24 novembre 2006

Parlons boutique avec Stephen King

Bonsoir à tous !

Tout d'abord, toutes mes excuses. Je vous délaisse, je sais... Mais pour être franche, mes neurones sont épuisés par une activité rébarbative au possible : une énième réécriture romanesque... Le refignolage, les finitions, un peu de peinture par ci, des retouches ici et là, des fissures à reboucher, un engrenage qui dysfonctionne... au bout d'un moment, je vous promets que la tête vous tourne, vous ne voyez plus le texte à force de l'avoir observé à la loupe, et vous vous demandez si cette gestation qui n'en finit pas va un jour déboucher sur un accouchement, et si vous aurez droit à la péridurale, ou à une césarienne pratiquée sans anesthésie par le premier pélerin venu.
A cette heure où je vous parle, je voudrais deux choses : retrouver assez de forme psychique pour lire des romans écrits par d'autres, sans savoir comment ils ont réglé les questions épineuses de leur intrigue, les retournements de situation, le conflit des personnages qui s'enlise à la page 78... Et travailler à mon prochain roman.
Mais ce n'est pas pour tout de suite !

Donc, ce soir, j'avais envie de ressourcer mes instincts littéraires auprès d'un écrivain que j'aime. Je viens de lire "On writing a memoir of the craft", ou "Ecriture, mémoires d'un métier."

Non non, ne partez pas, même si vous n'avez jamais eu envie d'écrire, cela peut vous intéresser. Et puis, on ne peut pas dire "fontaine, je ne boirai pas de ton eau", vous pouvez vous découvrir une furieuse envie d'écrire à la cinquantaine, voire après la retraite... ou tout simplement, vous aimez lire, et dans ce cas, les conseils de Maître Stephen vous plairont, parce que vous comprendrez mieux pourquoi vous avez trouvé tel roman déplorable, et tel autre à tomber à la renverse... (Faber ? Non ? Bon, ok, j'arrête avec Faber...)

Dans son avant-propos numéro 2, Stephen King nous dit d'entrée de jeu, et c'est honnête, vous en conviendrez :

"Ce livre n'est pas bien long, pour la simple raison que la plupart des livres qui parlent d'écriture sont pleins de conneries. Les romanciers, moi y compris, ne comprennent pas très bien ce qu'ils font, ni pourquoi ça marche quand c'est bon, ni pourquoi ça ne marche pas quand ça ne l'est pas. J'imagine qu'il y aura d'autant moins de conneries ici que le livre sera court."

Dans ce court manuel, Stephen King raconte les étapes qui ont peut-être fait de lui un écrivain, nous disons bien peut-être, parce qu'il ne suffit pas d'avoir souffert pour être écrivain, et encore moins pour être un bon écrivain... sinon, c'est bien simple, on marcherait sur des grands écrivains tant les rues en seraient jonchées, et tous les rescapés des camps seraient devenus Primo Levi.
Cependant, dans la vie d'un auteur, il y a des poteaux indicateurs. Un jour, on réalise qu'on a envie d'écrire des histoires. Un autre jour, on découvre qu'on peut captiver un public : Stephen King vendait des histoires horrifiques dans la cour du lycée, ce qui lui valut quelques savons de l'administration scolaire...
Et puis un jour, il écrivit Carrie.
On ne sait jamais à quel carrefour le destin attend un écrivain. Le carrefour de Stephen King s'appelait Carrie White, c'était une adolescente mal dans sa peau, douée de télékinésie, affligée d'une mère tyrannique et bigote. Il n'aimait pas trop ce personnage. Il avait connu deux Carrie White dans sa vie scolaire, il ne les avait pas défendues glorieusement contre la vindicte publique, il les avait regardées se défaire peu à peu sous le regard des autres :

"Sondra et Dodie étaient toutes les deux mortes le jour où j'ai commencé à rédiger Carrie. Sondra [...] était atteinte d'épilepsie et mourut pendant une crise. Elle vivait seule, si bien qu'il n'y avait eu personne pour lui porter secours lorsque sa tête s'était tordue dans le mauvais sens. [...] Peu après la naissance de son deuxième enfant, Dodie descendit dans la cave et se tira une balle de 22 dans l'abdomen. Ce fut un coup heureux (ou malheureux, selon le point de vue que l'on adopte) qui toucha la veine porte et la tua. En ville, on attribua ce suicide à la dépression post partum. Comme c'était triste. Moi, je me suis demandé si un blues post-lycée tenace n'avait pas aussi quelque chose à voir là-dedans.
Je n'ai jamais aimé Carrie, [...] mais grâce à Sondra et à Dodie, j'ai fini par la comprendre un peu. J'ai pitié d'elle, mais j'ai aussi pitié de ses camarades de classe, car j'ai jadis été l'un d'eux."


L'un d'eux. Pas meilleur, pas le pire. Mais celui qui prit sa machine à écrire pour parler à la place de toutes les Sondra et les Dodie du monde. Le personnage de Carrie est déchirant et inaccessible. Le lecteur impuissant ne peut la sauver de sa descente aux Enfers, pas plus que Stephen ne pouvait sauver les pauvres filles de sa classe. Mais l'auteur la venge, et il nous enchaîne à elle de manière à ce que nous ne puissions plus l'oublier.


Depuis, il y a eu le massacre de Columbine, d'autres tueries, d'autres ados parias. Mais tout était déjà là, des années plus tôt, entre les pages de Carrie.
Et ce livre fit de Stephen King un écrivain.

Un livre où il parlait d'une fille qu'il n'avait pu aimer, mais à laquelle il avait consacré des centaines de pages... ce qui était quand même une façon de l'aimer.

Dans la suite de son livre, il aborde précisément les personnages. Et il est certain qu'avec Carrie, il a appris qu'un personnage pouvait avoir sa vie propre, qu'on pouvait ne pas le trouver sympathique mais s'attacher à ses pas, parler pour lui, être assez près pour entendre son cœur battre :

"Pour moi, ce qui arrive aux personnages au fur et à mesure que progresse une histoire dépend seulement de ce que je découvre sur eux tandis que j'avance : autrement dit, de la manière dont ils se développent. Parfois, ils se développent peu. S'ils se développent beaucoup, ils commencent à influer sur l'histoire au lieu que ce soit le contraire. [...] J'estime que les meilleurs romans finissent toujours par avoir les gens pour sujets, plutôt que les événements ; autrement dit, que les histoires sont cornaquées par les personnages. [...] Et si vous faites bien votre boulot, vos personnages commenceront à faire des choses d'eux-mêmes. Je sais qu'on trouve cela un peu inquiétant quand on n'en a pas fait l'expérience soi-même, mais c'est sensationnel quand ça vous arrive."

Il donne un très bon exemple de cette chair dont s'étoffent les personnages, comme s'ils s'éveillaient à la vie au cours de l'histoire, cessaient d'être des pantins pour devenir de vraies personnes : celui de Paul Sheldon, l'écrivain de Misery. Au départ, Misery était une situation dont il avait rêvé... (je donnerais cher pour hériter de quelques rêves de Stephen King ! Bon pas TOUTES les nuits, mais juste de temps en temps) : un écrivain handicapé, séquestré par une infirmière psychotique décidée à le forcer à écrire un nouvel épisode de la vie de Misery Chastain, son héroïne préférée. Cette situation de départ était pour King une excellente idée de nouvelle. Paul Sheldon finirait assassiné, et sa peau fournirait la reliure du nouveau Misery... Mais en cours de route, le personnage prit corps et modifia l'histoire :

"...mais en fin de compte ce n'est pas ainsi que les choses se sont passées. Paul Sheldon se révéla être un personnage plein de ressources, beaucoup plus que ce que j'avais tout d'abord crû, et ses efforts pour jouer les Shéhérazade et sauver sa vie me donnèrent l'occasion de dire certaines choses sur le pouvoir rédempteur de l'écriture que je ressentais depuis longtemps, mais n'avais jamais pris le temps de mettre au clair."


Cette chose-là est toujours difficile à comprendre : que lorsque les personnages attrapent l'envie d'exister, ils ne vous demandent pas la permission, et c'est peine perdue de les forcer à respecter votre volonté. Ils vous narguent, parce qu'ils savent bien que les torgnoler, les attraper par le col et les faire rentrer dans les clous prévus pour leurs déplacements les rendra moins vivants, ce qui desservira l'histoire. Donc l'auteur est piégé, et doit modifier son histoire en fonction des personnages, et non l'inverse... Stephen King se définit comme le premier spectateur de ses histoires. Ma petite expérience va dans le même sens, et c'est en quoi l'écriture est grisante. Car s'il ne s'agissait que de faire s'agiter des poupées de chiffon de droite et de gauche, qui parleraient comme vous, seraient d'accord avec vous, feraient tout ce que vous leur soufflez, quel serait l'intérêt?



Il y a pas mal d'anecdotes réjouissantes dans ce livre, on y apprend que "La vérité est que tous les écrivains sont pompants. En particulier entre la première et la deuxième mouture, quand la porte du bureau s'ouvre et que la lumière du monde vient l'inonder"...
Bien sûr, ce sont de basses calomnies. L'écrivain est par essence charmant, d'humeur égale, et il est difficile de trouver moins susceptible.
On y apprend aussi que Stephen King s'est choisi une lectrice fétiche qui n'est pas toujours tendre, voire résolument vache : sa femme. Enfin, c'est son choix, et nous le respectons.

Pour finir, trois conseils qui me ravissent par leur humour ET leur exactitude : le premier concerne les dialogues. L'auteur explique que ce qui compte, ici comme dans tout le texte, c'est l'honnêteté, éthique de romancier qu'il partage, entre autres, avec Chandler :


"Si vous êtes honnête quant aux mots que vous faites sortir de la bouche de vos personnages, vous découvrirez que vous vous exposez aussi à pas mal de critiques. Pas une semaine ne passe sans que je reçoive au moins une lettre furibarde (et la plupart du temps, plusieurs) m'accusant d'être grossier, bigot, homophobe, assassin, frivole ou carrément psychotique. Dans la plupart des cas, ce qui a échauffé la bile de mes correspondants figure quelque part dans un dialogue :
"Tirons-nous de ce putain de bled", ou "On n'encaisse pas trop les nègres, dans le coin", ou encore : "Où tu te crois, sale con de pédé ?"
[...] Ce qui compte est de laisser chaque personnage s'exprimer librement, sans s'occuper de ce que pensent les gens bien-pensants ou les dames de la paroisse. Faire autrement serait de la couardise ou de la malhonnêteté ; et croyez-moi, écrire de la fiction en Amérique en ce début du vingt et unième siècle n'est pas un boulot pour les froussards intellectuels."


Petit apparté : Aujourd'hui, même en France, ce pays si exemplaire de libertés protégées, si vous créez un personnage pédophile, raciste ou simplement cinglé, il y a de grandes chances pour qu'on vous accuse d'être vous-même, forcément, puisque la créature est sortie de votre cerveau malade, un pédophile (au moins un peu, allez ! Y a pas de fumée sans feu...), un raciste (sur les bords) ou un cinglé (si, allons quoi, vous écrivez de ces trucs !). Ce qui est une preuve de courte-vue, car si on ne plonge pas un peu dans leur crâne, comment comprendre les pédophiles, les cinglés ou les racistes ?... Hein, je vous le demande ?

Deuxième exemple : les adverbes. Toute personne prétendant écrire un livre se trouve confronté à ces bestioles, et croyez-moi, c'est une sale engeance. Comme le dit Stephen King avec une bouleversante justesse :

"Comme la voix passive, ils donnent l'impression d'avoir été créés pour le bonheur des écrivains timides. Lorsqu'il utilise la voix passive, l'écrivain trahit en général sa peur de ne pas être pris au sérieux ; elle est la voix des petits garçons à la moustache dessinée au cirage et des petites filles clopinant dans les talons hauts de maman. Avec l'adverbe, l'écrivain trahit le fait qu'il craint de ne pas s'être exprimé avec clarté, d'être passé à côté de ce qu'il voulait souligner."


La voix des écrivains timides... c'est trop joli, et tellement vrai (foi d'apprentie écrivain timide). Et il ajoute :

"J'estime que la route menant en enfer est pavée d'adverbes et je le crierai sur les toits. Pour le dire autrement, les adverbes sont comme les pissenlits. Un seul et unique sur votre pelouse, c'est ravissant. Oubliez de l'arracher et, quelques jours plus tard, vous en aurez cinq, puis cinquante le lendemain et, mes chers frères et sœurs, votre pelouse sera recouverte totalement, complètement et superlativement de pissenlits."

Juste avant d'aller retrouver ma corvée quotidienne de desherbage... pour le cas où certains espèreraient se passer de pissenlits en abusant de synonymes puissants en guise de verbes déclaratifs, je vous préviens : attention, maître King vous a à l'œil, les petits pères :

"Certains écrivains tentent de contourner la règle pas-d'adverbes en shootant le verbe déclaratif aux stéroïdes anabolisants. Le résultat est bien connu par les amateurs de littérature de gare :

"Pose ce révolver, Utterson !" grinça Jekyll.
"Continue de m'embrasser !" hoqueta Shayna.
"Espèce de sale allumeuse !"éructa Bill."

N'écrivez pas comme ça... s'il vous plaît !
Le verbe déclaratif le plus courant est dit, comme dans dit-il, dit-elle, dit Bill, dit Monica."




"Ok, ok, Stephen ! Si tu le prends comme ça !" explosa Gaëlle.

Sur ce, elle claqua la porte vertement, la rouvrit plus délicatement, dit au-revoir et merci, gentiment, demanda poliment si on en avait terminé pour la leçon du soir, et si elle pouvait aller de ce pas retrouver son manuscrit horriblement raturé... et Stephen King lui répondit chaleureusement, avec un éclair de malice dans l'œil :

"Il y a eu des moments pour moi où écrire a relevé de l'acte de foi, a été un crachat dans l'œil du désespoir. La deuxième partie de ce livre a été rédigée dans cet esprit. Je me la suis sortie des tripes, comme nous disions quand nous étions gosses. L'écriture n'est pas la vie, mais je crois qu'elle peut être parfois le moyen de revenir à la vie. C'est quelque chose que j'ai découvert pendant l'été 1999 lorsqu'un homme, au volant d'un van bleu, a bien failli me tuer."

— "Ah ouais, c'est sûr que c'est pas facile, tout ça... Non mais te bile pas, Stevie, je crois que je pige ce truc, là, enlever tous les mots inutiles, les orties, tout ça... dit-elle, conciliante.

— Et tu vois, du coup, t'as même plus besoin d'adverbes, ou de verbes à la con. Hop, disparus ! Au fait, tu sais que je n'suis pas vraiment , hein ?... Juste dans ta tête, parce que tu es très fatiguée? Ok... Maintenant, tu peux aller dormir, va..."

Elle acquiesça, souriante, et éteignit la lumière du bureau.

Mais quoiqu'il en dise, il était là, dans le noir. Et il la regardait. Maintenant qu'elle y réfléchissait, son regard avait quelque chose d'anormal. Etait-ce le disque de la pleine lune ? Le hurlement rauque d'un chien sauvage dans le lointain ? La lueur furtive de phares qu'on eût dits ensanglantés ?

Elle se dit qu'il était temps d'aller dormir. Et plus vite que ça.




Bonne nuit...

8 novembre 2006

Allez, cadeau !

Bonsoir à tous.

Ce billet est dédié à Thom et Jenny.(non, ce n'est pas un gag facile, ce sont deux vraies personnes) Et son titre n'est pas de moi, mais de Murielle Levraud.



Il fallait que je vous présente cette personne.
Ça fait un moment que j'y songe.
En fait, j'ai fait sa connaissance à l'abbaye royale de F., un beau soir, et surtout le lendemain : le premier soir elle était cachée derrière Jean Teulé : et comme Jean Teulé est très grand et elle assez petite (enfin comme moi, je pense ? Murielle ? Il faudrait qu'on se mesure un de ces jours), je ne l'avais pas vue.
Le lendemain, il faisait soleil, j'étais de bonne humeur jusqu'à ce qu'elle me dise que mes trente premières pages étaient un peu ennuyeuses... et là, je l'ai vue !
Je l'ai même bien étudiée.

Elle était donc assez petite, jolie, et paraissait réservée, enfin jusqu'à ce qu'elle semât quelques bombes dans le calme lénifiant de la conversation. Il paraît qu'elle se retenait depuis deux ans, en même temps. Il fallait bien que ça sorte. Après le café. Au moment de la digestion, là où on est désarmé.
A ce moment-là, je ne savais rien d'elle, parce que je n'avais pas encore lu son livre.

Mais plus tard, dans la journée, quand nous eûmes l'occasion de deviser ensemble sur la chasse et les chasseurs, en nous promenant dans les champs autour de l'abbaye, je m'aperçus qu'elle était TRÈS sympathique. Et drôle. Qu'elle me plaisait, quoi.
Quelques jours plus tard elle nous écrivit, à nous, les détenues, un message d'espoir nous parlant du monde des gens libres qui regonfla nos cœurs inquiets.
Ce monde existait donc encore. Quel soulagement.
Elle me disait aussi que ce mon livre était un cheval, qu'il fallait le faire trotter et galoper, mais que bon, avant tout, ça restait MON cheval... enfin je n'ai pas tout compris, mais ça m'a touchée. (je blague Murielle. Tout le monde sait que les livres sont des chevaux.)


Elle a trente ans environ (l'âge du rayonnement serein, chez la femme...), elle élève des escargots (mais pas pour en faire ses amis, non, pour que des gens aux mœurs étranges les dégustent recouverts d'une sauce relevée), des crocus pour faire pousser du safran... et tout ça elle le fait parce que c'est son métier, en plus d'écrire des trucs complètement loufdingues, "en attendant la gloire qui lui est promise."

C'est dire si j'attendais son livre avec impatience. Je ne fus pas déçue.
J'en ris encore.


Si ce billet a l'air confus, voire un peu décoiffé, excusez-moi, c'est que... allez parler d'une façon claire d'un livre qui s'appelle "N'allez pas croire qu'ailleurs l'herbe soit plus verte... Elle est plus loin et puis c'est tout", et dont les chapitres se nomment par exemple, outre celui que j'ai repris en titre : (Murielle, ok, tu les auras tes royalties)

" 1. Où la chute est annoncée, comme un cadeau.

5. Deux cœurs égalent un cœur.

17. Où l'échange de fluides n'est pas celui qu'on croit.

20. SI femme soûle frappe à ta porte, n'ouvre pas, fais la morte

21. Hérisson ? Ecrase !

31. Où la faim de l'autre attirera la fin de l'autre.

32. Où Flaque tombe à l'eau."


Voyez un peu si c'est commode...

Maintenant passons au texte : c'est un roman, donc. Nous voilà à Bassebourg, une petite ville où les gens ont, dans l'ensemble, une tendance naturelle à la méchanceté et aux complots. C'est une petite ville surmontée par une colline baptisée Sainte-Adèle, où se dresse une vieille église du même nom :

"On y accède par un chemin caillouteux traversant une petite forêt d'arbres craintifs. S'ils avaient poussé ailleurs, on aurait parlé d'arbres confiants, mais sur la colline Sainte-Adèle, parce qu'à son sommet se trouve la vieille église, menaçant de s'écrouler à tout moment, on dit arbres craintifs.[...] Les arbres de la colline Sainte-Adèle poussent à genoux et sur le dos, penchés sur la pente en une inclinaison suppliante adressée à la vieille église Sainte-Adèle. On n'a jamais vu un arbre s'enfuir, mais à Bassebourg, si on laissait le choix à ceux de cette colline, ils iraient pousser ailleurs, et tout droit."


Un couple, les époux Brisepaille, a trouvé moyen de s'aimer sur cette colline et de fabriquer un enfant heureux prénommé Calme, qu'ils élèvent dans des vêtements trop grands pour son âge.
Las...comme dans toute histoire, il y a un méchant, ou plutôt une méchante : Madeleine Kwa.
Elle est belle, fatale, et en veut à la terre entière. Dès qu'elle voit un homme heureux, et même un homme malheureux, elle ne peut s'empêcher de le faire souffrir de toutes ses forces. Et ces andouilles tombent tous dans le piège. Tous, sauf Monsieur Brisepaille, époux heureux qui lorsqu'il regarde une personne, lui renvoie le reflet de sa vérité profonde. Autant dire que pour la belle Madeleine, la vérité est si dure à affronter... qu'elle s'écroule en sanglots sur son épaule, et qu'il est obligé de la consoler un long moment à l'hôtel, mais en tout bien tout honneur. Je vous jure.
Las...
une petite note d'hôtel trouvée dans sa poche déclenchera la GUERRE DES ÉPOUX BRISEPAILLE.

Vous en tremblez, et vous n'avez pas tort.
Madame Brisepaille veut se venger. Elle songe bien à l'adultère, mais voilà, pas de pot, elle souffre de fidélité chronique, à son grand dam :


"Une question l'obsédait : comment faisaient les autres femmes pour coucher avec leur plombier ? [...]Elle s'était résolue à n'être que celle qui garde les coupes de champagne, qui surveille le mari. A une occasion, elle s'était retrouvée à garder trois coupettes (3 !), à surveiller trois maris et un amant en titre (4 !) ; elle s''était même sentie obligée de servir les petits-fours pour ne pas éveiller les soupçons. [...] Elle se sentait maudite, elle était incapable d'adultère."


Son mari sent bien qu'il y a eu quiproquo, mais qu'elle n'entendra rien, tant elle est têtue. Aussi est-il même prêt à lui faciliter la vengeance adultérine en lui présentant le tombeur de ces dames, chasseur de son état : Zabriel Arcosse.

(NB : qu'on me passe les gens qui trouvaient que mes personnages avaient des noms bizarres. J'ai deux mots à leur dire !)

Bref en principe c'est un rituel : vous êtes un homme, vous emmenez votre épouse à la chasse, elle s'ennuie dans le salon du club de chasse et là, surgit Tartarin, euh pardon, Arcosse, qui s'offre pour la consoler et la basculer dans un fourré.
Mais là, non. Malgré les efforts de M. Brisepaille s'escrimant à rater ses proies jour après jour (il a le cœur aussi tendre que Michel Delpech chassant les oies sauvages), cette histoire se termine par un massacre verbal du tombeur...lequel perd aussitôt toute virilité (normal, une seule écharde et c'est toute une carrière de Don Juan qui en prend un coup !), devenant l'employé soumis de cette dame qui non contente de résister à ses avances, a passé sur lui une rage qui n'a désormais plus de limites.

Mme Brisepaille s'étant perdue dans la forêt, elle décide de créer un hôtel au sommet de la colline, le Prétentieux, destiné aux seuls voyageurs capables d'aller se paumer aussi loin... et nomme Arcosse directeur de l'hôtel. Lequel reste vide... ce qui contraint l'époux plein d'astuces de Mme à lui envoyer sans cesse des footballeurs de son club, déguisés en randonneurs perdus.

A ce stade, vous aurez peut-être compris ce que j'entendais par loufdingue ? Mais vous n'avez rien vu encore, ce n'est que le prélude.
Je vais tâcher de ne pas vous raconter la suite débridée de l'histoire pour ne pas vous gâcher le plaisir, mais sachez que si vous voulez que quelqu'un que vous aimez attrape des fou-rires dans le métro, c'est le bon livre.

( Euh, Jenny, tu es d'accord je pense ?)

Dans ce roman, on croise :
1) un prêtre qui cherche désespérément une sainte à protéger du Mal... et échoue par deux fois...
2)Des moines d'antan, les Oreux, sourds et muets qui construisirent un souterrain pour se protéger des villageois sceptiques qui leur jettaient au visage des chats sauvages pour les obliger à quitter leur mutisme feint.
3) Une femme fatale qui tombe amoureuse, rompt sur un malentendu (apparemment c'est un thème fort chez Murielle Levraud : les ruptures, c'est du malentendu qui n'en finit pas. Et qui a des conséquences très regrettables...), et naturellement... veut se venger sur tout ce qui bouge...
4) Un muet qui, comme il se doit, tient LE café du village, ce qui facilite les blagues de comptoir...
5) Un agent secret assez pathétique pour s'appeler Flaque et se balader avec une plante verte en guise de camouflage...
6) Un bibliothécaire maniaque qui ne supporte pas qu'on dérange ses livres et les range dans un ordre très spécial.
7) Un club de Gens qui ne disent rien mais se tiennent là, Ensemble.

8)Un commissaire qui rêvait d'être toréador mais n'a gardé du rêve que les chaussettes... car il y aura un cadavre semé au fil de l'histoire, et laissez-moi vous dire que la scène des "aveux" où le détective réunit tout le monde dans le salon, façon Hercule Poirot, est un morceau d'anthologie.

Et enfin, une étrangère innocente débarquée par le train de 14h17 et que tout le monde va faire son possible pour haïr avant qu'elle comprenne ce qu'elle fait là...

Enfin, innocente... c'est juste que Judith, l'héroïne du roman, est une ex traductrice bilingue qui, devenue unilingue suite à un horrible incident, trafique ses C.V, persuadée que personne ne les lit puisque personne n'y répond :

" Elle pouvait écrire n'importe quoi, après tout. Elle innova, s'inventa de nouveaux métiers : trapéziste dentaire, gardienne de pieds de maïs. Qui saurait ? Et si elle s'inventait un passé glorieux de reine des majorettes, de jour et de nuit, experte en maniement des bâtons enflammés, QUI saurait ?..."

C'est précisément ces qualités de majorette qui vont forcer l'admiration de la tyrannique Mme Brisepaille et faire embaucher Judith à l'hôtel du Prétentieux. Encore un quiproquo qui aura des suites fâcheuses à la pelle...

Quant à Madeleine Kwa, la femme fatale, qui était réceptionniste du Prétentieux et amante d'Arcosse jusqu'à la mystérieuse arrivée de Judith, elle a été rétrogradée au rang de femme de chambre et donc d'amante désunie et rageuse (CQFD). Toujours les quiproquos amoureux ! Du coup...
Elle hait Judith, le monde entier et les hérissons (ce mystère sera résolu ultérieurement dans le livre) et... elle fait comme tous les dépressifs : elle regarde un soap !

Il s'appelle "Passionnément Passionnément". En voici quelques extraits, en hommage à un grand auteur comique de ma connaissance qui a mis longtemps à décrocher de son feuilleton préféré :

Christian Carter, le riche héritier de Carter & Carter, s'y oppose violemment à Angela Cartridge, la riche héritière de Cartridge & Cartridge, dans un petit salon :

" — Taisez-vous, taisez-vous, taisez-vous !

Elle se tourna violemment vers la cheminée, pour cacher sa colère qui venait d'éclater devant tout le monde. Elle respirait bruyamment pour se calmer.

— Ha! ha ! tonna Christian, victorieux, aurais-je tapé dans le mille ? Saurais-je ce que je ne devrais pas savoir et que vous ne voulez pas que je vous dise que je sache ?


— A savoir conjuguer les verbes, railla Madeleine Kwa.


Il se retourna vivement, comme vexé, et, d'une voix sincère et troublée, dit :

— Je vous aime, Angela. Je suis fou de vous faire souffrir. Ce que vous savez que je sais... Non, ce que je sais que vous savez que...Non, attendez... Ce que vous savez que je savais...
Il s'arrêta un instant et regarda la plante verte avec perplexité.

[...]Angela avait posé ses deux mains sur le rebord de la cheminée et regardait le bouquet posé avec perplexité devant elle. Tous les deux se parlaient en se tournant le dos.
— C'est tout ?
— Non, attendez, reprit-il confus, ce que je vous savais que vous savez...Non...


— Mais ça ne va pas prendre toute la journée, allons bon, râla Madelaine Kwa en tapotant avec son plumeau sur la télécommande.


Elle s'adresse alors, furieuse, à Judith qui vient d'arriver :

"— Je ne sais pas pourquoi je regarde ça, ça m'énerve. Lui, vous l'avez vu ? C'est un homme, et ils l'appellent Christiane. Ridicule. Ça m'énerve. Vous regardez, vous ?
Ça m'énerve."


Un peu plus tard, on retrouve Madeleine Kwa, amante de plus en plus brisée par la séparation d'avec son homme, en train de regarder... son feuilleton ! Et c'est une scène d'hôpital, cette fois. (Oui Thom !) Christian, le bellâtre un peu emmêlé dans les conjugaisons, est dans le coma, Angela en larmes à son chevet.
Survient Crooney Cartman, le riche héritier de Cartman & Cartman, qui aimerait, et c'est bien normal, savoir comment on en est arrivés là (nous aussi) :

" — Comment est-ce arrivé, Angela ? Que s'est-il passé ? Pourquoi est-il dans cet état-là ?
Angela renifla et regarda le pauvre Christian allongé, des tuyaux posés dans son nez, avec perplexité.

— Nous... nous discutions et... il essayait de me dire quelque chose et... il essayait, il essayait et... il est tombé, comme ça... il essayait... il s'est touché la tête et... il s'est écroulé sur le sofa... Alors qu'on ne s'y assied jamais !

Elle se mit la tête dans les mains et éclata en sanglots.

— Comme ça, balbutia-t-elle, il allait me dire quelque chose et...


— Il a essayé de réfléchir, railla Madeleine, pas l'habitude, voilà.

— Je n'ai pas eu le temps de lui dira que je l'aime, moi aussi.

— Comment ça, vous aussi ?... Vous aussi ?

Angela leva ses yeux incrédules sur Crooney.

— Pourquoi ?... Vous aussi ?
— Mais non ! Pas moi ! Mais vous ?
— Moi ? Oui.
— Et lui ?
— Lui aussi. C'est ce qu'il m'a dit.

Crooney se mit la main sur le front.

— Attendez, je ne comprends pas, il faut que je réfléchisse.


— Ouh là, deuxième coma en perspective, persifla Madeleine Kwa."


(Voilà Thom, c'est fini.)

Trêve de rigolades, Madeleine souffre vraiment, à force de côtoyer tous les jours un homme qu'elle ne sait plus pourquoi elle a quitté (mais nous si : sur un quiproquo !) et qui lui manque tant que son cœur n'est plus qu'une moitié de cœur. Lequel homme est tout aussi en manque, et se promène avec sa propre moitié de cœur qui saigne.

"Madeleine ne voulait pas le regarder. Elle était troublée. Elle sentait son demi-cœur battre plus, saigner moins. Un délice, ce soulagement. Elle en voulait encore, mais elle n'en voulait pas. Le cœur a sa maison, la raison a sa maison ; on n'habite pas deux maisons. Où aller ?"

On ne saurait mieux résumer l'éternel dilemme qui secoue la majorité des individus au moins une fois dans une vie humaine.

Quant à Judith, au moment où elle n'a plus qu'une obsession, quitter Bassebourg, l'amour lui tombe dessus par surprise. Et là nous avons une belle illustration de la cristallisation Stendhalienne par Murielle Levraud : ou comment parer un individu de toutes les qualités sous le prétexte foireux qu'on vient de tomber amoureux de lui :

"Heureuse, Judith. Il lui avait tendu une main franche, il avait un regard franc, un sourire franc, il devait s'appeler François.
[...] François (appelons-le François) avait un physique de gringalet. Mais il n'était pas chétif, il était juste plus petit que la moyenne, et ses muscles étaient longs ; [...] S'il était beau, ce n'était pas d'une beauté grecque, mais plutôt d'une beauté simple, du genre humain. Mais il avait bien deux bras, deux jambes, une tête avec deux yeux, un nez, une bouche et deux oreilles, chacune de son côté. Un regard franc, un sourire franc. "Beau comme un dieu".
[...] Elle s'était longtemps trompée en pensant que l'amour n'arrivait qu'au cinéma, et quand elle avait réalisé que la vie l'offrait aussi, que peut-être elle aussi, peut-être... Elle avait décidé de ne plus s'allonger là, de ne plus attendre que des mots d'amour pour elle. Bon, ils ne venaient pas, mais elle ne cédait pas non plus. Elle voulait des mots d'amour. Puis, quand elle serait bien sûre, rassurée, elle se laisserait aller aux gestes, puisqu'ils seraient d'amour. Avec François c'était différent. C'était trop différent. Elle était perplexe. Ses mots d'amour, elle s'en moquait bien, elle voulait ses gestes."


Allez y comprendre quelque chose, entre les mots et les gestes, les gestes et les mots (enfin moi je préfère quand il y a les deux, mais c'est personnel)... et après ça, étonnez-vous qu'il y ait tant de quiproquos en amour !

Allez, un dernier petit extrait : dans le tourbillon des aveux de la fin déclenchés par le commissaire Traquenard, les "faux clients de l'hôtel" mais vrais footballeurs se confessent :

" — C'est vrai, on n'est pas des vrais promeneurs égarés... Et puis, on ne peut pas marquer de but ; de la tête, ça décoiffe, et du pied, ça fait mal. On est fragiles."



Aux dernières nouvelles, Murielle Levraud élève toujours des escargots, fait pousser du safran et écrit un deuxième roman que j'espère pour ma part de la même veine que le premier. Des fou-rires sur plus de deux cent pages, ça ne se refuse pas.

Cette année, dans le couloir de l'abbaye, Jean Teulé l'a croisée et lui a dit :

— Murielle, tu viens de croiser ton plus grand fan.

Et elle de répondre :

— Ah bon, où ça ?


Si vous en voulez encore... il reste le roman !

Bonne nuit à tous.