«Selon les termes de Dale Murphy, la plèbe de Baker
est une foule surmenée, intarissablement mélancolique, de patriotes sectaires
qui verraient volontiers tous leurs voisins bien-aimés se balancer au bout
d’une cravate en fil de fer, pendus aux réverbères tout au long de la route du
boulot. C’est le pays des autocollants «Jésus est parmi nous!» sur les
râteliers à fusils, le pays où l’église est le pivot de la vie quotidienne, où
la marque de sa voiture compte plus pour le prestige d’un homme que sa femme,
où les racines familiales plongent, et parfois s’entrelacent, aussi profond que
l’eau de source. La communauté tourne autour de mariages, d’enterrements, de
rencontres sportives scolaires, de la maxime éternelle selon laquelle «ça ne
peut pas merder si je bosse un max», et de l’absorption quotidienne d’une
quantité aussi importante que possible de bibine.»
Si
Tristan Egolf n’avait pas grandi dans la petite ville de Washington dans l’état
du Kentucky, à la limite du Mid-Ouest et du sud profond, dans cette Corn Belt
truffée de fondamentalistes et de nerveux de la gâchette, il ne serait sans
doute pas devenu ce romancier virtuose dézinguant de son style aux accents
céliniens, entre désespoir et humour féroce, la bêtise crasse d’une certaine
Amérique. Si on ne sait jamais trop ce qui fabrique un écrivain, il y a fort à
parier que passer ses premières années dans la peau d’un paria, se sentir
étranger au monde qui vous entoure est une bonne école. Si Tristan Egolf avait
grandi à New York ou à San Francisco, il n’aurait peut-être pas écrit Le
Seigneur des Porcheries (Lord of the Banyard), éblouissant premier roman à l’odeur de soufre
à côté duquel le gros de la production littéraire de ces vingt dernières années
apparaît tiède et sans saveur.
Âgé d’une vingtaine d’années, Egolf débarque à
Paris avec son manuscrit sous le bras. Alors qu’il joue de la trompette sur un
pont, Marie Modiano, la fille du romancier, le rencontre et l’héberge un temps.
S’attachant chaque jour davantage à ce garçon singulier, les Modiano découvrent
en lisant son manuscrit qu’ils ont affaire à un écrivain prodige. Le
Seigneur des Porcheries ayant été refusé par soixante-dix éditeurs
américains, Patrick Modiano le recommande chez Gallimard qui le publie. C’est
le début de la légende d’un écrivain météore qui sortira trois romans-dynamites
avant de regagner son pays natal et d’y mettre fin à ses jours le 7 mai 2005, à
trente quatre ans, quelques mois après la réélection de Georges Bush. Comme si
voir triompher à nouveau cette Amérique-là, celle qu’il s’était appliqué à
vitrioler si talentueusement, était la goutte qui faisait déborder le vase du
désespoir.
Disparaissant
à peine surgi, Egolf s’est inscrit au panthéon des auteurs cultes dont les
romans circulent sous le manteau, aux côtés de John Kennedy Toole ou de
Salinger. Il partage avec Quentin Tarantino une certaine jubilation pour les
jeux de massacres, excelle dans la peinture du chaos et de la déliquescence de
sociétés avariées, consanguines, pourries de l’intérieur par des décennies en
vase clos, ruminant une culture faite de violence, d’intolérance et de
préjugés.
Le Seigneur
des Porcheries a pour héros un paria
souffre-douleur, John Kaltenbrunner, dont la prouesse a été de survivre à son
enfance à Baker, au fond de la Pullman Valley, dans cette Corn Belt profonde où
le système éducatif est un «reliquat
pétrifié du principe de Satan le Malin géré par des créationnistes
irréductibles, des paranoïaques de la guerre froide, et, selon les propres
termes de John, «des cas d’école d’arriération mentale.» Les habitants y
croient «dur comme fer que les
dinosaures ont disparu parce que Noé n’avait pas assez de place pour eux sur
l’arche.» L’alcool y coule à flots, le shérif Tom Dippold s’y fait réélire
chaque année grâce à sa gestion minimaliste et à sa politique de non
intervention dans les affaires de violences domestiques, et un gang de «harpies fondamentalistes» y sévit
impunément, hantant les hôpitaux à la recherche de malades au dernier stade à
dépouiller de leurs biens terrestres. Orphelin de père et en charge d’une mère
atteinte du syndrôme de Cushing, John livrera une bataille sanglante contre les
harpies et en particulier contre Hortense, leur sinistre chef de file.
Contraint de s’exiler sans un sou, il revient des années plus tard, endurci et
décidé à régler ses comptes avec ces bonnes gens de Baker. C’est en prenant la
tête des Intouchables de la ville, les «torche-colline» employés à la décharge
municipale, qu’il déclenchera une apocalypse jouissive et méritée. «On ne peut pas tuer ce qui ne veut pas
mourir», ce mantra rythme le roman comme une injonction à relever la tête,
à défendre sa dignité coûte que coûte, fût-ce des profondeurs de la fosse
d’égoût où la société vous a précipité :
«L’ultime assertion de John : obligés de subir le
supplice de la planche, nous conservions la prérogative, le droit inaliénable
de faire une bombe dans les eaux infestées de requins qui nous attendaient.»
Je vous
invite à vous jeter sur ce roman désopilant, féroce et poignant, à vous
attacher à votre tour à ce héros malmené venu sonner la révolte des Boueux. Et
je vous prédis que vous le refermerez avec la gorge serrée, parce qu’un
écrivain prodige qui met fin à ses jours rend tout le monde orphelin.
«Pour nous autres, nous aurions le temps de parvenir
à nos propres conclusions. En commençant par cette soirée de la fin mai où il
apparut pour la première fois sur notre décharge dans son pantalon déchiré et
ses chaussures noires orthopédiques, nous ressasserions chacun des souvenirs
dont nous disposions, à la recherche d’un indice qui nous permette de
comprendre comment un être aussi jeune et étrange avait pu croiser notre
chemin, puis le dynamiter aussi complètement, et nous quitter subrepticement
pour nous laisser imaginer le reste.»
Gaëlle
Nohant
9 commentaires:
Ton billet est magnifique (comme toujours), je ne peux que noter ce titre précieusement. Merci.
Bon ben d'accord hein, je note, comment résister à tant d'enthousiasme :-)
Ta note me fait presque regretter de l'avoir déjà lu !
Mais je ne peux qu'approuver, puisque c'est un de mes romans préférés...
Bladelor : merci. Et fais-nous partager ton avis quand tu l'auras lu :-)
Yue Yin : ah oui note, d'autant que tu vas adorer ce livre!
Inganmic : si mon billet te donne la nostalgie de ce roman fabuleux, c'est réussi ! Moi au bout de vingt pages, je me suis dit que ce roman aurait sa place dans le top ten de mes romans préférés, toutes époques confondues. A bientôt, merci de ta visite.
Je l'ai dans ma PAL depuis un moment, il sortira un jour ou l'autre. Ton billet me fait dire que j'ai là une pépite !
Une pépite oui, absolument Sylire! Un grand moment de lecture t attend. Ravie de te revoir dans ce café!
Je te suis, mais je ne laisse pas forcément de commentaires. Tes billets sont très beaux, je rejoins Bladelor...
J'ignorais les aventures du manuscrit du "Seigneur des porcheries". Egolf est un auteur que je dis encore découvrir, mais ça viendra. Merci pour ce billet.
Lilly, merci à toi pour cette visite, je serais curieuse d'avoir ton avis sur le Seigneur des Porcheries, c'est un véritable ovni littéraire. Bonne journée !
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