5 janvier 2012

Perdre la tête avec Laure Murat


«C'est comme la mer : il y a les grandes lames et puis il y a les murmures du dessous, comme disait Foucault. Moi je suis plus dans le dessous. »

Ces mots d’Arlette Farge, l’historienne Laure Murat pourrait les reprendre à son compte, car elles partagent une même passion pour les archives, les registres d’asiles, les rapports de police, toute cette paperasse administrative où vient se dire en sourdine — à qui sait l’entendre — l’histoire des oubliés, des «sans voix», de ces anonymes emportés dans la tourmente de l’Histoire. Tandis qu’Arlette Farge se plonge dans les archives judiciaires, Laure Murat explore depuis vingt ans celles des asiles et des maisons de santé privées et s’interroge sur la manière dont les convulsions de l’Histoire affectent notre psyché et notre équilibre mental. Comment délire-t-on l’Histoire? Le génie procède-t-il de la folie ? Les critères définissant les maladies mentales sont-ils le reflet de l’idéologie de leur temps ?


Dans L’Homme qui se prenait pour Napoléon, son dernier livre paru chez Gallimard — prix Fémina de l’essai 2011, elle se penche sur ce tumultueux XIXe siècle qui malmena, de révolutions en coups d’Etat et en guerres civiles, l’esprit des hommes qui le traversèrent. Et nous rappelle utilement que «le délire, rempart du sujet contre son propre effondrement, a beaucoup à nous dire sur la violence politique.»

Cette passionnante étude démarre avec la Révolution, qui vit le fou passer du statut d’animal enchaîné à celui de patient susceptible d'être guéri, et la naissance de la psychiatrie. Si Philippe Pinel, qui prend la direction de Bicêtre en 1793, n’a pas «libéré les fous de leurs chaînes» comme le veut sa légende, il a participé à ce mouvement de libération et est à l’origine du Traitement moral des aliénés, qui visait à ramener le fou à la raison grâce à un mélange de douceur et d’intimidation, n’hésitant pas à recourir à la ruse et à entrer dans le délire du patient pour mieux l’en guérir. Pour Pinel, tous les hommes peuvent devenir fous, et tous les fous doivent être traités en êtres humains. La folie n’est plus considérée comme une malédiction incurable mais comme une affection transitoire provoquée par les passions humaines ou les accidents de la vie. Ainsi les événements de la Révolution et la Terreur engendrent-ils des troubles mentaux, peuplant les asiles de patients terrifiés à l’idée de «perdre la tête», au propre comme au figuré. Tel cet horloger persuadé qu’on a échangé sa tête contre celle d’un autre !

Dans ce siècle traumatisé par d’incessants changements de régime, les aliénistes Pinel, Esquirol ou Ulysse Trélat constatent l’augmentation des troubles mentaux liés à la violence politique. Dans les asiles, on croise des êtres brisés par l’Histoire et des monomanes qui se prennent pour Louis XVI ou pour Napoléon, rarement pour Louis Philippe... Le retour des cendres de Napoléon en décembre 1840 provoque la multiplication des empereurs à Charenton et à Bicêtre. Napoléon incarne bien sûr le fantasme du pouvoir absolu et sans limites, l’autorité et l’arrogance, mais il est aussi — comme le dit Laure Murat — l’usurpateur, le self made man libre de toute justification dynastique :

«L’homme qui se prend pour Napoléon usurpe donc la personnalité d’un usurpateur, sans compter que, victime de monomanie orgueilleuse, il s’identifie à un souverain lui-même atteint, dit-on, de folie des grandeurs. Autrement dit, l’homme qui se prend pour Napoléon est un usurpateur qui se prend pour un usurpateur et un mégalomane qui se prend pour un mégalomane. Un fou qui se prend pour un fou ?»

Mais à la faveur d’un glissement entre démence et dissidence, les asiles — et particulièrement les maisons de santé privées — deviennent aussi des prisons politiques où l’on enferme les opposants au régime en place. On assimile volontiers insurrection et démence, comme si la folie était toujours du côté des révoltés et jamais du côté de la répression.

L’internement arbitraire est la maladie du siècle, frappant les séditieux, les marginaux et les femmes qui aspirent à l’indépendance, et terrifiant l’opinion publique. Car en ce siècle sismique qui voit l’avènement du psychiatre tout puissant, personnage redoutable qui peut interner qui bon lui semble, l'asile apparaît comme une machine à fabriquer des fous et personne ne peut se sentir à l’abri d’une telle menace :

«De l’adversaire bonapartiste au monomane qui rêve d’un destin impérial, les yeux fixés sur l’horizon et la main dans son gilet, de l’insurgé au dément dont il confient de brider la fureur anarchiste par la camisole, de la pétroleuse à l’hystérique, la frontière est souvent mince. Le fou serait-il, par essence, l’opposant ? Ou est-ce l’opposant qui est systématiquement considéré comme fou ?»

Ces questions brûlantes restent d'actualité, puisque le traitement actuel de la folie, comme le souligne l'historienne en conclusion, constitue un véritable retour en arrière, privilégiant le retour au tout sécuritaire et à une exigence de rendement qui se fait au détriment des véritables soins et recourt à la camisole chimique et à l'internement sans consentement, marginalisant de plus en plus des patients abandonnés à leur sort. Si, comme l'écrit Lucien Bonnafé, "on juge une société à la manière dont elle traite ses fous", il n'y a pas de quoi se montrer optimiste.

Il y a quelques années, Laure Murat nous invitait déjà à explorer la psyché du XIXe siècle dans une biographie remarquable des deux docteurs Blanche (Esprit et son fils Emile) qui dirigèrent successivement la plus chic des maisons de santé de Paris, d’abord à Montmartre, puis à Passy, de 1821 à 1893. Après des années de patientes recherches, l’historienne avait inventé un trésor : les registres de la clinique et les archives privées des Blanche.

La Maison du docteur Blanche, couronné du prix Goncourt de la biographie, dresse le portrait de deux médecins désintéressés et profondément humanistes qui vécurent tour à tour au milieu des fous comme dans une pension de famille. Entre les murs de leur «maison» défilèrent nombre de personnalités du siècle, de Gounod à Nerval, de Théo Van Gogh à la comtesse de Castiglione et à Maupassant. Nerval y passa plusieurs années, Maupassant y mourut d’une paralysie générale résultant de la syphilis. Pour tous les amoureux de la littérature, c’est un voyage des plus émouvant aux côtés d’une guide dont l’érudition n’a d’égale que la délicatesse. De Nerval, ce doux «rêveur lucide», maniaco-dépressif et probablement atteint de schizophrénie, qui ne voyait dans la raison et la folie que deux mondes reliés par le rêve, à Maupassant qui, fasciné, écrivit la folie avant que celle-ci ne s’empare de lui, ce livre captivant ausculte la frontière poreuse entre le délire et le rêve, entre le génie et la folie, entre la liberté et l’aliénation, cet « autre en soi» qui peut avoir raison de vous et vous fermer la bouche à jamais. Regorgeant d'anecdotes amusantes ou poignantes, ce livre est une mine d'informations sur l'époque.

Pour finir en beauté, un extrait de la correspondance de Nerval quand il était chez le docteur Blanche...

"J'ai peur d'être dans une maison de sages et que les fous soient au dehors. S'il y venait plus souvent de belles dames, je serais loin de m'en plaindre."

... Et une phrase de Maupassant parlant des fous :

"Pour eux l'impossible n'existe plus, l'invraisemblable disparaît, le féérique devient constant et le surnaturel familier. Cette vieille barrière, la logique, cette vieille muraille, la raison, cette vieille rampe des idées, le bon sens, se brisent, s'abattent, s'écroulent devant leur imagination lâchée en liberté, échappée dans le pays illimité de la fantaisie, et qui va par bonds fabuleux sans que rien ne l'arrête."

Bonne année, et belles lectures.

Gaëlle Nohant.

18 octobre 2011

Véronique Ovaldé, le goût de la fêlure


« Je me sens à l’aise dans ces territoires que j’invente. J’ai commencé à écrire lorsque j’étais enfant, parce que j’y trouvais le plaisir d’une liberté absolue. J’ai l’impression qu’on ne peut pas me rattraper au tournant dans un pays imaginaire : je peux choisir le type d’architecture, de climat, de végétation que je veux ! Donner une cohérence à tout cela donne des contraintes, mais ce sont des contraintes très exaltantes. Je m’ennuierais à raconter une histoire qui se passerait en bas de chez moi. Même si j’aime y mêler des choses réelles, pour que ce pays soit une enclave, qu’il y ait un doute. Je n’aimerais pas écrire un texte de pure anticipation ; cet espèce de pas de côté me plaît. »




Deux ans après Ce que je sais de Vera Candida, qui ressort en poche cette rentrée — la magicienne Ovaldé est de retour avec sa fantaisie exquise, son humour décalé et son goût pour ces personnages abîmés qui, à la faveur d’une rencontre ou d’une prise de conscience brutale, trouvent la force de se sauver in extremis (ou de se laisser sauver) d’une vie qui les tue lentement. Souvenez-vous, je vous avais dit ici tout le bien que je pensais de cette romancière qui fait partie du cercle très restreint de ces auteurs dont l'écriture et la manière de regarder le monde m'ont ensorcelée dès la première page. Ce qui ne veut pas dire que je les couve désormais de regards cristallisés, mais que j'attends leur prochain roman dans l'effervescence.


Après Ce que je sais de Vera Candida et sa lignée d’amazones aux destins tumultueux, la romancière nous a encore concocté, avec Des Vies d’Oiseaux, une de ces friandises acidulées qu'elle affectionne, dont la suavité trompeuse enrobe la noirceur du monde. Vous garderez sur la langue la mélancolie de Villanueva, petite cité balnéaire à la tristesse « de vieil alcool » et la rage d’Irigoy, « la ville aux chiens », terre de violence, de bandits et de crève-la-faim nichée dans le désert. Entre ces deux lieux plantés comme deux extrêmes d’une Amérique du sud étouffante, poisseuse et gangrénée (même les somptueuses villas de la « colline dollars » tombent lentement dans la mer à mesure que s’écroule la colline sur laquelle elles sont blotties), Ovaldé déroule les destins de personnages qui ont tous en commun de « colmater les brèches », camouflant leurs blessures souterraines avec grâce et délicatesse.


En bon chevalier ovaldien, le lieutenant Talbo est un homme patient, si délicat que sa pudeur le retient de poser les questions qui fâchent (ce qui constitue une limite dans l’exercice de son métier). Il dorlote en son cœur un chagrin d’amour vieux de dix ans, « une douleur saisonnière ». Une enquête insolite l’amène à croiser la route d’une femme qui avait justement besoin d’un chevalier :


« Il sonne à la porte de chez les gens, goûtant le moment où il ne sait pas si on lui ouvrira, fumant la fin de sa cigarette avant de la jeter dans le caniveau, et regardant le ciel, il est calme, cet homme semble toujours très calme. »


Si les personnages d’Ovaldé ressentent l’urgence de quitter leur lieu d’origine pour se forger un autre destin, c'est qu’il y va de leur survie. Ainsi Vida Gastoruzu a-t-elle fui Irigoy, la sinistre ville des chiens, pour se réfugier dans le beau mariage aux allures de tombe qui a fait d’elle cette personne qu’elle ne reconnaît pas. Au point que Vida ne sait plus très bien si elle vit encore. Sa fille Paloma a fui leur villa climatisée dont les fenêtres ne s’ouvrent pas et qui « s’effondre somptueusement ». Son absence est la brèche vertigineuse qui élargit en Vida la faille initiale, ce hiatus entre celle qu’elle fut et celle qu’elle est, condamnée à l’inexistence par un mari qui l’a tirée de la glaise d’Irigoy pour la recréer à son désir :

« Elle restait persuadée qu'il ne lui arriverait jamais à elle de tromper cet homme. Peut-être était-ce lui finalement qui l'avait convaincue qu'il ne courait aucun danger puisqu'il l'avait fabriquée. »


Parallèlement à Vida et Taïbo, il y a ces oiseaux qui se sont envolés un jour de leur nid à tire d’aile et occupent désormais le nid des autres en leur absence, vivant d’éphémère et d’amour tendre. Elle, c’est Paloma, la fille de Vida et Gustavo, dont la fêlure est un deuil inconsolable. A partir de ce point de rupture, elle a « refermé une à une toutes les portes qui mènent à elle », et préparé méthodiquement sa fuite :


« Chaque jour de la vie de Paloma depuis cette décision est comme un caillou supplémentaire au terril qu’elle érige, sous lequel elle va construire un souterrain qu’elle va forer à la cuillère s’il le faut mais qu’elle va creuser avec l’application d’un prisonnier qui veut s’évader de Sing Sing. Et maintenant elle attend. »

Lui c’est Adolfo, le kidnappeur qu’elle s’est choisi, mélange de séduction désarmante et de violence refusée. L’événement fondateur de sa vie, c’est la terrible chasse au bison sauvage où son père l’entraîna le jour de ses quatorze ans pour qu’il « devienne un homme ». Au bout de cette nuit d’épouvante, Adolfo comprit qu’il pouvait non seulement survivre à la folie de son père, mais qu’il n’était pas condamné à lui ressembler :


« Il avait quatorze ans et il était évident qu’il n’allait pas rester coincé là pendant les quatorze années suivantes. Adolfo, sur le lac gelé, était quelque part au-delà du découragement et ce découragement même avait pris une forme apaisée, définitive, comme la preuve que lui, Adolfo Orezza, existait bel et bien, indépendamment de l’endroit où il était tombé en naissant. Il ne ressentait plus aucune rage. »


La collision imprévisible et inéluctable de Paloma et d’Adolfo est le courant électrique qui traverse ce roman enlevé et subtil où se fissure et se transforme ce qui paraissait figé. Car si Véronique Ovaldé a un faible pour les personnages fêlés, c’est que le déséquilibre sur lequel ils avancent — comme ces villas bâties sur un sol instable — leur donne l’impulsion nécessaire pour se dérouter, prendre ce risque qui les rend vivants. Et si son écriture se fait si volatile et enchanteresse, c’est pour mieux nous délivrer le poison subtil des ces mélancolies profondes et de ces plaies mal refermées qui tissent la beauté des êtres. Alors en cette rentrée littéraire, ne vous refusez pas ce plaisir.



Gaëlle Nohant

1 septembre 2011

Oliver Gallmeister, le chercheur d'or



"J'essaie de ne pas me préoccuper des avis divergents... Je publie ce que j'aime."

Si vous avez le chance de rencontrer un jour ce jeune éditeur fou de littérature américaine, de pêche à la mouche et de grands espaces, ce qui vous frappera sûrement, c'est la passion qui se dégage de son visage chaleureux et souriant. La passion. Une qualité rare, y compris chez un éditeur. Bien que n'étant pas du sérail, Oliver Gallmeister a résolu un jour de publier lui-même des auteurs qui n'étaient pas traduits en France, épuisés ou inconnus au bataillon, qu'il avait découverts au hasard comme on tend une ligne en espérant une belle prise. Il confesse qu'il aurait adoré publier Wallace Stegner, et qu'il s'est longtemps nourri du souffle des grands auteurs américains, en particulier de cette "nature writing" qui n'a pas d'équivalent en France, littérature de ces espaces sauvages et inapprivoisés où l'homme est sans cesse rappelé à son insignifiance, à sa fragilité et à sa précarité. Il aime évoquer ces montagnes Rocheuses où un homme peut encore se faire dévorer par un ours, ces étendues hypnotisantes où le regard s'égare, où l'on retrouve ses peurs d'enfant. La peur de perdre son chemin de petit poucet, d'être effacé par le vent, la neige, les bois, ou l'océan grondeur. Et le vertige de se dépasser en se confrontant à plus grand que soi.
Si vous rencontrez Oliver Gallmeister, il y a de fortes chances pour que, comme moi, vous vous plongiez aussitôt dans les pépites qu'abrite son catalogue. Je n'en ai pas fait le tour, loin s'en faut, mais voici quelques coups de coeur remontés de ma pêche miraculeuse :

Peut-être rêviez-vous de jouer les trappeurs en Alaska, d'y déguster au soleil couchant un saumon fraîchement pêché avant de lire un bon roman au coin du feu, dans une cabane perdue encerclée par un tapis de neige immaculé. Tout cela n'impliquait certainement dans votre esprit ni tempêtes déchaînées, ni ours dévalisant votre garde-manger, ni coups de feu résonnant dans l'air glacé. Autant vous le dire, les romans de David Vann risquent d'écorner vos images d'Epinal. Cet écrivain sombre et virtuose avait treize ans quand son père lui proposa de venir passer un an avec lui en Alaska, à la dure, pour y vivre de chasse et de pêche. Il vivait alors avec sa mère en Californie, et déclina l'invitation. Quinze jours plus tard, son père mettait fin à ses jours.

« Il ne s'agit pas de jeter son cœur sur le papier », dit David Vann, «mais de laisser travailler l'inconscient, pendant des années si nécessaire, afin de remodeler le réel initial et de lui donner cohérence, forme, sens. L'écriture est un processus souterrain. »


Ce qui fait la différence d'un romancier, c'est la faculté de transformer son expérience initiale, aussi traumatisante soit-elle, en un matériau de fiction, de la détacher du témoignage pour la transcender en une histoire universelle. Cela demande une lente maturation de l'inconscient. Il a fallu plus de dix ans à David Vann pour écrire Sukkwan Island, et aujourd'hui Désolations: deux romans construits en échos, fascinants et éprouvants, dont l'écriture vous saisit pour ne plus vous lâcher, vous hante à rebours. Deux histoires où s'enroulent en spirales des solitudes vertigineuses, des couples effrités, des parents toxiques, des enfants sur le qui-vive. Chez David Vann, l'utopie de l'île déserte tourne au huis-clos haletant, sous l'œil indifférent d'une nature ensorcelante et sauvage. Ses Robinson s'obstinent à poursuivre leurs rêves partis en vrille qui n'en finissent plus de dérailler, y entraînant malgré eux ceux qui les aiment :


« Le truc, c'est qu'il y a quelque chose qui cloche chez moi. Je ne peux jamais faire ce qu'il faut, jamais être celui que je suis censé être. Il y a quelque chose en moi qui m'en empêche. », confie Jim à son fils Roy Dans Sukkwan Island.


L'île déserte, la cabane à construire comme un rêve arraché au vent, aux pluies diluviennes et aux tempêtes de neige, abrite le dernier espoir de sauver quelque chose d'une relation père-fils ou d'un mariage qui se délite. Mais peut-être cette tentative de recoller des sentiments disjoints n'est-elle qu'un leurre destiné à cacher une pulsion plus obscure et plus impérieuse :

« Un désir vieux de mille ans, l'attente d'atol ytha gewealc, le terrible déferlement des vagues et Gary le comprenait enfin. […] La volonté de voir ce que le monde était capable de faire, de voir ce que l'on était capable d'endurer, de voir — enfin — de quoi l'on était fait à l'instant même où l'on était déchiqueté. Une sorte de félicité dans l'anéantissement, à l'idée d'être effacé. »


Laissez-vous fasciner, secouer, hanter par David Vann, et saluez à votre tour la naissance d'un grand romancier.


De Trevanian, auteur américain des années 70, on sait peu de choses, si ce n'est qu'il nous a laissé quelques bijoux de romans noirs à l'humour acerbe servis par une plume nonchalante, raffinée et poétique et une construction redoutablement efficace. Un cocktail irrésistible qui tire peut-être ses arômes puissants et singuliers de ce Laphroaig que Jonathan Hemlock aime siroter à toute heure. Car le héros de Trevanian, outre son goût prononcé pour le whisky, l'alpinisme et les femmes fatales, a l'ironie corrosive, l'efficacité et l'élégance chandlerienne, de ces êtres qui se méfient de la morale, des principes philosophiques et des idéaux. Professeur d'histoire de l'art, il n'a qu'une passion : les toiles de maître. Passion coûteuse qui l'oblige à accomplir des missions punitives pour le compte d' une organisation secrète, le CII. Dans la Sanction, Jonathan Hemlock doit tuer un agent déloyal qui va participer à l'ascension de l'Eiger — redoutable sommet des Alpes — par la face nord. Jonathan Hemlock se joint donc à à cette expédition de tous les dangers. Mais il ignore lequel de ses trois compagnons de cordée est sa cible. A partir de ce scénario diabolique, Trevanian nous entraîne dans un suspense haletant dont vous ressortirez épuisés et conquis :


« Jonathan était assis à une table ronde en métal à la terrasse du Kleine Sheidegg Hotel, à siroter un verre de vaudois un peu vert en savourant le léger picotement de son effervescence latente. Il contemplait la prairie qui grimpait jusqu'à la sinistre face nord de l'Eiger. La fragile chaleur du soleil montagnard était de temps en temps chassée par des bouffées d'air vif venu des hautes terres.
Effleurée une fois par jour — et brièvement — par le soleil, la face sombre et concave se dressait, redoutable, au-dessus de lui, comme si elle avait été découpée dans le corps de la montagne par quelque pelle olympienne, son bord en croissant gris-noir se découpant sur le bleu étincelant du ciel. »


Et si vous en redemandez — et vous en redemanderez — , d'autres aventures de Jonathan Hemlock vous attendent, dont l'Expert, Shibumi et un autre volet qui sort cette rentrée.

L'Amérique des grands espaces, ce sont aussi ces canyons ocres au fond desquels hurlent les coyotes, ces prairies où « les vagues de chaleur roulent sur l'herbe aux bisons, donnant l'impression d'une brise qui en réalité n'existe pas ». C'est cette vallée de Little Big Horn, Montana, où les hommes du colonel Custer furent décimés par les tribus sioux et cheyennes des chefs Sitting Bull et Crazy Horse, le 25 juin 1876. Walt Longmire, shérif du comté d'Absaroka, se souvient de ces batailles acharnées qui ensanglantèrent la poussière du Wyoming, bien avant que les Indiens ne soient parqués dans les réserves et que les Blancs ne prétendent écrire leur histoire à leur place. Le temps a passé et l'eau a coulé dans la rivière de Little Big Horn quand débute Little Bird, le polar de l'Américain Craig Johnson (prix du roman noir 2010 du Nouvel Obs-bibliobs). Pourtant, le jour où le jeune Cody Pritchard est retrouvé une balle dans la tête, une plume d'aigle posée près de son cadavre, sa mort réveille un drame plus ancien, bien mal cicatrisé par la justice des Blancs : le viol collectif d'une jeune et belle indienne un peu simple d'esprit, Melissa Little Bird. Son peuple aurait-il décidé de venger dans le sang le massacre de son innocence ? Un à un ses agresseurs sont retrouvés morts, tandis que le shérif Walt Longmire mène l'enquête à travers les plaines enneigées, les bois sans âge et les sommets escarpés du Wyoming, où le vent mugissant mêle sa voix aux chants des vieux Cheyennes dont les fantômes veillent sur Little Big Horn, sur le vieil indien Henry Standing Bear et sur son ami Walt Longmire. Poignant, souvent drôle, captivant et infiniment poétique, le voyage auquel nous convie Craig Johnson est tout simplement ensorcelant et vous donnera envie de fouler à votre tour ces étendues sauvages où la nature rebelle ne se donne qu'à ceux qui la méritent. Pour les afficionados qui souhaiteront retrouver l'attachant shérif Walt Longmire, Craig Johnson a aussi publié Le camp des Morts et l'Indien Blanc.


« C'étaient des appaloosas. Il éprouvait pour les chevaux de cette race le même sentiment que celui que j'avais envers son camion : ils n'étaient là que pour l'emmerder. Henry se disait que la raison pour laquelle les Cheyennes avaient toujours chevauché des appaloosas au combat c'était qu'une fois que les hommes étaient arrivés sur le champ de bataille, ils étaient tellement en colère contre leurs chevaux qu'ils étaient prêts à tuer tout le monde. »


J'espère que ma petite sélection personnelle et subjective, qui ne saurait épuiser la richesse du catalogue Gallmeister, aura su en tout cas aiguiser votre appétit et votre curiosité. Belles lectures et à bientôt.


Gaëlle Nohant.

15 avril 2011

Jean Teulé, une grosse tendresse pour les gentils fourvoyés



« J'ai, l'autre nuit, eu un songe dans lequel je vis ma conscience en face ou du moins son image qui avait les traits de mon visage. Elle m'a pris la main en me disant : «Comment as-tu pu faire ces choix ? »

Sous ses airs de ne pas y toucher, Jean Teulé n'a pas son pareil pour explorer, d'un roman à l'autre, la bêtise et la cruauté de ses frères humains. Et pour se faire le chantre de ces êtres fondamentalement bons qui, pour avoir pris un jour le mauvais embranchement, par candeur, naïveté ou malchance, le paient au prix fort. Certains romans de Teulé sont des tours de force, en particulier Je, François Villon dont je ne parlerai pas ici mais qui est une variation éblouissante sur la vie vagabonde d'un poète libertaire comme on n'en fait plus. Aujourd'hui, je vais vous parler de trois romans, trois chemins de croix servis par un style d'orfèvre faussement nonchalant où l'humour le plus débridé se brise sur la peine la plus tranchante, et où la poésie vient nous arracher in extremis au désespoir et à la cruauté des hommes.

Au commencement était Darling. Infortunée gamine née dans une famille de culs terreux normands égoïstes et sadiques. Elle a des rêves, Darling, des rêves de Cendrillon accrochés à la nationale qui jouxte la ferme de ses parents. L'objet de ses fantasmes de midinette, ce sont ces routiers aux yeux « noyés d'Indonésie » et aux « visages brûlés comme des châteaux en Espagne qui la faisaient vibrer vers des profondeurs qu'elle ne comprenait pas. » Ses parents la veulent fermière ? Elle se prend d'amour pour le premier Roméo qui passe, un routier pour l'aider à rouler tambour battant vers un horizon forcément meilleur. Mais la fin du conte de fées sera aussi brutale que sans appel, et l'heure du désenchantement n'en finit pas de sonner aux tympans de cette pauvre Darling qui guettait les étoiles filantes en espérant que l'une d'elles lui était destinée. Son mariage ressemble à une méchante farce :

« Elle roulait dans leurs mots comme une sueur. Ils la martyrisaient et s'enfonçaient en elle comme des clous. »

A travers elle, Teulé nous parle de tous ces êtres qui vont morflant, toute leur vie, la faute à pas de chance, ou à une malignité du destin. Et pourtant, à travers cette épopée déchirante d'une brave fille qui en prend plein la gueule, l'admiration du narrateur devant la force de vie de son héroïne prend le pas sur la compassion, et fait naître celle du lecteur. Car cette Darling sur laquelle on tape depuis sa naissance reste debout contre vents et marées et persiste à chercher son horizon perdu, gamine têtue dans un corps de femme démoli, la mémoire en morceaux mais l'envie de vivre chevillée au ventre. Et les mots de Jean Teulé lui restituent toute sa noblesse et sa dignité.

« Cette fille me file le tournis... Elle remonte les pentes à des vitesses fantastiques et moi je ne comprends pas où elle puise cette énergie-là. Où va-t-elle chercher cette rage d'être encore verticale ? »

Alain de Monéys, jeune noble du Périgord et héros de Mangez-le si vous voulez, est un très gentil garçon. Bienveillant envers ses voisins, il se démène pour mener à bien un projet d'assainissement de la Nizonne qui profiterait à toute la région. Courageux et dévoué à sa patrie, il a exigé que le conseil de révision lève l'exemption qui prétendait l'écarter de la guerre de 1870 pour « faiblesse de constitution. » Il est vrai qu'il boîte, et qu'il n'est pas des plus épais. Sa mère, qui se désole de son entêtement à partir à la guerre, le dépeint comme un « bel enfant fort peu compliqué, de bonne foi », « né pour plaire, toujours tout sourires et des cieux attendris dans le regard... »

Et pourtant, en un instant, ce mardi 16 août 1870, alors que la France a commencé à perdre sa guerre contre la Prusse, les choses vont tourner au plus mal pour Alain de Monéys. Parti à la foire d'Hautefaye, petit village aussi tranquille que la maison de pain d'épice d'Hansel et Gretel, il n'en reviendra jamais. Sur un malentendu à pleurer, la foule va s'emparer de lui, le lyncher, le torturer, le brûler vif et ira jusqu'à le manger ! Ce fait divers tristement célèbre de la fin du XIXème siècle, Jean Teulé s'en est emparé comme personne, et réussit la prouesse de nous conduire tout au long de cet interminable chemin de croix par la seule grâce de son style limpide et aérien, qui se charge de poésie et d'humour noir pour dire l'absurdité et la folie des hommes enfiévrés par le goût du sang, l'envie d'en découdre et de trouver, coûte que coûte, un responsable à leurs malheurs :

« Ô quels baisers, quels enlacements fous ! Genoux à terre, Alain en rirait lui-même à travers les coups et ses pleurs. C'est comme si le public avait, tout à l'heure, relâché un instant la pression, laissant du temps aux défenseurs, afin de mieux jouir ensuite de l'anéantissement des espérances. »

Alain de Monéys est le bouc émissaire par excellence, christique et dépourvu de méchanceté jusqu'en l'apothéose de sa souffrance. Il est juste ce brave gars qui passait par là au mauvais moment, qui croyait en la force de sa bonne foi et de son regard bienveillant sur le monde. Sa candeur semble née pour souligner la profondeur de l'obscurantisme, de la cruauté gratuite et souvent accidentelle. Dans son martyre, sans doute a-t-il réveillé l'ivresse cannibale des massacres de la Révolution encore fraîche.

Ce petit roman éprouvant et admirable est une véritable expérience de lecture et je ne saurais trop vous le conseiller, malgré la noirceur de son sujet. Je l'ai relu pour ce billet, et j'ai espéré jusqu'au bout que les « braves gens de Hautefaye» allaient se ressaisir à temps. Que les alliés horrifiés et impuissants de de Monéys — le curé qui tente de saouler la foule pour l'annihiler, ses amis qui s'efforceront jusqu'au bout de le sauver, l'aubergiste révolté ou sa nièce, la douce Anna Mondout, amoureuse d'Alain — allaient parvenir à déjouer le drame en train de se nouer. C'est toute la virtuosité de Jean Teulé de nous tenir suspendus aux rebondissements d'une tragédie dont la fin est par avance connue, et de nous permettre d'en supporter la lecture.

« Est-ce que ça lui fait mal ? Comment vous dire ?... Paupières écartées, il paraît dormir les yeux ouverts. L'espace se dilate dans ce dérèglement de l'ordre universel. Le ciel est transi d'éclairer tant d'ombres. »

Il était naturel que Teulé se penche sur la figure controversée de Charles IX, « roi de la loose » (mot de l'auteur) resté célèbre pour avoir ordonné le massacre de la Saint-Barthélémy, la nuit du 24 août 1572, dans un Paris où couvait le brasier des guerres de religion, en apparence assoupi le temps des noces d'Henri de Navarre le Protestant et de la catholique Marguerite de Valois. Ce qu'il fait dans son dernier roman, Charly 9, mêlant le tragique au burlesque pour mieux basculer dans le poignant quand il dépeint un roi hanté par son crime jusqu'à se laisser gagner par la folie et la maladie. Mais un roi assez lucide pour savoir ce qui le tue :

"— Une seule nuit a détruit ma vie. "

Charles IX était pourtant « un gentil garçon semblant à peine sorti de l'adolescence », quand il accepta l'écrasante responsabilité devant l'histoire d'avoir permis le massacre de trente mille Protestants enfermés dans Paris. Certes, il apparaît au long du roman comme la marionnette d'une famille dégénérée et assoiffée de pouvoir, pilotée par Catherine de Médicis, mère dévorante au naturel confondant qui ne s'embarrasse ni de scrupules ni de remords. L''auteur prête les répliques les plus savoureuses à cette mama terrible qui, ayant déjà perdu cinq enfants, parle de son fils mourant comme d'une « bouse de cire coulée d'une chandelle ». Mais tout de même, ici ce n'est pas « aux innocents les mains pleines », mais aux innocents les mains ensanglantées. Et le pape a beau célébrer la Saint-Barthélémy comme une sainte croisade, et le tout Paris catholique applaudir aux charniers huguenots, Charles IX pourchassé par le remords de sa conscience n'en finit plus de sombrer dans le long cauchemar qui aura sa peau. Comme il l'avoue à sa douce épouse autrichienne épouvantée :

"— Toujours en moi, Elisabeth, le remuement de la chose coupable dans ma solitude où s'écœure le cœur."

Gagné par le vertige et la déraison, transpirant du sang par tous les pores de sa peau, Charles IX, préfigurant Lady Macbeth, n'est plus qu'un stigmate vivant en proie aux hallucinations, terrassé par ses fantômes :

« Toujours transpirant écarlate dans une fièvre cathartique qui est tantôt quarte, tantôt continue, cette plaie sanguinolente de Charly 9 — jeune homme stigmate — étend ses bras en croix. Extrémité des doigts dans l'eau de chaque côté de la barque, la lumière, entre les feuillages des arbres, peint sur sa peau des vitraux. »

Si l'auteur dresse un constat implacable contre l'intolérance religieuse, c'est avec sa légèreté habituelle et la cocasserie de ses dialogues, sans en rajouter, et il en profite pour nous régaler au passage de quelques morceaux d'anthologie. Comme cette conversation entre le roi et son bourreau où Charles IX déclare :

"— Je pourrais aussi faire assassiner mes proches. Enfin, ceux qui me restent parce que j'en ai déjà fait buter pas mal. Ce matin, par exemple, j'ai failli trucider ma sœur et un frère !

— Et pourquoi ne pas l'avoir fait ?


— J'ai hésité et puis je n'ai pas osé...


— Allez, Majesté, ressaisissez-vous ! »


On sent que Jean Teulé a de la tendresse pour ce souverain malchanceux dont toutes les entreprises échouèrent lamentablement, qui ne fut bon qu'à engendrer un massacre et qui semble se demander quel destin malin l'a poussé sur ce trône si peu fait pour lui. D'autant que l'auteur de la nuit de la Saint-Barthélémy — et c'est toute l'ironie de la chose, — nourrissait de l'affection pour quantité de Protestants, et que le massacre lui ravit nombre de ses amis.

J'espère vous avoir donné envie de vous plonger dans la poésie tendre et macabre de ce grand romancier. A bientôt.

Gaëlle Nohant.

18 février 2011

John Irving et l'enfance volée


"Notre enfance est toujours volée. Il y a des expériences qui transforment les enfants en adultes bien plus tôt qu'ils ne devraient l'être."

J'ai pour John Irving un mélange d'affection et d'admiration, depuis ma rencontre avec T.S. Garp un jour de grisaille angevine, il y a de ça dix-huit ans. Depuis j'ai à peu près tout lu de lui, de l'Hôtel New Hampshire à Une veuve de papier, en passant par Une prière pour Owen ou l'Œuvre de Dieu, la part du diable, gardant une tendresse toute particulière au Monde selon Garp. Nombre de ses personnages, comme Jenny Fields, le docteur Larch, Homer Wells, Owen Meany ou Ruth Cole, se sont gravés dans ma mémoire comme si je les avais rencontrés en chair et en os. J'aime John Irving parce qu'il fait partie de ces romanciers qui n'ont pas peur de créer une fiction avec des personnages plus réels que ceux de la vraie vie ; une fiction remplie de souffle et de générosité, embrassant des vies entières, et où un instant de burlesque pur peut basculer sans crier gare dans l'émotion la plus poignante. J'aime Irving parce qu'il appartient à la famille de ces grands conteurs qui savent tricoter une intrigue maille après maille pour se concentrer ensuite sur l'écriture seule, ce flux intuitif et rationnel, angoissant et magique qui donne vie à l'ensemble et a le pouvoir de faire oublier le réel au lecteur. Je l'aime car, comme tous les grands auteurs, il ne peut se défaire de ses obsessions, qui sont autant de repères fléchant le chemin dans toute son œuvre. Les lecteurs épris de sa prose, repèrent tous ces motifs en forme de clins d'œil inimitables qui se retrouvent d'un roman à l'autre : c'est ainsi que dans un roman d'Irving on a de grandes chances de croiser des ours, des femmes fortes et plantureuses, des chiens hargneux, des "suspects sexuels", des accidents fatals ou des enfants élevés par un seul parent. Plus profondément, John Irving écrit sur ses peurs viscérales, en particulier celle de perdre les siens. Ou sur ces blessures de l'enfance qui s'inscrivent en nous comme des tatouages invisibles, infléchissant le cours de nos existences.

Dans Dernière Nuit à Twisted River, le jeune Danny Baciagalupo — qui vit seul avec son père dans un pays rude de bûcherons et de draveurs du nord de l'Amérique, voit sa vie basculer suite à une méprise tragique : il tue par erreur la maîtresse de son père, la prenant pour un ours ! A la suite de cet accident, la vie du père et du fils devient une cavale pour échapper à la vengeance du mari de la morte, le Cowboy, personnage rusé et cruel qui les traque sans fin. Ce second accident fait suite à celui qui causa la mort de la mère de Danny, noyée dans la Twisted River pour avoir voulu danser sur la glace. Ces deux blessures sont au cœur de l'homme que deviendra Danny, et ne sont sans doute pas étrangères à sa vocation d'écrivain. Ecrivain qui restera toujours un mystère pour ceux qui l'aiment et s'interrogent sur la part d'autobiographie dans sa fiction, homme volontiers en retrait de sa propre vie, mais aussi père célibataire d'un petit Joe pour lequel il se fait, comme tous les parents chez John Irving, un sang d'encre. "J'écris sur ce dont j'ai peur et non sur les événements qui me sont arrivés. Mais je soutiens que ce dont vous avez peur, ce qui ne vous est jamais arrivé mais que vous redoutez, fait partie de votre autobiographie", dit Irving en interview. Dans Dernière nuit à Twisted River, Danny découvre une nuit le petit Joe sur la chaussée ; il était sorti de son lit pour voir les étoiles et ne doit sa survie qu'au fait que le routier qui allait l'écraser a eu l'œil attiré par le blanc de la couche de l'enfant. Pour son père, c'est comme si l'enfant était mort une première fois cette nuit-là et était désormais en sursis :
"Il emporta Joe dans sa chambre, et le changea. Il avait du mal à le regarder dans les yeux, car il les voyait grands ouverts et aveugles, comme il les aurait trouvés s'il avait découvert le petit mort dans sa couche blanche, sur la chaussée."

Dans l'univers romanesque d'Irving, les accidents mortels sont légion et les cauchemars semblent voués à se réaliser : la mère du narrateur d'Une prière pour Owen mourait atteinte à la tempe par une balle de base-ball, et dans Je te retrouverai, celle d'Heather Burns se fait renverser par un camion à Edimbourg parce qu'elle a oublié de regarder à droite en traversant. Pour avoir vu la mort frapper à l'aveugle, de façon aussi gratuite qu'absurde, les héros d'Irving sont des angoissés hantés par la peur de perdre l'autre. "Tiens bon, Daniel, et évite de te faire tuer", répète Dominic Baciagalupo à son fils comme un mantra. Cette terreur vertigineuse, c'est le boulot de l'écrivain d'avoir le courage de l'ausculter, comme l'explique Ketchum, ami bûcheron et ange-gardien des deux fugitifs, à son protégé Danny :

" — Tu tournes autour du pot, tu as l'art de contourner les sujets scabreux.
— Tu trouves ?
— Je trouve. On dirait que tu cherches à éviter de parler de ce qui fâche. Il faut plonger dedans au contraire, il faut tout imaginer, Danny."

S'il était un sujet scabreux, ou douloureux par excellence pour John Irving, car touchant à son histoire personnelle, c'était bien celui d'un père abandonnant son enfant. Et c'est magistralement qu'il l'affronte dans Je te retrouverai, roman-fleuve centré sur le personnage de Jack Burns, petit garçon abandonné par son père et élevé par une mère tatoueuse, qui découvre à trente ans que sa mère a manipulé ses souvenirs d'enfance pour servir ses propres intérêts. Il se met alors en quête de la vérité, et part à la recherche de ce père dont l'absence n'a cessé de peser sur sa vie :
"La plupart de nos souvenirs mentent, comme les photos des cartes postales. La neige, intacte et immaculée ; les bougies de Noël, aux fenêtres des maisons où le mal qu'on fait aux enfants est invisible et ignoré."

Si les romans d'Irving nous rappellent à la fragilité de l'existence et au poids terrible des blessures de l'enfance, ils sont surtout des odes à la vie, à l'amitié, à l'amour et à la chaleur humaine. L'humour et la cocasserie ne cessent de disputer leur part au tragique, et vous n'oublierez pas de sitôt certaines scènes d'anthologie, comme la messe d'enterrement très particulière de la mère de Jack, dans Je te retrouverai, où une trentaine de motards tatoués intiment le silence à un pasteur zélé qui comptait leur imposer un sermon en passant outre les dernières volontés de la défunte... Et même après avoir traversé des épreuves terribles, rien n'est jamais joué définitivement, comme le rappelle Mme Mc Quat (dite le Fantôme gris) au petit Jack Burns dans Je te retrouverai :

— "Parce que, sauf en cas de catastrophe naturelle, le rôle de victime se choisit, dit le Fantôme gris."
Si vous n'avez pas encore lu John Irving, vous êtes de sacrés veinards. Et si vous le connaissez, ne passez pas à côté de ses deux derniers romans, preuve éclatante que s'il prend de l'âge, le meilleur romancier-lutteur américain ne perd pas la main.

A bientôt.

Gaëlle Nohant

18 novembre 2010

R.J. Ellory, Entretien avec un tueur

«Me comprendre, à la fois en tant qu'enfant et en tant qu'homme, c'est comprendre des choses sur soi-même auxquelles on ne peut supporter de faire face. On fuit de telles révélations, car les voir, c'est renoncer à l'ignorance, et renoncer à l'ignorance, c'est savoir que tout est possible. Nous avons tous nos côtés sombres ; nous sommes tous capables d'actes inhumains et dégradants ; nous avons tous dans les yeux une lumière sombre qui, lorsqu'elle s'allume, peut inciter au meurtre, à la trahison, à l'infidélité, à la haine. Nous avons tous arpenté les bords de l'abîme et, bien que certains d'entre nous aient perdu l'équilibre, rares sont ceux qui — vitaux et nécessaires — sont tombés dans les ténèbres. »

C'est un tueur qui prononce ces mots dans Vendetta (A quiet Vendetta), deuxième roman de R.J. Ellory paru en France. Mais elle irait aussi comme un gant aux narrateurs de ses deux autres romans. R.J. Ellory, romancier anglais très inspiré par l'Amérique et ses convulsions, des tueurs en série à la mafia et aux complots politiques, aime nous faire entendre des confessions, et plus elles sont embarrassantes, piégées, dangereuses, mieux c'est. Prenez Ray Hartmann par exemple : flic ordinaire, mari séparé, ancien alcoolo déprimé, voilà un homme qui ne désirait rien tant qu'on lui fiche la paix. Un beau jour le FBI le réquisitionne dans le cadre d'une sombre histoire de meurtre et d'enlèvement. On a enlevé Catherine Ducane, fille du gouverneur de Louisiane, et assassiné son garde du corps. Un homme prétend la détenir mais exige pour parler qu'on fasse venir Ray Hartmann. Pourquoi lui ? Le FBI n'a pas le temps de se pencher plus avant sur ce mystère, une pauvre fille est séquestrée quelque part et le temps leur glisse entre les doigts, tic tac tic tac, alors Ray n'a que le choix de sauter dans le premier avion pour la Nouvelle-Orléans, sa ville de naissance qu'il avait fuie pour ne jamais y revenir. Une Nouvelle-Orléans d'avant Katrina, « ville facile » et « briseuse de cœurs » où prospèrent des truands aussi glaçants que Papa Toujours Feraud, que l'on n'oublie jamais si l'on a eu la malchance de croiser sa route :

« Ses yeux ressemblaient à des pierres délavées sur le lit d'une rivière et étaient presque transparents, perçants et hantés. »

Une fois Hartmann rappelé, l'homme se livre au FBI. Il a des choses à dire à Ray, et ce n'est qu'ensuite qu'il dévoilera où est la fille du gouverneur. Situation tragi-comique : voilà toute une brochette d'agents du FBI et un flic qui se demande bien ce qu'il fait là, obligés d'écouter par le menu le récit de la vie d'Ernesto Perez, né à la Nouvelle-Orléans, tueur pour la mafia depuis plus de trente ans. Ray est tour à tour gêné par cette confession qu'il n'a pas cherchée, vaguement horrifié, pressé d'en finir, puis peu à peu fasciné, hameçonné, et pour finir submergé par une empathie dont il se passerait bien. Car enfin, cet homme est un monstre, un rebut de l'humanité ! D'ailleurs, quel but poursuit-il au long de cette confession ? Et pourquoi avoir choisi Ray ? Tandis que se déroule, derrière ces questions, le déroulement implacable d'un thriller embrassant l'histoire de la mafia américaine de Capone à nos jours, le monstre qu'on voulait tant écarter de soi se rapproche, se fait homme, presque frère par instants, et il semble que tout le sang qu'il a sur les mains nous imprègne à notre tour.

Dans le panthéon du roman noir contemporain, où brillaient déjà les James Ellroy (à ne pas confondre avec notre auteur même si son nom en est l'anagramme), David Peace et autres Dennis Lehane, R. J. Ellory, même s'il lui aura fallu patienter plus de treize ans pour trouver un éditeur, s'est taillé d'entrée de jeu une place méritée. Sans doute parce que, comme ses illustres collègues, la mécanique précise et huilée de ses intrigues est pour lui un prétexte pour entraîner le lecteur sur les terres vertigineuses de la psyché humaine, de ses rêves et de ses cauchemars, là où les impressions de l'enfance se gravent pour toujours et où les mauvais embranchements, les rêves piétinés, les illusions, se paient au prix fort.

Chez Ellory, les confessions ne sont jamais extorquées — du reste les policiers n'y ont pas la perspicacité éclair des experts de séries télé — mais librement offertes ou imposées dans un but précis. Elles sont à la fois minées et profondément mélancoliques, sincères et machiavéliques. Leurs auteurs ont l'âme brisée d'Orphées revenus des Enfers, détenteurs d'un savoir capable de faire voler en éclats l'insouciance qui sous-tend nos vies ordinaires.

Tel Joseph, le héros de Seul le Silence (A quiet belief in angels), écrivain hanté assis près du cadavre d'un homme assassiné et qui, arrivé au « dernier chapitre » de sa vie, désire « remonter au tout début » et supplie presque le lecteur : « Accompagnez-moi, si vous le voulez, car c'est tout ce que je peux vous demander, et malgré mes torts, je crois en avoir assez fait pour que vous m'accordiez ce temps. » Sa confession douloureuse nous plongera au cœur de son enfance en Géorgie, dans une Amérique profonde à la Harper Lee, pétrie de superstitions et de préjugés, qu'ensanglante une série de meurtres de petites filles. Joseph, à l'âge de douze ans, trouve le corps de l'une d'elles et dès lors ces gamines mortes vont le hanter. Il n'aura de cesse que de retrouver le meurtrier qui a brutalement mis fin à son enfance. Tandis que ses yeux dessillés scrutent le monde qui l'entoure à la recherche d'indices, les adultes « disent une chose et en font une autre », tout le monde dissimule et triche et il est périlleux de savoir à qui se fier. Tels les flics d'Ellroy obsédés par l'énigme du Dahlia Noir, Joseph est possédé par son enquête qui est comme une fleur carnivore poussant au-dedans de lui, une « part d'ombre » grandissante qui le rattrapera où qu'il fuie, au risque de dévaster sa vie :

« Une vie à retenir, ou à voir glisser entre des mains indifférentes et inattentives, mais toujours une vie.

Et lorsqu'on nous en donne une, nous en souhaitons deux, ou trois, ou plus, oubliant si facilement que celle que nous avions a été gaspillée. »

Dans Les Anonymes(A simple act of violence), dernier roman paru chez nous, la police de Washington trouve quatre cadavres de femmes battues à mort, meurtres qui semblent signés par un même tueur en série. L'inspecteur Miller est sur la piste de ce qui devrait être une enquête classique. Sauf que dès le début du livre, Ellory entrecroise très habilement les chapitres sur l'enquête avec des passages où le tueur lui-même se raconte. A qui ? Au lecteur, aux policiers, au monde ? Et dans quel but ? Ellory use ici d'un suspense haletant dans la pure tradition hitchcockienne. Hitchcock définissait en effet le suspense en donnant l'exemple de deux hommes attablés conversant ensemble. Ensuite, ajoutait-il, prenez la même scène, mais au démarrage vous aurez montré au spectateur qu'il y a une bombe cachée sous la table. Vous venez de créer le suspense. Dans Les Anonymes, le tueur a toujours au moins deux longueurs d'avance sur la police qui le traque, mais le lecteur aussi ! Il sait dès le début qui tue et pourquoi, il a vu la bombe nichée au cœur de l'enquête, et assiste fasciné aux efforts acharnés de l'inspecteur Miller pour s'enfoncer jusqu'au cou dans un piège dont il ne soupçonne pas le danger. Quand je parle de bombe, c'est une image. L'intrigue de ce roman est bien plus large que ça, elle est vertigineuse et il serait criminel de vous la dévoiler ici. Mais sachez que sa construction virtuose, véritable mécanique d'horloger, sert admirablement le propos du livre et met en lumière la confession d'un tueur hors normes, personnage que vous n'oublierez pas de sitôt.

« C'est à partir de là que tout est devenu personnel : alors qu'avant je pouvais laisser les morts là où ils étaient tombés, après cette nuit-là ils ont commencé à me suivre partout. »

R.J. Ellory aime et admire aussi bien Norman Mailer et Truman Capote que Stephen King, et il a hérité d'eux la noirceur, l'humanité, la densité des histoires et des personnages et cette charge de mélancolie dont je parlais. Mais il sait aussi, à partir d' une matière riche et ambitieuse, tisser des récits qui vous attrapent et vous tiennent jusqu'à la dernière page. Gare à l'addiction une fois que vous y aurez goûté !

Bonne semaine.

Gaëlle Nohant

PS : comme je vous l'avais annoncé, j'ai la joie de vous annoncer la parution d'un recueil de mes nouvelles, l'Homme Dérouté, aux éditions Géhess. Il ne sera disponible en librairie que fin novembre et je lui consacrerai un petit billet, mais vous pouvez d'ores et déjà vous le procurer ce week-end à la fête du Livre de Toulon, où je dédicacerai pendant trois jours. Je vous y accueillerai avec un grand plaisir.

15 octobre 2010

Petite Balade de l'Estonie Occidentale à la Nouvelle-Orléans

Bonjour à tous,

Si j'arrive avec un peu de retard au rendez-vous que je vous avais fixé, c'est que j'étais occupée à ripoliner quelques nouvelles (parmi lesquelles un petit roman policier) dont je vais faire paraître un recueil dans moins d'un mois. Mais je vous en reparlerai au moment de sa sortie.

Cette semaine j'ai trois coups de cœur, et je vous les conseille tous sans réserve, même si deux d'entre eux sont des chocs. Laissez-vous choquer, bouleverser, renverser par ces histoires. Et revenez me voir si vous n'en ressortez pas pleins de gratitude.

On commence avec Purge, de Sofi Oksanen, laquelle appartient au cercle très fermé de ces romanciers au talent précoce et fulgurant, ces écrivains qui à trente ans ont déjà plus de talent dans leur petit doigt que la plupart d'entre nous à la cinquantaine (je dis la cinquantaine car c'est souvent le moment où un écrivain atteint son apogée, livre ses meilleurs romans.). On se demande ce qu'elle écrira à cinquante ans, tant son dernier roman est rempli de force, de profondeur et de maturité. Embrasser plus de soixante ans de l'histoire de son pays à travers un roman palpitant qu'on ne peut lâcher, c'est un tour de force ! Voici donc Aliide Truu, vieille cachottière paranoïaque qui habite une ferme dans un village paumé au fin fond de l'Estonie Occidentale. Si vous ignorez où se trouve l'Estonie vous n'êtes pas les seuls, rassurez-vous l'éditeur a pensé à nous et vous trouverez une carte au début du livre. Mais en gros, l'Estonie est un minuscule pays pris en sandwich dans le bloc soviétique, et on devine que le rapport de forces n'a jamais été en sa faveur. Un beau matin, donc, Aliide trouve une jeune-fille couchée dans sa cour, et on ne peut pas dire que ça lui fasse plaisir. Elle se doute que cette irruption annonce des ennuis. Il faut dire que la jeune Zara a le corps marqué de cicatrices et transpire la peur. Qui est-elle, que fuit-elle ? A son contact, Aliide retrouve une vieille amie dont elle pensait s'être débarrassée :

"Pour Aliide, la peur était censée appartenir à un temps révolu. Elle l'avait laissée derrière elle et ne s'était pas intéressée le moins du monde aux jets de pierres. Mais maintenant qu'il y avait dans sa cuisine une fille qui dégoulinait la peur par tous les pores sur sa toile cirée, elle était incapable de la chasser de la main comme elle aurait dû le faire, elle la laissait s'insinuer entre le papier peint et la vieille colle, dans les fentes laissées par des photos cachées puis retirées. La peur s'installait là, en faisant comme chez soi. Comme si elle ne s'était jamais absentée. Comme si elle était juste allée se promener quelque part et que, le soir venu, elle rentrait à la maison."

Bienvenue dans un monde où les faibles femmes déploient des forces insoupçonnées, un monde où règnent l'espionnite et la terreur des Volga Noires aux vitres teintées, où il peut être dangereux d'aller chercher des champignons en forêt et où "un chien ne rompt pas avec ses crocs la chaîne de l'hérédité." C'est un roman qui se place résolument du côté des femmes, parce qu'elles sont toujours en première ligne dès qu'un nouveau pouvoir s'installe, qu'il soit politique ou économique, religieux ou mafieux. Quelle qu'en soit la justification, et elle est souvent de pure forme, il y a toujours un tribut sexuel à payer, un asservissement à endurer. Mais il est difficile de briser complètement une femme, tant elle ressemble au roseau de la fable qui ploie mais ne rompt pas. Vous n'oublierez pas de sitôt Aliide Truu et la jeune Zara, elles vous entreront dans le cœur et s'y graveront profondément. Les romans de cette force ne sont pas légion, ne le manquez pas.

Les deux héros du roman de Jérôme Ferrari, Où j'ai laissé mon âme, incarnent deux positions bien distinctes face au dilemme posé aux militaires français par la guerre d'Algérie : le capitaine André Degorce, ancien résistant déporté à Buchenwald, ancien prisonnier des Viets durant la guerre d'Indochine, doublement survivant, est à présent chargé de superviser "l'interrogatoire" des suspects algériens. Le lieutenant Horace Andreani, qui fut autrefois le compagnon d'infortune de Degorce dans les camps du Viêt-Minh, dirige quant à lui les sinistres activités de la Villa Saint-Eugène, dont nul ne ressort jamais vivant car elle "n'était pas une villa, elle était une porte ouverte sur l'abîme, une faille qui déchirait la toile du monde et d'où l'on basculait vers le néant." Si le capitaine Degorce souffre de se retrouver dans la position du tortionnaire et aspire à un châtiment impossible, Andréani assume la mission qu'on lui a confiée dans cette guerre et peu en importe le prix exorbitant. La force de ce roman superbe, c'est de confronter deux personnages aussi réussis l'un que l'autre, et que le lecteur puisse les comprendre tour à tour et ressentir pour eux la même compassion. Car en acceptant ce rôle de bourreaux, chacun de ses deux hommes a rencontré son visage le plus sombre et le moins aimable, cette part de monstre qui les a abîmés à jamais et soustraits de la société des hommes. Tandis que le capitaine se coupe des siens car l'homme qu'ils aiment n'existe plus, Andréani est devenu cet étranger au sens camusien qui ne peut plus se sentir chez lui nulle part :
"Il n'existe aucun pays pour les hommes comme moi, ou comme vous, mon capitaine."

Accepter de participer à la torture, c'est ouvrir une faille béante en soi, une vraie boîte de Pandore. C'est quitter à jamais le rivage des innocents — ceux qui ne savent pas —, de leur fraternité, de leur amour et même d'un possible bonheur, pour se perdre dans ces limbes où les frontières entre le bien et le mal deviennent floues et perméables. Et le capitaine Degorce, qui veut tellement se dissocier des sadiques comme Andréani, est peut-être le plus dangereux des deux, car son expérience de la torture en tant que victime fait de lui un redoutable formateur :

"Messieurs, la souffrance et la peur ne sont pas les seules clés qui ouvrent l'âme humaine. Elles sont parfois inefficaces. N'oubliez pas qu'il en existe d'autres. La nostalgie. l'orgueil. La tristesse. La honte. L'amour. Soyez attentifs à celui qui est en face de vous. Ne vous obstinez pas inutilement. Trouvez la clé. Il y a toujours une clé."


Pour finir sur une note plus joyeuse, à la fois mélancolique et résolument cocasse, je vous invite à découvrir En attendant Babylone, le premier roman d'Amanda Boyden. Chassée de la Nouvelle-Orléans par l'ouragan Katrina, réfugiée un temps au Canada avant de rentrer chez elle et de participer à la reconstruction douloureuse de la ville, cette Américaine a eu envie d'écrire "un chant du cygne pour la Nouvelle-Orléans." Une ode à ce que cette ville ne sera plus jamais. Son roman se déroule donc un an avant l'ouragan, dans une petite rue de la ville-haute baptisée Orchid Street, ou vivent une poignée de familles dont aucune ne roule sur l'or. Si leur cohabitation n'est pas toujours facile, si c'est même un joyeux désordre où un instant de comédie loufoque peut sans cesse déboucher sur un drame, ces "tranches de vies" sont un petit régal de lecture. Amanda Boyden rentre avec talent dans la peau de chacun de ses héros, du petit voyou black du bout de la rue — qui s'est rebaptisé Fearius (Féroce) et démarre une carrière de caïd qui pourrait finir dans le sang — au couple bobo obsédé par l'environnement qui se cramponne à ses convictions libérales au cœur de la tempête qui fait voler leur famille en éclats. Il y aussi Cerise et Roy Brown, un vieux couple noir qui organise des barbecues pour toute la rue à ses risques et périls, et même une sorte de vieille-fille mariée un peu loufdingue, Philomenia Beauregard de Bruges, qui a entrepris "d'épurer la rue de tous ses éléments indésirables" en commençant par le Tokyo Rose, le bar d'en face, qu'elle entend neutraliser au moyen d'une intoxication alimentaire. Mais Prancie ( comme Fearius, Philomenia s'est rebaptisée) échoue, et s'attacherait même pour un peu à ses ennemis jurés. Au point d'envisager de franchir la porte du bar sans aucun prétexte, un soir, pour y trouver un peu de la chaleur humaine dont sa vie manque cruellement :

" Soudain, Prancie décide qu'elle n'en a plus rien à faire de son credo personnel concernant l'alcool. Elle puisera du courage dans une bouteille de cognac. Elle enjambe les lattes grinçantes et entre dans le petit salon. Là, elle ôte la clé de la vitrine en cachette et la fait tourner dans la serrure. A l'intérieur, elle trouve ce qu'on trouve dans toute maison du Sud qui se respecte, à savoir de nombreux pistolets et de non moins nombreuses bouteilles d'alcool, aux côtés des photocopies des actes notariés, des ouvertures de comptes et de tout le reste."

Le moins qu'on puisse dire est qu'on ne s'ennuie pas un instant en compagnie de ces personnages, et que ça dépote à la Nouvelle-Orléans ! Si l'on rit plus souvent qu'à son tour, on finit la gorge nouée à la pensée que Katrina ait balayé cette ville bordélique, tumultueuse et charmante. Parce que le temps de dévorer ces quatre-cents pages où ces vies se croisent, se heurtent et s'emmêlent, Amanda Boyden nous a profondément attachés aux habitants de cette ville pas comme les autres, tous ces gens que leurs maigres ressources ont condamnés à rester malgré l'ouragan :

"Certains d'entre nous ont choisi de rester pour Katrina. N'ayez pas peur de demander pourquoi. Tout le monde le fait. La réponse la plus simple est que nous avons décidé de rester parce que c'est la seule chose que nous sachions faire. Et parce que nous voulons rester, parce que nos maisons en bois et nos appartements en enfilade sont, pour beaucoup d'entre nous, tout ce que nous avons. Dans ces logements, il y a de la nourriture, des photos, peut-être une mère qui a besoin d'une dialyse ou un chien fragilisé par l'âge. Pour finir, nous restons parce que nous n'avons pas d'autre option. Notre paye n'est pas arrivée, nous n'avons pas de voiture et nous ne pouvons pas nous permettre d'acheter un billet de car pour une ville ou un village où nous n'avons pas de famille."

Bonne semaine à vous tous, et bonne lecture....

Gaëlle Nohant