15 octobre 2010

Petite Balade de l'Estonie Occidentale à la Nouvelle-Orléans

Bonjour à tous,

Si j'arrive avec un peu de retard au rendez-vous que je vous avais fixé, c'est que j'étais occupée à ripoliner quelques nouvelles (parmi lesquelles un petit roman policier) dont je vais faire paraître un recueil dans moins d'un mois. Mais je vous en reparlerai au moment de sa sortie.

Cette semaine j'ai trois coups de cœur, et je vous les conseille tous sans réserve, même si deux d'entre eux sont des chocs. Laissez-vous choquer, bouleverser, renverser par ces histoires. Et revenez me voir si vous n'en ressortez pas pleins de gratitude.

On commence avec Purge, de Sofi Oksanen, laquelle appartient au cercle très fermé de ces romanciers au talent précoce et fulgurant, ces écrivains qui à trente ans ont déjà plus de talent dans leur petit doigt que la plupart d'entre nous à la cinquantaine (je dis la cinquantaine car c'est souvent le moment où un écrivain atteint son apogée, livre ses meilleurs romans.). On se demande ce qu'elle écrira à cinquante ans, tant son dernier roman est rempli de force, de profondeur et de maturité. Embrasser plus de soixante ans de l'histoire de son pays à travers un roman palpitant qu'on ne peut lâcher, c'est un tour de force ! Voici donc Aliide Truu, vieille cachottière paranoïaque qui habite une ferme dans un village paumé au fin fond de l'Estonie Occidentale. Si vous ignorez où se trouve l'Estonie vous n'êtes pas les seuls, rassurez-vous l'éditeur a pensé à nous et vous trouverez une carte au début du livre. Mais en gros, l'Estonie est un minuscule pays pris en sandwich dans le bloc soviétique, et on devine que le rapport de forces n'a jamais été en sa faveur. Un beau matin, donc, Aliide trouve une jeune-fille couchée dans sa cour, et on ne peut pas dire que ça lui fasse plaisir. Elle se doute que cette irruption annonce des ennuis. Il faut dire que la jeune Zara a le corps marqué de cicatrices et transpire la peur. Qui est-elle, que fuit-elle ? A son contact, Aliide retrouve une vieille amie dont elle pensait s'être débarrassée :

"Pour Aliide, la peur était censée appartenir à un temps révolu. Elle l'avait laissée derrière elle et ne s'était pas intéressée le moins du monde aux jets de pierres. Mais maintenant qu'il y avait dans sa cuisine une fille qui dégoulinait la peur par tous les pores sur sa toile cirée, elle était incapable de la chasser de la main comme elle aurait dû le faire, elle la laissait s'insinuer entre le papier peint et la vieille colle, dans les fentes laissées par des photos cachées puis retirées. La peur s'installait là, en faisant comme chez soi. Comme si elle ne s'était jamais absentée. Comme si elle était juste allée se promener quelque part et que, le soir venu, elle rentrait à la maison."

Bienvenue dans un monde où les faibles femmes déploient des forces insoupçonnées, un monde où règnent l'espionnite et la terreur des Volga Noires aux vitres teintées, où il peut être dangereux d'aller chercher des champignons en forêt et où "un chien ne rompt pas avec ses crocs la chaîne de l'hérédité." C'est un roman qui se place résolument du côté des femmes, parce qu'elles sont toujours en première ligne dès qu'un nouveau pouvoir s'installe, qu'il soit politique ou économique, religieux ou mafieux. Quelle qu'en soit la justification, et elle est souvent de pure forme, il y a toujours un tribut sexuel à payer, un asservissement à endurer. Mais il est difficile de briser complètement une femme, tant elle ressemble au roseau de la fable qui ploie mais ne rompt pas. Vous n'oublierez pas de sitôt Aliide Truu et la jeune Zara, elles vous entreront dans le cœur et s'y graveront profondément. Les romans de cette force ne sont pas légion, ne le manquez pas.

Les deux héros du roman de Jérôme Ferrari, Où j'ai laissé mon âme, incarnent deux positions bien distinctes face au dilemme posé aux militaires français par la guerre d'Algérie : le capitaine André Degorce, ancien résistant déporté à Buchenwald, ancien prisonnier des Viets durant la guerre d'Indochine, doublement survivant, est à présent chargé de superviser "l'interrogatoire" des suspects algériens. Le lieutenant Horace Andreani, qui fut autrefois le compagnon d'infortune de Degorce dans les camps du Viêt-Minh, dirige quant à lui les sinistres activités de la Villa Saint-Eugène, dont nul ne ressort jamais vivant car elle "n'était pas une villa, elle était une porte ouverte sur l'abîme, une faille qui déchirait la toile du monde et d'où l'on basculait vers le néant." Si le capitaine Degorce souffre de se retrouver dans la position du tortionnaire et aspire à un châtiment impossible, Andréani assume la mission qu'on lui a confiée dans cette guerre et peu en importe le prix exorbitant. La force de ce roman superbe, c'est de confronter deux personnages aussi réussis l'un que l'autre, et que le lecteur puisse les comprendre tour à tour et ressentir pour eux la même compassion. Car en acceptant ce rôle de bourreaux, chacun de ses deux hommes a rencontré son visage le plus sombre et le moins aimable, cette part de monstre qui les a abîmés à jamais et soustraits de la société des hommes. Tandis que le capitaine se coupe des siens car l'homme qu'ils aiment n'existe plus, Andréani est devenu cet étranger au sens camusien qui ne peut plus se sentir chez lui nulle part :
"Il n'existe aucun pays pour les hommes comme moi, ou comme vous, mon capitaine."

Accepter de participer à la torture, c'est ouvrir une faille béante en soi, une vraie boîte de Pandore. C'est quitter à jamais le rivage des innocents — ceux qui ne savent pas —, de leur fraternité, de leur amour et même d'un possible bonheur, pour se perdre dans ces limbes où les frontières entre le bien et le mal deviennent floues et perméables. Et le capitaine Degorce, qui veut tellement se dissocier des sadiques comme Andréani, est peut-être le plus dangereux des deux, car son expérience de la torture en tant que victime fait de lui un redoutable formateur :

"Messieurs, la souffrance et la peur ne sont pas les seules clés qui ouvrent l'âme humaine. Elles sont parfois inefficaces. N'oubliez pas qu'il en existe d'autres. La nostalgie. l'orgueil. La tristesse. La honte. L'amour. Soyez attentifs à celui qui est en face de vous. Ne vous obstinez pas inutilement. Trouvez la clé. Il y a toujours une clé."


Pour finir sur une note plus joyeuse, à la fois mélancolique et résolument cocasse, je vous invite à découvrir En attendant Babylone, le premier roman d'Amanda Boyden. Chassée de la Nouvelle-Orléans par l'ouragan Katrina, réfugiée un temps au Canada avant de rentrer chez elle et de participer à la reconstruction douloureuse de la ville, cette Américaine a eu envie d'écrire "un chant du cygne pour la Nouvelle-Orléans." Une ode à ce que cette ville ne sera plus jamais. Son roman se déroule donc un an avant l'ouragan, dans une petite rue de la ville-haute baptisée Orchid Street, ou vivent une poignée de familles dont aucune ne roule sur l'or. Si leur cohabitation n'est pas toujours facile, si c'est même un joyeux désordre où un instant de comédie loufoque peut sans cesse déboucher sur un drame, ces "tranches de vies" sont un petit régal de lecture. Amanda Boyden rentre avec talent dans la peau de chacun de ses héros, du petit voyou black du bout de la rue — qui s'est rebaptisé Fearius (Féroce) et démarre une carrière de caïd qui pourrait finir dans le sang — au couple bobo obsédé par l'environnement qui se cramponne à ses convictions libérales au cœur de la tempête qui fait voler leur famille en éclats. Il y aussi Cerise et Roy Brown, un vieux couple noir qui organise des barbecues pour toute la rue à ses risques et périls, et même une sorte de vieille-fille mariée un peu loufdingue, Philomenia Beauregard de Bruges, qui a entrepris "d'épurer la rue de tous ses éléments indésirables" en commençant par le Tokyo Rose, le bar d'en face, qu'elle entend neutraliser au moyen d'une intoxication alimentaire. Mais Prancie ( comme Fearius, Philomenia s'est rebaptisée) échoue, et s'attacherait même pour un peu à ses ennemis jurés. Au point d'envisager de franchir la porte du bar sans aucun prétexte, un soir, pour y trouver un peu de la chaleur humaine dont sa vie manque cruellement :

" Soudain, Prancie décide qu'elle n'en a plus rien à faire de son credo personnel concernant l'alcool. Elle puisera du courage dans une bouteille de cognac. Elle enjambe les lattes grinçantes et entre dans le petit salon. Là, elle ôte la clé de la vitrine en cachette et la fait tourner dans la serrure. A l'intérieur, elle trouve ce qu'on trouve dans toute maison du Sud qui se respecte, à savoir de nombreux pistolets et de non moins nombreuses bouteilles d'alcool, aux côtés des photocopies des actes notariés, des ouvertures de comptes et de tout le reste."

Le moins qu'on puisse dire est qu'on ne s'ennuie pas un instant en compagnie de ces personnages, et que ça dépote à la Nouvelle-Orléans ! Si l'on rit plus souvent qu'à son tour, on finit la gorge nouée à la pensée que Katrina ait balayé cette ville bordélique, tumultueuse et charmante. Parce que le temps de dévorer ces quatre-cents pages où ces vies se croisent, se heurtent et s'emmêlent, Amanda Boyden nous a profondément attachés aux habitants de cette ville pas comme les autres, tous ces gens que leurs maigres ressources ont condamnés à rester malgré l'ouragan :

"Certains d'entre nous ont choisi de rester pour Katrina. N'ayez pas peur de demander pourquoi. Tout le monde le fait. La réponse la plus simple est que nous avons décidé de rester parce que c'est la seule chose que nous sachions faire. Et parce que nous voulons rester, parce que nos maisons en bois et nos appartements en enfilade sont, pour beaucoup d'entre nous, tout ce que nous avons. Dans ces logements, il y a de la nourriture, des photos, peut-être une mère qui a besoin d'une dialyse ou un chien fragilisé par l'âge. Pour finir, nous restons parce que nous n'avons pas d'autre option. Notre paye n'est pas arrivée, nous n'avons pas de voiture et nous ne pouvons pas nous permettre d'acheter un billet de car pour une ville ou un village où nous n'avons pas de famille."

Bonne semaine à vous tous, et bonne lecture....

Gaëlle Nohant