18 novembre 2010

R.J. Ellory, Entretien avec un tueur

«Me comprendre, à la fois en tant qu'enfant et en tant qu'homme, c'est comprendre des choses sur soi-même auxquelles on ne peut supporter de faire face. On fuit de telles révélations, car les voir, c'est renoncer à l'ignorance, et renoncer à l'ignorance, c'est savoir que tout est possible. Nous avons tous nos côtés sombres ; nous sommes tous capables d'actes inhumains et dégradants ; nous avons tous dans les yeux une lumière sombre qui, lorsqu'elle s'allume, peut inciter au meurtre, à la trahison, à l'infidélité, à la haine. Nous avons tous arpenté les bords de l'abîme et, bien que certains d'entre nous aient perdu l'équilibre, rares sont ceux qui — vitaux et nécessaires — sont tombés dans les ténèbres. »

C'est un tueur qui prononce ces mots dans Vendetta (A quiet Vendetta), deuxième roman de R.J. Ellory paru en France. Mais elle irait aussi comme un gant aux narrateurs de ses deux autres romans. R.J. Ellory, romancier anglais très inspiré par l'Amérique et ses convulsions, des tueurs en série à la mafia et aux complots politiques, aime nous faire entendre des confessions, et plus elles sont embarrassantes, piégées, dangereuses, mieux c'est. Prenez Ray Hartmann par exemple : flic ordinaire, mari séparé, ancien alcoolo déprimé, voilà un homme qui ne désirait rien tant qu'on lui fiche la paix. Un beau jour le FBI le réquisitionne dans le cadre d'une sombre histoire de meurtre et d'enlèvement. On a enlevé Catherine Ducane, fille du gouverneur de Louisiane, et assassiné son garde du corps. Un homme prétend la détenir mais exige pour parler qu'on fasse venir Ray Hartmann. Pourquoi lui ? Le FBI n'a pas le temps de se pencher plus avant sur ce mystère, une pauvre fille est séquestrée quelque part et le temps leur glisse entre les doigts, tic tac tic tac, alors Ray n'a que le choix de sauter dans le premier avion pour la Nouvelle-Orléans, sa ville de naissance qu'il avait fuie pour ne jamais y revenir. Une Nouvelle-Orléans d'avant Katrina, « ville facile » et « briseuse de cœurs » où prospèrent des truands aussi glaçants que Papa Toujours Feraud, que l'on n'oublie jamais si l'on a eu la malchance de croiser sa route :

« Ses yeux ressemblaient à des pierres délavées sur le lit d'une rivière et étaient presque transparents, perçants et hantés. »

Une fois Hartmann rappelé, l'homme se livre au FBI. Il a des choses à dire à Ray, et ce n'est qu'ensuite qu'il dévoilera où est la fille du gouverneur. Situation tragi-comique : voilà toute une brochette d'agents du FBI et un flic qui se demande bien ce qu'il fait là, obligés d'écouter par le menu le récit de la vie d'Ernesto Perez, né à la Nouvelle-Orléans, tueur pour la mafia depuis plus de trente ans. Ray est tour à tour gêné par cette confession qu'il n'a pas cherchée, vaguement horrifié, pressé d'en finir, puis peu à peu fasciné, hameçonné, et pour finir submergé par une empathie dont il se passerait bien. Car enfin, cet homme est un monstre, un rebut de l'humanité ! D'ailleurs, quel but poursuit-il au long de cette confession ? Et pourquoi avoir choisi Ray ? Tandis que se déroule, derrière ces questions, le déroulement implacable d'un thriller embrassant l'histoire de la mafia américaine de Capone à nos jours, le monstre qu'on voulait tant écarter de soi se rapproche, se fait homme, presque frère par instants, et il semble que tout le sang qu'il a sur les mains nous imprègne à notre tour.

Dans le panthéon du roman noir contemporain, où brillaient déjà les James Ellroy (à ne pas confondre avec notre auteur même si son nom en est l'anagramme), David Peace et autres Dennis Lehane, R. J. Ellory, même s'il lui aura fallu patienter plus de treize ans pour trouver un éditeur, s'est taillé d'entrée de jeu une place méritée. Sans doute parce que, comme ses illustres collègues, la mécanique précise et huilée de ses intrigues est pour lui un prétexte pour entraîner le lecteur sur les terres vertigineuses de la psyché humaine, de ses rêves et de ses cauchemars, là où les impressions de l'enfance se gravent pour toujours et où les mauvais embranchements, les rêves piétinés, les illusions, se paient au prix fort.

Chez Ellory, les confessions ne sont jamais extorquées — du reste les policiers n'y ont pas la perspicacité éclair des experts de séries télé — mais librement offertes ou imposées dans un but précis. Elles sont à la fois minées et profondément mélancoliques, sincères et machiavéliques. Leurs auteurs ont l'âme brisée d'Orphées revenus des Enfers, détenteurs d'un savoir capable de faire voler en éclats l'insouciance qui sous-tend nos vies ordinaires.

Tel Joseph, le héros de Seul le Silence (A quiet belief in angels), écrivain hanté assis près du cadavre d'un homme assassiné et qui, arrivé au « dernier chapitre » de sa vie, désire « remonter au tout début » et supplie presque le lecteur : « Accompagnez-moi, si vous le voulez, car c'est tout ce que je peux vous demander, et malgré mes torts, je crois en avoir assez fait pour que vous m'accordiez ce temps. » Sa confession douloureuse nous plongera au cœur de son enfance en Géorgie, dans une Amérique profonde à la Harper Lee, pétrie de superstitions et de préjugés, qu'ensanglante une série de meurtres de petites filles. Joseph, à l'âge de douze ans, trouve le corps de l'une d'elles et dès lors ces gamines mortes vont le hanter. Il n'aura de cesse que de retrouver le meurtrier qui a brutalement mis fin à son enfance. Tandis que ses yeux dessillés scrutent le monde qui l'entoure à la recherche d'indices, les adultes « disent une chose et en font une autre », tout le monde dissimule et triche et il est périlleux de savoir à qui se fier. Tels les flics d'Ellroy obsédés par l'énigme du Dahlia Noir, Joseph est possédé par son enquête qui est comme une fleur carnivore poussant au-dedans de lui, une « part d'ombre » grandissante qui le rattrapera où qu'il fuie, au risque de dévaster sa vie :

« Une vie à retenir, ou à voir glisser entre des mains indifférentes et inattentives, mais toujours une vie.

Et lorsqu'on nous en donne une, nous en souhaitons deux, ou trois, ou plus, oubliant si facilement que celle que nous avions a été gaspillée. »

Dans Les Anonymes(A simple act of violence), dernier roman paru chez nous, la police de Washington trouve quatre cadavres de femmes battues à mort, meurtres qui semblent signés par un même tueur en série. L'inspecteur Miller est sur la piste de ce qui devrait être une enquête classique. Sauf que dès le début du livre, Ellory entrecroise très habilement les chapitres sur l'enquête avec des passages où le tueur lui-même se raconte. A qui ? Au lecteur, aux policiers, au monde ? Et dans quel but ? Ellory use ici d'un suspense haletant dans la pure tradition hitchcockienne. Hitchcock définissait en effet le suspense en donnant l'exemple de deux hommes attablés conversant ensemble. Ensuite, ajoutait-il, prenez la même scène, mais au démarrage vous aurez montré au spectateur qu'il y a une bombe cachée sous la table. Vous venez de créer le suspense. Dans Les Anonymes, le tueur a toujours au moins deux longueurs d'avance sur la police qui le traque, mais le lecteur aussi ! Il sait dès le début qui tue et pourquoi, il a vu la bombe nichée au cœur de l'enquête, et assiste fasciné aux efforts acharnés de l'inspecteur Miller pour s'enfoncer jusqu'au cou dans un piège dont il ne soupçonne pas le danger. Quand je parle de bombe, c'est une image. L'intrigue de ce roman est bien plus large que ça, elle est vertigineuse et il serait criminel de vous la dévoiler ici. Mais sachez que sa construction virtuose, véritable mécanique d'horloger, sert admirablement le propos du livre et met en lumière la confession d'un tueur hors normes, personnage que vous n'oublierez pas de sitôt.

« C'est à partir de là que tout est devenu personnel : alors qu'avant je pouvais laisser les morts là où ils étaient tombés, après cette nuit-là ils ont commencé à me suivre partout. »

R.J. Ellory aime et admire aussi bien Norman Mailer et Truman Capote que Stephen King, et il a hérité d'eux la noirceur, l'humanité, la densité des histoires et des personnages et cette charge de mélancolie dont je parlais. Mais il sait aussi, à partir d' une matière riche et ambitieuse, tisser des récits qui vous attrapent et vous tiennent jusqu'à la dernière page. Gare à l'addiction une fois que vous y aurez goûté !

Bonne semaine.

Gaëlle Nohant

PS : comme je vous l'avais annoncé, j'ai la joie de vous annoncer la parution d'un recueil de mes nouvelles, l'Homme Dérouté, aux éditions Géhess. Il ne sera disponible en librairie que fin novembre et je lui consacrerai un petit billet, mais vous pouvez d'ores et déjà vous le procurer ce week-end à la fête du Livre de Toulon, où je dédicacerai pendant trois jours. Je vous y accueillerai avec un grand plaisir.