18 octobre 2011

Véronique Ovaldé, le goût de la fêlure


« Je me sens à l’aise dans ces territoires que j’invente. J’ai commencé à écrire lorsque j’étais enfant, parce que j’y trouvais le plaisir d’une liberté absolue. J’ai l’impression qu’on ne peut pas me rattraper au tournant dans un pays imaginaire : je peux choisir le type d’architecture, de climat, de végétation que je veux ! Donner une cohérence à tout cela donne des contraintes, mais ce sont des contraintes très exaltantes. Je m’ennuierais à raconter une histoire qui se passerait en bas de chez moi. Même si j’aime y mêler des choses réelles, pour que ce pays soit une enclave, qu’il y ait un doute. Je n’aimerais pas écrire un texte de pure anticipation ; cet espèce de pas de côté me plaît. »




Deux ans après Ce que je sais de Vera Candida, qui ressort en poche cette rentrée — la magicienne Ovaldé est de retour avec sa fantaisie exquise, son humour décalé et son goût pour ces personnages abîmés qui, à la faveur d’une rencontre ou d’une prise de conscience brutale, trouvent la force de se sauver in extremis (ou de se laisser sauver) d’une vie qui les tue lentement. Souvenez-vous, je vous avais dit ici tout le bien que je pensais de cette romancière qui fait partie du cercle très restreint de ces auteurs dont l'écriture et la manière de regarder le monde m'ont ensorcelée dès la première page. Ce qui ne veut pas dire que je les couve désormais de regards cristallisés, mais que j'attends leur prochain roman dans l'effervescence.


Après Ce que je sais de Vera Candida et sa lignée d’amazones aux destins tumultueux, la romancière nous a encore concocté, avec Des Vies d’Oiseaux, une de ces friandises acidulées qu'elle affectionne, dont la suavité trompeuse enrobe la noirceur du monde. Vous garderez sur la langue la mélancolie de Villanueva, petite cité balnéaire à la tristesse « de vieil alcool » et la rage d’Irigoy, « la ville aux chiens », terre de violence, de bandits et de crève-la-faim nichée dans le désert. Entre ces deux lieux plantés comme deux extrêmes d’une Amérique du sud étouffante, poisseuse et gangrénée (même les somptueuses villas de la « colline dollars » tombent lentement dans la mer à mesure que s’écroule la colline sur laquelle elles sont blotties), Ovaldé déroule les destins de personnages qui ont tous en commun de « colmater les brèches », camouflant leurs blessures souterraines avec grâce et délicatesse.


En bon chevalier ovaldien, le lieutenant Talbo est un homme patient, si délicat que sa pudeur le retient de poser les questions qui fâchent (ce qui constitue une limite dans l’exercice de son métier). Il dorlote en son cœur un chagrin d’amour vieux de dix ans, « une douleur saisonnière ». Une enquête insolite l’amène à croiser la route d’une femme qui avait justement besoin d’un chevalier :


« Il sonne à la porte de chez les gens, goûtant le moment où il ne sait pas si on lui ouvrira, fumant la fin de sa cigarette avant de la jeter dans le caniveau, et regardant le ciel, il est calme, cet homme semble toujours très calme. »


Si les personnages d’Ovaldé ressentent l’urgence de quitter leur lieu d’origine pour se forger un autre destin, c'est qu’il y va de leur survie. Ainsi Vida Gastoruzu a-t-elle fui Irigoy, la sinistre ville des chiens, pour se réfugier dans le beau mariage aux allures de tombe qui a fait d’elle cette personne qu’elle ne reconnaît pas. Au point que Vida ne sait plus très bien si elle vit encore. Sa fille Paloma a fui leur villa climatisée dont les fenêtres ne s’ouvrent pas et qui « s’effondre somptueusement ». Son absence est la brèche vertigineuse qui élargit en Vida la faille initiale, ce hiatus entre celle qu’elle fut et celle qu’elle est, condamnée à l’inexistence par un mari qui l’a tirée de la glaise d’Irigoy pour la recréer à son désir :

« Elle restait persuadée qu'il ne lui arriverait jamais à elle de tromper cet homme. Peut-être était-ce lui finalement qui l'avait convaincue qu'il ne courait aucun danger puisqu'il l'avait fabriquée. »


Parallèlement à Vida et Taïbo, il y a ces oiseaux qui se sont envolés un jour de leur nid à tire d’aile et occupent désormais le nid des autres en leur absence, vivant d’éphémère et d’amour tendre. Elle, c’est Paloma, la fille de Vida et Gustavo, dont la fêlure est un deuil inconsolable. A partir de ce point de rupture, elle a « refermé une à une toutes les portes qui mènent à elle », et préparé méthodiquement sa fuite :


« Chaque jour de la vie de Paloma depuis cette décision est comme un caillou supplémentaire au terril qu’elle érige, sous lequel elle va construire un souterrain qu’elle va forer à la cuillère s’il le faut mais qu’elle va creuser avec l’application d’un prisonnier qui veut s’évader de Sing Sing. Et maintenant elle attend. »

Lui c’est Adolfo, le kidnappeur qu’elle s’est choisi, mélange de séduction désarmante et de violence refusée. L’événement fondateur de sa vie, c’est la terrible chasse au bison sauvage où son père l’entraîna le jour de ses quatorze ans pour qu’il « devienne un homme ». Au bout de cette nuit d’épouvante, Adolfo comprit qu’il pouvait non seulement survivre à la folie de son père, mais qu’il n’était pas condamné à lui ressembler :


« Il avait quatorze ans et il était évident qu’il n’allait pas rester coincé là pendant les quatorze années suivantes. Adolfo, sur le lac gelé, était quelque part au-delà du découragement et ce découragement même avait pris une forme apaisée, définitive, comme la preuve que lui, Adolfo Orezza, existait bel et bien, indépendamment de l’endroit où il était tombé en naissant. Il ne ressentait plus aucune rage. »


La collision imprévisible et inéluctable de Paloma et d’Adolfo est le courant électrique qui traverse ce roman enlevé et subtil où se fissure et se transforme ce qui paraissait figé. Car si Véronique Ovaldé a un faible pour les personnages fêlés, c’est que le déséquilibre sur lequel ils avancent — comme ces villas bâties sur un sol instable — leur donne l’impulsion nécessaire pour se dérouter, prendre ce risque qui les rend vivants. Et si son écriture se fait si volatile et enchanteresse, c’est pour mieux nous délivrer le poison subtil des ces mélancolies profondes et de ces plaies mal refermées qui tissent la beauté des êtres. Alors en cette rentrée littéraire, ne vous refusez pas ce plaisir.



Gaëlle Nohant