vie de tous les protagonistes de ces romans. Place considérable, bien plus importante qu' auparavant. Le 11 septembre, la politique, et notamment la politique internationale, a fait irruption dans notre vie privée. Souvenez-vous de nos discussions enfiévrées sur la guerre en Irak, sur le terrorisme, sur le gouvernement Bush... Vous les retrouverez dans ces romans, tenant lieu d'intimité et faisant écran aux questions profondes entre Hans et sa femme dans Netherland ; empoisonnant les retrouvailles d'Henri Perowne et de sa fille chérie dans Samedi ; Envenimant les rapports de la mère de Lianne, Nina, et de son amant Martin dans L'Homme qui Tombe. Lequel Martin remue à plaisir le fer dans la plaie des Americains :

"D'abord ils vous tuent et ensuite vous vous efforcez de les comprendre. Peut-être finira-t-on par apprendre leurs noms. Mais il faut qu'ils vous tuent d'abord. [...] Mais c'est bien pour ça que vous aviez construit les tours, non ? N'ont-elles pas été conçues comme des fantasmes de richesse et de puissance, destinés à devenir un jour des fantasmes de destruction ?"


La politique, on la retrouve au coeur de Seul dans le noir, le dernier roman de Paul Auster. Que je mets volontairement à part car si le monde de l'après 11 septembre en est également le centre, c'est surtout de ses retombées et de la guerre en Irak qu'il est question. la petite fille d'August Brill, le héros du livre, a perdu un fiancé dans cette guerre, exécuté d'une manière ignoble. Là encore, on retrouve le pouvoir des images : la jeune fille et sa famille n'ont pu s'empêcher de regarder la vidéo de son exécution, hypnotisés, sachant qu'elle les hanterait bien plus viscéralement que la nouvelle de sa mort. A travers cette tragédie intime, c'est la guerre, la guerre éternelle et inextinguible, qui a fait irruption dans la vie des personnages du roman :

"Mon sujet, cette nuit, c'est la guerre et, maintenant que la guerre a pénétré cette maison, il me semble que j'insulterais Titus et Katya si j'amortissais le coup. "


Pour occuper ses insomnies, August Brill, contraint à l'immobilité par un accident, invente un autre monde, une uchronie dans laquelle ni le 11 septembre ni la guerre en Irak, qui en découle, n'auraient jamais eu lieu. Mais la guerre le rattrape jusque dans sa fiction, puisque dans cette dernière, une guerre civile embrase l'Amérique. Suite à la défaite tronquée d'Al Gore à la présidentielle, New York et plusieurs autres Etats ont fait sécession, et le conflit qui en résulte souligne cruellement cette faille entre les "deux Ameriques" que l'élection de Georges Bush avait mise en lumière. August Brill se souvient aussi d'une émeute raciale qui ensanglanta le quartier de Newark dans sa jeunesse :


"Telle fut ma guerre. Pas une guerre véritable, certes, mais une fois qu'on a été témoin d'une violence de cette envergure, il n'est pas difficile d'imaginer pire et, du moment que le cerveau est capable de faire cela, on comprend que les possibilités les plus affreuses de l'imagination sont le pays dans lequel on vit."



Alors, quel monde brossent tous ces romanciers dont les talents se répondent d'une histoire à l'autre ? Un monde anxieux, fragilisé, désenchanté, captif de la tyrannie des médias. Un monde où "nous sommes tous des cibles, désormais", comme le résume Martin dans l'Homme qui Tombe. Un monde qui a changé sans retour en arrière possible. Où il faudra vivre sans l'illusion d'un monde en sécurité. Où la peur pourrait bien nous changer en esclaves du pouvoir et de l'information sans que nous nous en apercevions, comme le souligne Ian Mac Ewan :


"Il n'y a pas si longtemps, ses pensées vagabondaient de manière plus imprévisible, sur une liste de sujets bien plus longue. Il se demande s'il ne serait pas en train en train de devenir un pigeon, un consommateur toujours plus avide d'informations, d'opinions, de spéculations, de la moindre miette lancée par les autorités. Il est un citoyen docile qui regarde le Leviathan accroître son pouvoir tout en se réfugiant dans son ombre."



Mais malgré tout, ce monde "mystérieux, meurtri, ce monde étrange continue de tourner", écrit Paul Auster. Et nous avec. Et je ne saurais trop vous conseiller de vous plonger dans ces romans, je me suis régalée à les lire l'un après l'autre, à passer de l'œil vachard et savoureux de Jay Mac Inerney au regard émouvant et drôle de Jonathan Safran Foer ou au scalpel virtuose de Ian Mac Ewan... entrez dans ces romans, vous y serez en excellente compagnie.

A bientôt.
Gaëlle Nohant