Bonjour à tous.
Aujourd'hui, je viens vous parler de deux romans qui secouent, qui bouleversent. Il est bon parfois de se laisser remuer. Je sais que les fêtes approchent, avec le tintement de grelot des rennes, les rubans rouges et mauves, les étoiles en sucre glace... Mais avant, prenons, voulez-vous, un instant pour approcher ces ombres toujours vivaces de la Shoah qui passèrent sur terre dans une fulgurance, abandonnant l'humanité à sa grimace. Il y a ceux qui sont morts et dont les traits semblent se fondre à jamais dans ce tableau de Munch, le Cri. Il y a ceux qui ont survécu et ne se le sont jamais pardonné. Il y a ceux, enfin, que le hasard de l'Histoire a transformés en témoins. Ceux-là sont de toutes sortes. Il y a les indifférents qui cadenassèrent leurs yeux et leurs oreilles, il y a les impassibles, ceux qui risquèrent ou trouvèrent la mort à cause des secrets qu'ils avaient surpris... Et il y a ceux qui ont tenté d'avertir, d'agir, d'empêcher. Et qu'on a fait taire en les laissant parler dans le vide.
C'est à ces derniers que nos deux auteurs du jour ont choisi de s'intéresser de près. Yannick Haenel en écrivant "pour" Jan Karski, cet agent de liaison de la Résistance polonaise qui témoigne devant la caméra de Claude Lanzmann à la fin de "Shoah".
Bruno Tessarech en convoquant, dans son roman Les Sentinelles, les fantômes de ce même Karski, de Kurt Gerstein et de Wernher von Braun, deux témoins nazis qui n'appartiennent ni au même monde ni à la même espèce. Ces deux romans laissent affleurer une réalité longtemps taboue : le fait que les Alliés surent assez tôt (dès 1943) qu'un processus d'extermination était en route et ne firent rien pour l'arrêter.
Ce silence des nations alliées résonne terriblement dans nos consciences car il nous renvoie à notre propre responsabilité dans les tragédies qui nous effleurent, et auxquelles nous participons peut-être à notre manière, fût-ce par non-assistance à personne en danger. Il a mis longtemps à se dire. Rappelons qu'après guerre, tout le monde voulait se raconter la belle histoire du Bien contre le Mal, d'une France entièrement peuplée de Résistants, d'un monde qui avait découvert pétrifié, en 1945, l'existence des camps de concentration.
Puis les historiens ont commencé à écorner cette légende, à démontrer qu'Hitler n'avait pas pris le peuple allemand en otage mais bien été élu par un processus démocratique, que les Einsatzgruppen, qui commettaient les massacres des populations juives à l'arrière du front de l'est, étaient peuplés de gentils pères de famille... Que la Résistance française avait été multiple, complexe et minoritaire... Que la France s'était montrée l'auxiliaire servile de la Solution Finale, notamment lors de la rafle du Vel' d'Hiv... etc etc. Certaines vérités peinaient encore à remonter en surface, comme le silence des Alliés face à la Shoah.
Mais voilà deux romans puissants, deux piqûres dans nos chairs oublieuses qui font entendre les voix déchirantes de ces anges déchus, condamnés à porter sans fin un message que personne ne voulait entendre :
Puis les historiens ont commencé à écorner cette légende, à démontrer qu'Hitler n'avait pas pris le peuple allemand en otage mais bien été élu par un processus démocratique, que les Einsatzgruppen, qui commettaient les massacres des populations juives à l'arrière du front de l'est, étaient peuplés de gentils pères de famille... Que la Résistance française avait été multiple, complexe et minoritaire... Que la France s'était montrée l'auxiliaire servile de la Solution Finale, notamment lors de la rafle du Vel' d'Hiv... etc etc. Certaines vérités peinaient encore à remonter en surface, comme le silence des Alliés face à la Shoah.
Mais voilà deux romans puissants, deux piqûres dans nos chairs oublieuses qui font entendre les voix déchirantes de ces anges déchus, condamnés à porter sans fin un message que personne ne voulait entendre :
"C'est un véritable tourment de vivre avec un message qui n'a jamais été délivré, il y a de quoi devenir fou", dit Jan Karski dans le roman de Yannick Haenel.
Ces "fous", je les appelle anges, non parce que ces hommes étaient des saints, mais parce que les anges sont des messagers chargés d'importantes nouvelles. Or, le message de la Shoah était une bombe ; le porter n'était pas sans danger. Il pouvait vous placer en première ligne, vous coûter la vie. Il pouvait aussi vous consumer à petit feu, faire de vous un fantôme à votre tour, insomniaque et hanté. Mais on ne choisit pas d'être d'être un témoin. On est choisi contre son gré. On préfèrerait sans doute rester au chaud, ne pas avoir vu ces gens derrière le judas de la chambre à gaz, ne pas avoir dû fixer son regard au sol pour éviter ces pantins de chair pendus aux crochets dans les souterrains de Dora, ne jamais avoir reçu la visite de ces deux leaders juifs du ghetto de Varsovie. Qu'ils n'aient jamais prononcé des mots comme ceux-ci :
"Nous sommes humains.
Comprenez-vous ?
Comprenez-vous ?
Ce qui arrive à notre peuple est sans exemple dans l'Histoire.
Peut-être ébranlera-t-on la conscience du monde ?"
(Témoignage de Jan Karski dans Shoah de Claude Lanzmann)
Si Jan Karski et Les Sentinelles sont deux romans essentiels de la rentrée littéraire, deux romans dont les thèmes et les préoccupations se rejoignent, ils sont bien différents dans leur manière de les aborder. Jan Karski, qui vient de recevoir le prix Interallié, est centré sur ce personnage qu'il approche par cercles concentriques. C'est un livre scindé en trois parties, qui part du témoignage de Karski dans Shoah, traverse la vie tumultueuse de cet ancien courrier du gouvernement polonais en exil, pour aboutir à une partie de fiction où Yannick Haenel entre dans la tête du témoin et imagine sa vie APRES. Bien sûr, le personnage de Jan Karski permet de poser la question lancinante de la passivité des nations alliées face à la Shoah. Mais le coeur du livre n'est pas cette question mais bien l'homme et ses tourments, ses paradoxes, et cela donne un roman poignant et habité dont on ne sort pas indemne. Si Yannick Haenel a su se laisser hanter par Karski, le roman agit comme une contagion et pourrait bien vous hanter à votre tour. C'est tout le mal que je vous souhaite, tant ce héros complexe, noble et tourmenté, mérite votre attention. Ecoutez- le parler à travers Yannick Haenel :
" Les nuits blanches ressemblent aux pays pluvieux. Lorsqu'il pleut, on entend les cloches. J'ai remarqué cela dans mon enfance, à Lodz. Si l'on se concentre bien, si on tend l'oreille, alors à chaque instant il fait nuit, et la nuit est blanche, et il pleut. Qu'on soit en Pologne ou à New York, dans une geôle de la Gestapo ou dans une chambre d'hôtel à Brooklyn, qu'on soit heureux ou malheureux, abandonné de tous ou entouré d'amour, on entend les cloches. Est-ce que Dieu est mort à Auschwitz ?"
Cette partie où Yannick Haenel devient Jan Karski, parle pour Jan Karski, est la plus belle du livre, la plus justement subjective et la plus forte. Elle résonne en vous longtemps après que vous avez refermé le roman. On a reproché à l'auteur de défendre la Pologne en se servant de Jan Karski, mais la Pologne a bien besoin d'être défendue, tant elle fut mal aimée et maltraitée par l'Histoire. Certes, ce cavalier distingué rescapé du massacre de l'intelligentsia polonaise dans les bois de Katyn ne représente pas tous les Polonais, mais l'antisémite vantard qui témoigne dans Shoah de sa jubilation à voir passer les Juifs dans les convois à bestiaux ne les représente pas non plus. Au-delà de ces questions où la polémique trouve toujours à se nicher, oubliant que Jan Karski est un roman, pas un document historique... Au delà, il faut saluer bien bas le travail d'un écrivain qui a su incarner ce héros brisé, déchirant, condamné à écouter résonner son message dans le vide, et qui reçut "la solitude pour destin" :
"A l'intérieur de cette nuit blanche qui s'est ouverte dans ma vie, je veille : je consacre mon temps à refuser l'idée qu'il est trop tard. Car avec la parole, le temps revient. J'ai parlé, on ne m'a pas écouté ; je continue à parler, et peut-être m'écouterez-vous : peut-être entendrez-vous ce qu'il y a dans dans mes paroles, et qui vient de plus loin que ma voix ; peut-être que dans ce message qu'on m'a transmis il y a plus de cinquante ans, quelque chose résiste au temps, et même à l'extermination ; peut-être, à l'intérieur de ce message, y a-t-il un autre message."
Un témoin est d'abord un survivant, et Jan Karski, qui avait choisi une vie de risque, une vie d'agent secret, a survécu in extremis au massacre de Katyn et aux tortures de la Gestapo. Il s'est chargé au passage du fardeau de ces massacres dont les bourreaux russes ou nazis effaçaient les traces derrière eux. Jan Karski, ou l'histoire d'un message qui prit possession de son messager et ne lui laissa plus de repos. D'un aventurier qui devint cet homme qui crie dans le désert jusqu'à épuiser sa voix. Jusqu'à ce que les mots s'enrouent dans sa gorge. Jusqu'à ce que ses larmes glissent sur vos joues à vous.
Dans les Sentinelles, Bruno Tessarech livre quant à lui un passionnant réquisitoire, à travers les portraits croisés de plusieurs témoins involontaires du processus d'extermination. Ce roman qui se dévore plus qu'il ne se lit démarre en 1938, lors de la conférence d'Evian, où se joua le sort des réfugiés juifs qui tentaient de fuir l'Allemagne hitlérienne. Conférence où les nations rivalisèrent d'indifférence, d'antisémitisme et de lâcheté, pour finir par adresser une lettre commune à Joachim von Ribbentrop, ministre des Affaires étrangères du Reich, pour lui demander de trouver lui-même une "solution" pour les Juifs allemands. La lettre est historique, le mot "solution" est lâché. Toujours juste, jamais manichéen, Bruno Tessarech embrasse tous les points de vue, y compris celui des forces alliées, qui choisirent de gagner la guerre d'abord, fût-ce au prix de millions de victimes. Son livre est glaçant car il nous rappelle à notre responsabilité humaine et morale. Devant les discussions stériles de ces nations qui se renvoient sans fin la balle de ces "déchets" du régime hitlérien, acceptant du bout des lèvres les Juifs les plus riches ou "pourvus d'un talent", instituant une hiérarchie de valeur entre les réfugiés... comment ne pas penser au statut de l'étranger dans nos sociétés ? Une minorité de Juifs parvinrent à échapper, à prix d'or, à la souricière nazie. Les autres... les autres furent abandonnés par le monde entier :
"Désormais la planète est scindée en deux : les pays où les Juifs ne peuvent plus vivre, et ceux où ils ne peuvent plus se réfugier."
On peut ergoter sans fin sur ce que les Alliés auraient dû ou auraient pu faire pour arrêter la Solution Finale. Mais une chose est sûre, et le roman de Bruno Tessarech nous le rappelle avec force : bien avant la guerre, bien avant que les cheminées d'Auschwitz n'aient commencé à cracher leur sinistre fumée, les nations alliées avaient abandonné les Juifs. Bien sûr, nos sociétés démocratiques et civilisées ne voulaient pas qu'on les tue... Juste qu'on les en débarrasse. Hitler s'en est chargé, et il n'est pas étonnant que malgré les rumeurs et les témoignages, personne ne se soit précipité pour l'arrêter. Dans Les Sentinelles, Bruno Tessarech prête ces mots au président Roosevelt, en 1944 :
" Nous ne faisons rien pour arrêter la mort du peuple juif. Nous sommes allés jusqu'à nier les faits, car ceux-ci nous encombraient. Et maintenant que la masse des informations et des témoignages nous place dos au mur, incapables de nier l'évidence, nous tergiversons. Les quotas d'immigration, le blocus économique, le libre accès des bateaux à tous les océans, la question palestinienne, que sais-je encore. Nous restons dans la politique. Pas dans la morale."
Dans cette scène superbe, on découvre un Roosevelt poignant et affaibli, rongé par le doute au moment de quitter la vie :
"Soudain un malaise s'empare de Roosevelt, ne le lâche plus. où est-il passé, son courage politique, dans l'affaire des Juifs ? La guerre a dû en épuiser toutes les réserves. Jour après jour il a cru qu'il suffisait d'appliquer la meilleure solution, disons la moins mauvaise. Alors qu'il fallait en inventer une nouvelle. Brusquer les choses. Sortir des solutions rationnelles. Combattre la folie nazie avec une autre forme de folie : celle de la vie contre celle de la mort."
Les Sentinelles et Jan Karski, écrits au même moment, peut-être parce que les questions qu'ils posent sont toujours actuelles en ces temps où les services d'immigration de nos pays s'instituent juges de la "valeur" d'un homme, se répondent joliment l'un à l'autre. Tous deux portent la voix brisée de ces héros tourmentés, impuissants et magnifiques, résolus et désespérés, qui revinrent des Enfers pour délivrer cette "parole des morts" que les assassins pensaient étouffer. Ainsi de Kurt Gerstein, ingénieur à l'Institut de désinfection d'Oranienburg, personnage très ambivalent, Nazi le jour, témoin la nuit, perdant le sommeil et la raison après avoir assisté à l'une des premières "désinfections" au camp de Belzec. Kurt Gerstein est d'ailleurs le héros d'un film de Costa Gavras, "Amen", sorti sur les écrans en 2002. Mais parmi les Sentinelles de Bruno Tessarech, il y a aussi Wernher von Braun, l'ingénieur nazi qui créa les fusées V2 dans les souterrains dantesques de Dora et fut accueilli à bras ouverts par ces mêmes Américains qui avaient claqué leur porte au nez des réfugiés juifs. Vernher von Braun, après être resté sourd et aveugle toute la guerre, baissant les yeux pour ne pas voir les pendus, les exécutions sommaires, les longues files de morts-vivants, participa au programme Apollo et eut le bonheur de voir décoller la première fusée pour la lune.
"Qui témoigne pour le témoin ?" s'interroge Paul Celan. Yannick Haenel, Bruno Tessarech. Et grâce à eux, vous n' oublierez pas de sitôt ces messagers hantés.
Gaëlle Nohant