1 septembre 2011

Oliver Gallmeister, le chercheur d'or



"J'essaie de ne pas me préoccuper des avis divergents... Je publie ce que j'aime."

Si vous avez le chance de rencontrer un jour ce jeune éditeur fou de littérature américaine, de pêche à la mouche et de grands espaces, ce qui vous frappera sûrement, c'est la passion qui se dégage de son visage chaleureux et souriant. La passion. Une qualité rare, y compris chez un éditeur. Bien que n'étant pas du sérail, Oliver Gallmeister a résolu un jour de publier lui-même des auteurs qui n'étaient pas traduits en France, épuisés ou inconnus au bataillon, qu'il avait découverts au hasard comme on tend une ligne en espérant une belle prise. Il confesse qu'il aurait adoré publier Wallace Stegner, et qu'il s'est longtemps nourri du souffle des grands auteurs américains, en particulier de cette "nature writing" qui n'a pas d'équivalent en France, littérature de ces espaces sauvages et inapprivoisés où l'homme est sans cesse rappelé à son insignifiance, à sa fragilité et à sa précarité. Il aime évoquer ces montagnes Rocheuses où un homme peut encore se faire dévorer par un ours, ces étendues hypnotisantes où le regard s'égare, où l'on retrouve ses peurs d'enfant. La peur de perdre son chemin de petit poucet, d'être effacé par le vent, la neige, les bois, ou l'océan grondeur. Et le vertige de se dépasser en se confrontant à plus grand que soi.
Si vous rencontrez Oliver Gallmeister, il y a de fortes chances pour que, comme moi, vous vous plongiez aussitôt dans les pépites qu'abrite son catalogue. Je n'en ai pas fait le tour, loin s'en faut, mais voici quelques coups de coeur remontés de ma pêche miraculeuse :

Peut-être rêviez-vous de jouer les trappeurs en Alaska, d'y déguster au soleil couchant un saumon fraîchement pêché avant de lire un bon roman au coin du feu, dans une cabane perdue encerclée par un tapis de neige immaculé. Tout cela n'impliquait certainement dans votre esprit ni tempêtes déchaînées, ni ours dévalisant votre garde-manger, ni coups de feu résonnant dans l'air glacé. Autant vous le dire, les romans de David Vann risquent d'écorner vos images d'Epinal. Cet écrivain sombre et virtuose avait treize ans quand son père lui proposa de venir passer un an avec lui en Alaska, à la dure, pour y vivre de chasse et de pêche. Il vivait alors avec sa mère en Californie, et déclina l'invitation. Quinze jours plus tard, son père mettait fin à ses jours.

« Il ne s'agit pas de jeter son cœur sur le papier », dit David Vann, «mais de laisser travailler l'inconscient, pendant des années si nécessaire, afin de remodeler le réel initial et de lui donner cohérence, forme, sens. L'écriture est un processus souterrain. »


Ce qui fait la différence d'un romancier, c'est la faculté de transformer son expérience initiale, aussi traumatisante soit-elle, en un matériau de fiction, de la détacher du témoignage pour la transcender en une histoire universelle. Cela demande une lente maturation de l'inconscient. Il a fallu plus de dix ans à David Vann pour écrire Sukkwan Island, et aujourd'hui Désolations: deux romans construits en échos, fascinants et éprouvants, dont l'écriture vous saisit pour ne plus vous lâcher, vous hante à rebours. Deux histoires où s'enroulent en spirales des solitudes vertigineuses, des couples effrités, des parents toxiques, des enfants sur le qui-vive. Chez David Vann, l'utopie de l'île déserte tourne au huis-clos haletant, sous l'œil indifférent d'une nature ensorcelante et sauvage. Ses Robinson s'obstinent à poursuivre leurs rêves partis en vrille qui n'en finissent plus de dérailler, y entraînant malgré eux ceux qui les aiment :


« Le truc, c'est qu'il y a quelque chose qui cloche chez moi. Je ne peux jamais faire ce qu'il faut, jamais être celui que je suis censé être. Il y a quelque chose en moi qui m'en empêche. », confie Jim à son fils Roy Dans Sukkwan Island.


L'île déserte, la cabane à construire comme un rêve arraché au vent, aux pluies diluviennes et aux tempêtes de neige, abrite le dernier espoir de sauver quelque chose d'une relation père-fils ou d'un mariage qui se délite. Mais peut-être cette tentative de recoller des sentiments disjoints n'est-elle qu'un leurre destiné à cacher une pulsion plus obscure et plus impérieuse :

« Un désir vieux de mille ans, l'attente d'atol ytha gewealc, le terrible déferlement des vagues et Gary le comprenait enfin. […] La volonté de voir ce que le monde était capable de faire, de voir ce que l'on était capable d'endurer, de voir — enfin — de quoi l'on était fait à l'instant même où l'on était déchiqueté. Une sorte de félicité dans l'anéantissement, à l'idée d'être effacé. »


Laissez-vous fasciner, secouer, hanter par David Vann, et saluez à votre tour la naissance d'un grand romancier.


De Trevanian, auteur américain des années 70, on sait peu de choses, si ce n'est qu'il nous a laissé quelques bijoux de romans noirs à l'humour acerbe servis par une plume nonchalante, raffinée et poétique et une construction redoutablement efficace. Un cocktail irrésistible qui tire peut-être ses arômes puissants et singuliers de ce Laphroaig que Jonathan Hemlock aime siroter à toute heure. Car le héros de Trevanian, outre son goût prononcé pour le whisky, l'alpinisme et les femmes fatales, a l'ironie corrosive, l'efficacité et l'élégance chandlerienne, de ces êtres qui se méfient de la morale, des principes philosophiques et des idéaux. Professeur d'histoire de l'art, il n'a qu'une passion : les toiles de maître. Passion coûteuse qui l'oblige à accomplir des missions punitives pour le compte d' une organisation secrète, le CII. Dans la Sanction, Jonathan Hemlock doit tuer un agent déloyal qui va participer à l'ascension de l'Eiger — redoutable sommet des Alpes — par la face nord. Jonathan Hemlock se joint donc à à cette expédition de tous les dangers. Mais il ignore lequel de ses trois compagnons de cordée est sa cible. A partir de ce scénario diabolique, Trevanian nous entraîne dans un suspense haletant dont vous ressortirez épuisés et conquis :


« Jonathan était assis à une table ronde en métal à la terrasse du Kleine Sheidegg Hotel, à siroter un verre de vaudois un peu vert en savourant le léger picotement de son effervescence latente. Il contemplait la prairie qui grimpait jusqu'à la sinistre face nord de l'Eiger. La fragile chaleur du soleil montagnard était de temps en temps chassée par des bouffées d'air vif venu des hautes terres.
Effleurée une fois par jour — et brièvement — par le soleil, la face sombre et concave se dressait, redoutable, au-dessus de lui, comme si elle avait été découpée dans le corps de la montagne par quelque pelle olympienne, son bord en croissant gris-noir se découpant sur le bleu étincelant du ciel. »


Et si vous en redemandez — et vous en redemanderez — , d'autres aventures de Jonathan Hemlock vous attendent, dont l'Expert, Shibumi et un autre volet qui sort cette rentrée.

L'Amérique des grands espaces, ce sont aussi ces canyons ocres au fond desquels hurlent les coyotes, ces prairies où « les vagues de chaleur roulent sur l'herbe aux bisons, donnant l'impression d'une brise qui en réalité n'existe pas ». C'est cette vallée de Little Big Horn, Montana, où les hommes du colonel Custer furent décimés par les tribus sioux et cheyennes des chefs Sitting Bull et Crazy Horse, le 25 juin 1876. Walt Longmire, shérif du comté d'Absaroka, se souvient de ces batailles acharnées qui ensanglantèrent la poussière du Wyoming, bien avant que les Indiens ne soient parqués dans les réserves et que les Blancs ne prétendent écrire leur histoire à leur place. Le temps a passé et l'eau a coulé dans la rivière de Little Big Horn quand débute Little Bird, le polar de l'Américain Craig Johnson (prix du roman noir 2010 du Nouvel Obs-bibliobs). Pourtant, le jour où le jeune Cody Pritchard est retrouvé une balle dans la tête, une plume d'aigle posée près de son cadavre, sa mort réveille un drame plus ancien, bien mal cicatrisé par la justice des Blancs : le viol collectif d'une jeune et belle indienne un peu simple d'esprit, Melissa Little Bird. Son peuple aurait-il décidé de venger dans le sang le massacre de son innocence ? Un à un ses agresseurs sont retrouvés morts, tandis que le shérif Walt Longmire mène l'enquête à travers les plaines enneigées, les bois sans âge et les sommets escarpés du Wyoming, où le vent mugissant mêle sa voix aux chants des vieux Cheyennes dont les fantômes veillent sur Little Big Horn, sur le vieil indien Henry Standing Bear et sur son ami Walt Longmire. Poignant, souvent drôle, captivant et infiniment poétique, le voyage auquel nous convie Craig Johnson est tout simplement ensorcelant et vous donnera envie de fouler à votre tour ces étendues sauvages où la nature rebelle ne se donne qu'à ceux qui la méritent. Pour les afficionados qui souhaiteront retrouver l'attachant shérif Walt Longmire, Craig Johnson a aussi publié Le camp des Morts et l'Indien Blanc.


« C'étaient des appaloosas. Il éprouvait pour les chevaux de cette race le même sentiment que celui que j'avais envers son camion : ils n'étaient là que pour l'emmerder. Henry se disait que la raison pour laquelle les Cheyennes avaient toujours chevauché des appaloosas au combat c'était qu'une fois que les hommes étaient arrivés sur le champ de bataille, ils étaient tellement en colère contre leurs chevaux qu'ils étaient prêts à tuer tout le monde. »


J'espère que ma petite sélection personnelle et subjective, qui ne saurait épuiser la richesse du catalogue Gallmeister, aura su en tout cas aiguiser votre appétit et votre curiosité. Belles lectures et à bientôt.


Gaëlle Nohant.