30 avril 2015

Fred Vargas : Eloge de la lenteur, de l’errance et du détour






"Adamsberg est le contraire de moi. J’envie sa lenteur. Adamsberg est un rêveur. Il me repose."


Le commissaire Jean-Baptiste Adamsberg, Pyrénéen d'origine et héros insaisissable de Fred Vargas, est cet électron libre dont l’intuition confine au génie et qui paraît toujours flotter à la surface des tragédies et des sentiments. Fuyant la réflexion, il rêvasse et déroute ses semblables par ses instincts irrationnels, mais son inspiration, comme le reconnaît son adjoint Danglard qui préfère quant à lui se fier aux indices et à sa mémoire abyssale, le conduit souvent à « viser au plein cœur de la vérité».  Il soupçonne une fée Carabosse de lui avoir infligé ce don inconfortable à la naissance : « Puisque vous ne m’avez pas conviée à ce baptême, je fais don à cet enfant de pressentir le merdier là où les autres ne l’ont pas encore vu. »  Adamsberg avance au fil d’enquêtes au rythme soutenu mais qui semblent dénouées au fil de longues errances, avec sa silhouette floue dont émane un charme irrésistible, son air de rien, sa petite taille, son nez busqué, sa voix douce qui endort son auditoire. Mais s’il égare les autres dans les lacis de sa rêverie, lui-même ne se perd jamais dans ce désordre intime et c’est avec la précision glacée d’un épervier qu’il finit par resserrer l’étau sur le criminel. 




Se fiche-t-il de tout ? Ce n’est pas certain. Amant volage, son cœur reste toujours amarré à l’horizon de Camille, lien qu’il brouille et distend dans le flux d’autres liaisons. Sans cesse Adamsberg échappe aux analyses et aux bras qui voudraient le retenir. Au fil des années et des meurtres, le sort s’est pourtant acharné sur ce héros nonchalant. Peut-être parce que, comme le diagnostiquait un médecin dans Un lieu incertain , le commissaire néglige parfois de bien « fermer les grilles » entre les zones du conscient et de l’inconscient ; ce qui laisse filtrer des intuitions géniales mais peut aussi « laisser monter en surface des objets toxiques qui devraient coûte que coûte rester dans les profondeurs. » Il s’est ainsi retrouvé pourchassé par toutes les polices pour un crime qu’il redoutait d’avoir commis, a retrouvé un frère presque jumeau en même temps qu’il affrontait le croquemitaine qui l’en avait séparé, s’est retrouvé deux fois père, s’est fait enfermer dans un tombeau, voler la femme qu’il aime par un ennemi d’enfance… Cet homme « qui n’a pas de nerfs » y gagne d’inattendus accès de rage et quelques secousses sismiques, mais demeure ce "pelleteur de nuages" qui désarçonne les criminels les plus aguerris. Et la désinvolture, voire l’indifférence qu’il affiche est sans doute le bouclier d’un homme prompt à l’empathie et sans cesse confronté au mal. Et c’est ainsi, naviguant toujours entre deux eaux, le réel et le rêvé, la tendresse et la désinvolture, que le commissaire Adamsberg est  redoutable.



 Dans Temps glaciaires, Adamsberg, qu’on avait quitté à la fin de l’Armée furieuse, fait le grand écart entre deux enquêtes à priori si éloignées l’une de l’autre que les réunir tient de la gajeure : deux meurtres commis vingt ans plus tôt sur un îlot islandais, et une série de faux suicides au sein de l’Association d’Etude des Ecrits de Maximilien Robespierre. Entre les deux, des pointillés si ténus que cette enquête à deux fronts sèmera perplexité et consternation au sein de son équipe, laquelle compte pourtant, entre autres profils atypiques, un homme «qui pour être sommaire, misogyne et agressif, n’était certes pas un imbécile», une force de la nature «convertissant son énergie en tout ce qu’elle veut», un lieutenant s’exprimant en alexandrins, un hypermnésique et un hypersomniaque. Il faut croire qu’évoquer les spectres de la Révolution, en ressusciter les bouillonnements et les excès n’est pas sans danger car voilà qu’au cœur de la brigade, une fronde se lève qui n’aurait pas déplu au glacial et glaçant Robespierre que l’on croisera d’ailleurs tantôt, plus vivant que nature. Entre «croyants» et «positivistes», voilà l’autorité du chef remise en question par ses fidèles lieutenants, tandis qu’un jeu d’échecs aux pièces dangereusement immobiles hypnotise les volontés et qu’à l’ombre d’une guillotine tout sauf orthodoxe, un massacreur continue de sévir.

Parmi ses nombreux talents, Fred Vargas compte un humour flirtant parfois avec le surréalisme (sans doute un atavisme paternel), un art consommé du dialogue, et surtout ce tour de force qui consiste à aimanter le lecteur vers les à-côtés de l’enquête, les sentiers de traverse, les rencontres de bistrot, les petits cailloux qui recèlent des vérités macabres, les brumes irrationnelles où l’on se perd avec effroi mais où il arrive qu’on se trouve. Et c’est en musardant, en sirotant un verre de Brennivín au coin du feu ou en devisant à la tombée du soir en compagnie de Louis Veyrenc, oubliant presque qu’on est dans un «rompol» tant la promenade est pittoresque, qu’on tombe soudain nez à nez avec une incarnation terrifiante du monstre qui sommeille en chacun de nous.


«Il pensa à ce conte que Mordent aimait : celui où, à peine entré dans la forêt, les branches se refermaient derrière vous et où le chemin du retour n’était plus ni praticable, ni visible.»

Dans Temps Glaciaires, qui vient de recevoir le Prix Landerneau du Polar 2015, Fred Vargas multiplie les jeux de pistes et s’amuse avec ses lecteurs pour leur plus grand plaisir.

Gaëlle Nohant