29 juin 2010

Dans le miroir de Pierre Moustiers

« L'entrée dans un pays décide à jamais de nos émotions. Le premier voyage est toujours unique. »

Comme tout le monde, je suis bardée de préjugés. Je n'aime pas la littérature quand elle ressemble à un jardin à la française, chaque bosquet minutieusement taillé, aligné, impeccable. Non pas que je n'aime pas le style, bien au contraire, mais je le préfère un peu échevelé, rauque comme un air de jazz erraillé au clair de lune, entre les tessons de bouteille. Aussi, si on ne m'avait pas invitée à découvrir Pierre Moustiers, je n'aurais sans doute pas croisé de moi-même son chemin. Un des avantages de mon travail pour la librairie Charlemagne est de me forcer à sortir de mes sentiers habituels. C'est ainsi que je me suis laisser attraper et émerveiller, il y a quelques mois, par Jean-Philippe Toussaint, ou ensorceler par Véronique Ovaldé.

L'univers de Pierre Moustiers est assez loin de moi : une langue subtile mais classique comme une partition de musique de chambre, un je-ne-sais-quoi de contemplatif, l'amour de la nature et de la montagne, une méfiance instinctive pour la modernité... Je l'aurais plus volontiers offert à ma grand-mère que placé en évidence sur ma table de nuit. Pour résumer, je n'étais pas la lectrice idéale pour vous vanter les qualités de ce romancier touche-à-tout et bardé de récompenses qui a beaucoup travaillé pour la télévision et le théâtre, et dont la valeur n'est certes plus à prouver. Mais nous avons un point commun : il aime faire quelques détours par le passé pour regarder le présent avec des yeux neufs. Ce n'est pas par nostalgie qu'il scrute des époques anciennes, mais pour y gagner un recul nécessaire, pour "interroger le passé comme un miroir". Sans ce recul, le regard est peut-être moins pertinent, la sensibilité se cogne à l'immédiat et y ricoche, ne trouvant aucune prise dans cette paroi vertigineuse (pour emprunter des images à l'alpinisme qu'il a longtemps pratiqué et qui lui est cher.).

Pierre Moustiers aime l'histoire et en a souvent emprunté les chemins pour creuser son sillon d'artisan des mots, de la Révolution à l'Affaire Caillaux dont il restitue à merveille, dans l'Avenir ne s'oublie pas, le climat théâtral et fervent. Mais s'il se penche avec bonheur sur le destin d'Henriette Caillaux, bourgeoise raffinée et femme fatale qui n'hésita pas à assassiner le directeur du Figaro pour se venger des « calomnies » de son journal, c'est parce que cet opéra balançant sans cesse entre farce et tragédie, fertile en rebondissements, servit de distraction à une opinion qui sentait monter l'ouragan de la guerre mondiale. Ce procès, qui passionna un public qui ne demandait que ça, fut le dernier feu de paille d'une innocence que la guerre allait consumer à jamais. Prêtant sa voix à un ancien chroniqueur judiciaire du procès qui s'en souvient quarante ans plus tard, après deux guerres mondiales, le romancier réveille ces passions futiles d'une époque enterrée et les charge d'émotion en même temps, montrant comment cette guerre dont on voulait à toute force oublier la menace finit par envahir le prétoire et manipuler le verdict. Ainsi, après avoir été publiquement — et gratuitement — accusé par Joseph Caillaux de n'avoir pas servi son pays, le dramaturge Henry Berstein, ami personnel de Gaston Calmette et témoin de moralité de ce dernier, vient défendre à la barre son honneur sali :

« Oui, j'ai commis dans ma jeunesse une folie. Il y a vingt ans, j'ai déserté après sept mois de service militaire. Une folie que je n'ai cessé de regretter, car j'adore passionnément mon pays. » Il s'est arrêté un instant pour tempérer son émotion, reprendre haleine et apaiser l'agitation de se mains. « Je crois m'être racheté depuis, a-t-il ajouté. Malgré un état de santé déplorable, j'ai demandé à être affecté dans une unité combattante. Je suis artilleur. La mobilisation ne saurait tarder. Je partirai quatre jours plus tard. Je ne sais pas quel jour partira Caillaux, mais je dois le prévenir qu'à la guerre, on ne peut pas se faire remplacer par une femme. A la guerre, il faut tirer soi-même ! »

Cette tirade enflammée, totalement hors de propos, constitua pourtant un des retournements majeurs de ce procès rocambolesque et retourna l'opinion contre les Caillaux...

Dans Le Dernier Mot d'un roi, Moustiers nous fait revivre les derniers jours de Louis XI, grand monarque qui ne se résout pas à devoir abandonner l'œuvre de sa vie et luttera jusqu'au bout pour « continuer. » Homme d'airain, volontaire et intraitable, se méfiant de ses élans du cœur comme de poisons voués à altérer son jugement, ce personnage d'exception qui n'a " pas le droit d'être un homme ordinaire » prépare sa succession avec méthode, usant de ruses pour affaiblir les vautours qui rôdent autour de son trône. Confronté à l'impuissance de sa maladie, de sa vieillesse, enragé de perdre le contrôle de lui-même, Louis XI sent monter les ombres de ses plus profondes angoisses :

« l'idée de ne plus exister sur cette terre, de n'être que l'ombre, le reflet de ce qu'il a été, le blesse comme une faute : « Il y a là un phénomène impossible. En ce monde, je me suis trop battu pour croire en mon absence. »

L'homme de fer, pris au piège de la maladie et de la mort comme un de ces « animaux nobles » qu'il aimait tant chasser, devient aussi poignant que son fils, le petit dauphin maladif, chétif et contrefait qu'on destine au trône, ou que sa fille Jeanne, bossue et boîteuse, mariée à un jeune loup aux dents longue qui ne ressent pour elle que mépris et répulsion. Tandis que ses courtisans tremblent, leur destin suspendu au fil tremblant de sa vie, le roi arme sa volonté pour réussir son dernier combat, et le lecteur retient son souffle.

Dans son dernier roman, Héritier d'un Seigneur, Pierre Moustiers s'intéresse encore à la filiation et à l'héritage, à travers le personnage de François Camerini, un jeune homme qui apprend, alors qu'il vient de perdre son père, l'identité longtemps cachée de son grand-père, le peintre Diego Velasquez. François n'est pas fait, c'est un brouillon d'homme qui n'a pas élu de trajectoire et a repris par devoir le travail de son père. S'il lui tient à cœur d'affirmer la suprématie de la liberté sur la filiation, il n'a pas encore fait usage de cette liberté. La rencontre avec un mystérieux madrilène, Miguel Gomez, passionné depuis l'enfance par Velasquez, va le précipiter dans un voyage devenu une quête de ce grand-père qui lui parle à travers ses toiles. Tandis que sa mère veille sur lui de loin, avec une profonde délicatesse, il fait, entre Provence et Espagne, ce voyage vers ses origines qui lui ouvrira peut-être un avenir :

« On ne saurait hériter d'un tel homme sans être responsable de sa lumière que l'on a le devoir de transmettre. Sur la toile, chaque touche me parle de lui et de son pays qui pourrait devenir le mien. A vingt-trois ans, mon avenir se réveille. »

J'espère vous avoir donné envie de découvrir Pierre Moustiers, et de l'offrir à votre tante Irma qui raffole du beau style ou à votre cousin Philippe qui aime les soirs bleutés du pays aixois, la lumière de Touraine, les embrasements du soleil entre les montagnes. J'en profite pour m'excuser de mes longues pauses de blog, mais je suis aux prises avec l'écriture d'un roman furieusement chronophage... Cependant, je ne vous oublie pas et je reviendrai bientôt partager avec vous quelques romans enthousiasmants à emporter en vacances.


Gaëlle Nohant