12 avril 2013

22/11/63, ou le battement d'aile du papillon



«Nous ne savons jamais quelles vies nous influençons ou non, ni quand ni pourquoi. Du moins, pas avant que l’avenir n’ait submergé le présent. Nous l’apprenons quand il est trop tard.»


Avec 22/11/63, Stephen King s’attaque au thème du voyage dans le temps et s’en tire avec les honneurs, embarquant son lecteur dans un suspense tenu sur plus de neuf cents pages en posant au passage quelques questions passionnantes. Son postulat est celui-ci : si l’on admet qu’il existe «des lignes de partage des eaux», instants décisifs ayant infléchi le cours de l’histoire des hommes dans tel ou tel sens — tels l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand en juin 1914 ou les attentats du 11 septembre — et que certains de ces événements ont entraîné une chaîne de conséquences funestes, remonterions-nous le temps pour les empêcher si cette chance nous était donnée ? Elle est offerte à Jake Epping, professeur de fac dans le Maine, par Al, un ami cuistot propriétaire d’une roulotte dont la cave recèle un dangereux secret : en descendre les marches vous conduit directement... en 1958, et «chaque nouvelle descente dans le terrier est une remise à zéro». Du moins Al en est-il persuadé... A tort, car il subsiste des scories de ces allées et venues dans le passé. Le cuistot se meurt d’un cancer. Convaincu que la mort de JFK a exacerbé les penchants les plus sombres de l’Amérique, il charge Jake d’exaucer sa dernière volonté : vivre dans le passé assez longtemps pour arrêter le bras de son assassin. Jake fait un premier voyage pour tenter d’empêcher un père de famille de trucider toute sa famille au marteau le soir d’Halloween 1958. En 2011, il s’est attaché à l’unique rescapé du massacre, un concierge estropié. Désirant changer son destin et sauver sa famille, Jake découvre deux variables avec lesquelles il devra composer : d’abord, que «le passé est tenace et ne veut pas être changé». Ensuite, que les conséquences de ce qu’on modifie nous échappent. La théorie du battement d’aile de papillon s’illustre ici de façon vertigineuse et terrifiante, au point que Jake Epping, devenu George Amberson, finira par ne plus oser bouger une oreille. Mais il sera alors trop tard. Trop tard pour éviter de tomber amoureux d’une jolie bibliothécaire et de mettre sa mission en péril. Trop tard pour arrêter l’avalanche des conséquences et empêcher les rouages de l’Histoire — sur lesquels veille l’ironie grinçante de maître King — de s’enclencher dans le mauvais sens.
Au long du roman, le voyage dans le temps multiplie les échos entre le passé et le présent, mettant en lumière ces archétypes chers à l’auteur : mères abusives et psychotiques, maris violents, gentils papas dont le regard froid dissimule des pulsions meurtrières, gamins attachants forcés de trouver en eux-mêmes l’énergie de leur survie, épouses vulnérables tentant d’échapper à un mauvais destin... Dans le monde de King, le mal est omniprésent, tapi dans l’ordinaire de la vie des petites gens, et il n’est pas anodin que le voyage commence à Derry, bourgade où se déroulait Ça, un de ses meilleurs romans. Ni que le papa meurtrier porte l’écho du Jack Torrance de Shining.

Si les sixties selon Stephen King demeurent résolument swinging et si la vie y est plus douce et insouciante, les belles voitures, les maisons ouvertes et la liberté de fumer n’occultent pas la ségrégation, la bêtise crasse et la malveillance... Dallas est une extension citadine de Derry, inhospitalière et haineuse. Le School Book Depositary, d’où Lee Harvey Oswald tira ses balles meurtrières, observe le passant tel un guetteur funèbre. Et pourtant, «les cinglés de ce monde ne devaient pas avoir le dessus.» Et « si Dieu ne se décarcasse pas plus que ça [...], alors c’est aux gens ordinaires de s’en charger. Ils doivent essayer, au moins.» Car toute l’obscurité du monde ne parvient pas à étouffer cette petite flamme d’humanité qui pourrait bien finir, quant à elle, par triompher de la nuit. Sait-on jamais.

«Le monde est un mécanisme parfaitement équilibré d’appels et d’échos de couleur rouge qui se font passer pour un système d’engrenages et de roues dentées, une horlogerie de rêve carillonnant sous la vitre d’un mystère que nous appelons la vie. Et au-delà de la vitre. Et tout autour d’elle ? Du chaos, des tempêtes. Des hommes armés de marteaux, des hommes armés de couteaux, des hommes armés de fusils. Des femmes qui pervertissent ce qu’elles ne peuvent dominer et dénigrent ce qu’elles ne peuvent comprendre. Un univers d’horreur et de perte encerclant cette unique scène illuminée où dansent des mortels, comme un défi à l’obscurité.»

Si certains d’entre vous pensent encore que Stephen King est un sous-romancier cantonné dans l’horreur, je n’ai qu’un conseil à leur donner : le lire ! Lire Shining, MiserySac d’Os, La Ligne Verte, Bazaar, l’Histoire de Lisey ou Dolores Clairborne... Et surtout 22/11/63, qui mérite sa place parmi ses meilleurs romans. Car si son œuvre est foisonnante et inégale, on y retrouvera toujours une puissance narrative rare, une réelle épaisseur des personnages, un art de tirer les ficelles du récit en maître du suspense, un humour caustique et salvateur, et surtout cette profondeur humaine, psychologique et émotionnelle qui est la marque des bons romanciers. Il serait dommage de vous en priver.

Gaëlle Nohant