Rien ne me destinait à venir vous parler de Jean-Philippe Toussaint. Parce que le Nouveau Roman est moi, on est un peu fâchés, depuis longtemps. Parce que je suis volontiers de celles qui râlent qu'en France, le style s'épanouit souvent au détriment de l'histoire, et vice-versa... Parce que ma tasse de thé c'est plutôt les écrivains anglo-saxons, et pas trop les histoires qui ressemblent à de la musique de chambre.
Oui mais voilà. J'avais lu quelques petites choses sur cet auteur belge qui m'avaient séduite. Notamment une interview où il disait que non, il ne prenait pas grand plaisir à écrire, ou alors si, mais un plaisir un peu masochiste, tellement c'était difficile. Parce qu'il fallait descendre si profond en soi. Et qu'il n'est pas naturel de descendre en soi comme au fond d'une mine, c'est difficile, regardez le nombre de gens qui restent en surface et s'en trouvent très heureux. Comme ça m'agace d'entendre un auteur dire qu'il a écrit un livre avec facilité et jubilation, moi qui peine sur chaque phrase péniblement extraite... je l'ai trouvé sympathique. Et surtout, il ajoutait quelque chose qui m'a touchée : que l'on écrit parce qu'on est un peu inadapté au monde, un peu en marge, et qu'alors, l'écriture accomplit ce miracle (dès lors que vous touchez des lecteurs) de vous ramener au monde, de vous y donner une place de par votre marginalité, une vraie place qui vous réconcilie avec lui. Du coup, ça m'a donné envie de lire ses romans. En plus, il est drôle. Si si. ça rit aussi, un auteur Minuit. Regardez sa photo, ce petit air de se payer gentiment votre tête. C'est pareil dans ses romans. Il a beau les écrire dans la douleur, il s'amuse et nous amuse.
J'ai donc lu son tryptique sur Marie, qui commence par Faire l'amour, se poursuit avec Fuir ( prix Médicis 2005), et se conclut (provisoirement) avec La Vérité sur Marie (qui était au coude à coude avec Marie Ndiaye pour le Goncourt et s'est vu décerner le prix Décembre 2009), qui est tout sauf la vérité sur Marie, mais on s'en fiche. Et peu à peu, d'un roman à l'autre, tandis que ma fascination allait grandissante, et mon admiration avec, j'ai commencé à me dire, ma foi, que Jean-Philippe Toussaint devait avoir quelque pouvoir d'ensorceleur. Car partant sur la réserve, comme on trempe le bout du pied dans l'eau d'une piscine pour chercher une raison objective de ne pas y plonger, j'ai fini ma lecture complètement envoûtée, avec l'envie de tout relire. Plus j'entrais dans le texte plus l'écriture de Jean-Philippe Toussaint m'emportait, à la manière d'un bain de musique, là où elle voulait, sans que je tente de me tenir au bord des pages, je me laissais glisser dans le torrent furieux, d'un moment angoissant à une contemplation radieuse, d'un battement de coeur affolé à une respiration sereine ou à un murmure amoureux. Car le style de Toussaint est si virtuose et limpide qu'il charrie avec lui le crépuscule et le plein soleil, la musique et le silence, ce qui ne se dit pas, ce qui ne peut se dire mais qu'on lit dans un battement de cil, une larme, le frôlement d'un verre à pied contre un autre verre, la posture rebelle d'une jeune femme à l'enterrement de son père. Son écriture est une respiration, tantôt haletante et épuisée, tantôt lente et douce, sensuelle et murmurante.
Mais parlons de cette histoire d'amour fatale et inéluctable qui court le long des trois romans tel un fil invisible, et que résume cette phrase qui ouvre Fuir : "Serait-ce jamais fini avec Marie ?" Dans la chronologie un peu bousculée des romans, le narrateur rompt avec Marie dans le premier et la retrouve dans le troisième (enfin ils se retrouvent mais pour découvrir que finalement, c'est séparés qu'ils s'aiment le mieux), tandis que le second revient à l'été précédent leur rupture. Au fil de ces trois romans, de Tokyo au musée du Louvre, de la Chine à l'ïle d'Elbe, d'une nuit caniculaire dans Paris au tarmac de l'aéroport de Narita, le lien entre ces deux êtres perdure malgré les avanies de leur amour. Et survit à la rupture, aux deuils, aux liaisons intermittentes. En réalité, dans chaque roman, Marie et le narrateur s'aiment surtout dans le manque, le télescopage, la distance, y compris lorsqu'ils sont à côtés l'un de l'autre. La clé de cette relation est peut-être, bien qu'elle soit aussi insaisissable que Marie elle-même, dans ce constat du narrateur de Fuir :
"Nous nous aimions, mais nous ne nous supportions plus. Il y avait ceci, maintenant, dans notre amour, que, même si nous continuions à nous faire dans l'ensemble plus de bien que de mal, le peu de mal que nous nous faisions nous était devenu insupportable."
Ils sont ensemble, même quand ils sont séparés par des océans ou par d'autres corps, des corps chauds et saignants, moribonds ou mis en bière. La puissance de leur amour emballe le mécanisme de la nature, fait surgir de terre des tremblements de terre, des incendies, des torrents de larmes de pluie, et n'hésite pas à tuer ceux qui se mettent en travers. Et il suffit d'un simple coup de téléphone au coeur de la nuit japonaise pour raviver chez le narrateur tous les sentiments mêlés qu'il avait pensé étouffer en prenant la fuite :
"Je ressortis de la cabine, bouleversé, le coeur serré, infiniment heureux et malheureux. Avec elle, en cinq minutes, je ne savais plus qui j'étais, elle me faisait tourner la tête, elle me prenait la main et me faisait tourner sur moi-même à toute vitesse jusqu'à ce que ma vision du monde se dérègle, mes instruments s'affolent et deviennent inopérants, tous mes repères étaient brouillés, je marchais dans l'air glacé de la nuit et je ne savais pas où j'allais, je regardais l'eau noire briller à la surface du canal et je me sentais happé par des pulsions contradictoires, exacerbées, irrationnelles."
Sera-ce un jour fini avec Marie ? Probablement jamais, même si le sablier sans pitié du temps précipite la fin de leur amour, et même si la mort omniprésente rôde, prête à frapper, comme dans un drame shakespearien. Chacun des trois romans fait courir une menace plus ou moins précise. Dans Fuir :
"J'avais fait remplir un flacon d'acide chlorhydrique, et je le gardais sur moi en permanence, avec l'idée de la jeter un jour à la gueule de quelqu'un."
Dans Faire l'amour, c'est la Chine qui porte cette menace, une Chine mystérieuse, en chantier permanent, où les protagonistes chinois échangent des propos sybillins dans cette langue que le narrateur ne comprend pas, où son "accompagnateur" un peu trop zélé a toujours un oeil sur lui et où il finit par l'emporter dans une course poursuite à moto, mais par qui sont-ils poursuivis ? Pourquoi ? Enfin, dans La Vérité sur Marie, cette phrase digne d'un thriller nous met en alerte dès les premières pages :
" Mais je préfère rester prudent quand à la chronologie exacte des événements de la nuit, car il s'agit quand même du destin d'un homme, ou de sa mort, on ne saurait pendant longtemps s'il survivrait ou non."
Entre thriller et roman d'amour, d'une poursuite en moto au calme étale d'un jour d'été sur l'Ile d'Elbe, Jean-Philippe Toussaint nous conduit avec humour, gravité, fantaisie, selon son bon vouloir. La Vérité sur Marie, bien malin qui peut la dire... Il est plus intéressant de glaner çà et là des indices qui dessinent un personnage entre ombres et lumière, Marie bordélique et insouciante, Marie en larmes des pages entières, Marie fière et butée, en tenue d'équitation, à la messe d'enterrement de son père... il y a quelque chose d'intraitable chez Marie, le fouillis qu'elle affectionne est arrimé à une détermination farouche. "Imprévisible et fantasque, tuante incomparable", telle est Marie, et même si c'est son homme qui fuit, en définitive c'est elle qui échappe, jusqu'à la mise en danger, entre vertige et orgueil.
Alors vous comprendrez qu'avec tout ça (et encore je me suis restreinte, j'aurais eu tant de choses à vous dire...), je ne peux que vous engager à faire la connaissance de Marie en savourant toutes les subtilités du texte de Jean-Philippe Toussaint. Et même si les trois romans peuvent se lire séparément, dans le désordre ou comme bon vous semble, les lire à la suite permet de voir la toile entière, de retrouver d'un livre à l'autre des motifs, des échos qui se répondent l'un à l'autre dans une alchimie irresistible.
A bientôt.
Gaëlle Nohant
15 commentaires:
"le style s'épanouit souvent au détriment de l'histoire"... c'est tellement vrai !
La vision de l'écriture que propose ce Monsieur est tout-à-fait séduisante...
Gaelle, je suis tellement contente de te revoir par ici ! Je viens sur ton blog lire tes billets parfois, en désespérant qu'il n'y en ait plus de nouveaux.
Et en plus, tu choisis Jean-Philippe Toussaint, que j'ai découvert pendant les vacances avec "Faire l'amour", et que j'ai beaucoup aimé. Je n'ai pas encore lu ton billet en entier, je vais d'abord essayer d'écrire le mien, mais à première vue tu dis parfaitement ce que j'ai moi aussi ressenti avec un seul livre.
Bladelor : c'est vrai, mais ce n'est pas le cas de Jean-Philippe Toussaint et tant mieux :-)
Oui j'aime bien son rapport à l'écriture, et j'aime son humour aussi.
Lilly : ravie de te retrouver moi aussi ! J'ai hâte de lire ton billet sur Toussaint, du coup. Moi je suis allée lire ton blog de temps en temps pendant ma longue absence bloggienne, je connais ton exigence et je sais que je vais toujours y trouver de quoi exciter ma curiosité et grossir ma PAL ;-)
Moui. Je suis moyennement d'accord avec Bladelor et toi. C'est un truc que je lis très souvent, depuis des années, mais toujours dans le vague, sans jamais citer de noms, et j'avoue que je ne comprends jamais vraiment de qui on me parle. Je lis pas mal de littérature française contemporaine pourtant, mais je n'ai quand même que rarement ce sentiment. Disons qu'il y a pas mal de trucs qui m'irritent parfois, un goût excessif et déraisonnable pour l'écriture blanche, le stream of conciousness... mais sur l'ensemble des livres français que je peux lire dans une année, c'est assez minoritaire (peut-être aussi parce que tout simplement je ne vais spontanément pas vers ça, du coup je ne le vois pas... je n'en sais rien). Je crois que le truc, c'est qu'on en parle beaucoup plus, de ces livres. De là à en faire une généralité, je ne sais pas vraiment.
Ceci posé et bien posé, Toussaint est un sacré écrivain... qui cependant m'emmerde un peu, parfois. En fait je trouve qu'il écrit remarquablement bien, mais je ne me sens pas très concerné par son univers, c'est assez (trop) loin de moi. Je n'irai jamais dire que je trouve ça mauvais, mais ça ne me touche pas vraiment... il y a des artistes comme ça, sans raison apparente, on a la sensation qu'ils ne s'adressent pas à nous. Cela dit l'article est vraiment très intéressant, il n'en faudrait pas beaucoup plus pour me faire relire du Toussaint :-)
ah ben c'est malin... je viens de me dépatouillé (avec grand plaisir d'ailleurs, et nulle souffrance) d'un gros pavé de 700 pages, je viens ici de manière totalement innocente, et bam! Me voilà avec un auteur à découvrir et trois titres...pffff ;)
De JP Toussaint je n'ai lu que "Fuir", ce qui n'est pas malin, j'aurais dû commencer par le premier. Mais je compte bien lire les autres. J'avais beaucoup aimé !
Bravo pour ton billet, superbe :-)
Je ne connais absolument pas cet auteur belge mais tu as su me convaincre !
Je note qu'on peut les lire dans le désordre... inutile de faire le ménage chez soi, donc ! :-)
Moi aussi je suis très heureuse que tu aies décidé de rouvrir ton café ! Tu parles tellement bien des livres qui ont su te toucher, tu nous embarques dans tes lectures à chaque fois. D'ailleurs, tu as su balayer mes dernières hésitations quant à cet écrivain. Longue vie à ce blog !
@ Thomas : C'est marrant, moi j'étais sûre qu'il allait m'ennuyer, Toussaint... et puis non. Au contraire j'ai même été captive du suspense qu'il installe souvent dans ces trois romans. Et je dois dire que je me suis attachée aux personnages. Bref, retente le coup, sait-on jamais :-)
Choupynette : c'est quoi ce gros pavé ? Tu en parles sur ton blog ? Je vais aller jeter un oeil... tu m'intrigues... Sinon, écoute, c'est la fatalité des blogs, susciter des envies de lecture qu'on n'avait pas encore et faire qu'on ait la PAL plus grosse que le ventre !
Merci beaucoup Sylire... C'est pas grave de commencer par le 2eme, mais à mon avis c'est intéressant de lire les trois, il y a des choses qu'on voit mieux, qu'on comprend mieux. Je sais je pousse au vice ;-)
Tamara, oui on peut les lire dans le désordre, faut juste arriver à s'y retrouver un peu dans la chronologie, savoir que Fuir se passe avant Faire l'amour, et que la Vérité sur Marie se passe après Faire l'Amour. En fait c'est Toussaint qui les a écrits dans le désordre ;-)
Mélanie, ravie de te revoir ici ! Et merci pour tes encouragements, je me sens encore un peu rouillée, bloggistiquement parlant, après tout ce temps, mais ça revient doucement :)
Nous vous remercions de intiresnuyu iformatsiyu
Alors voilà.
Bon. Ben c'est ça que je veux faire. De l'écriture comme tu en parles dans ton billet, et comme fait JPT. Des torrents furieux, des contemplations radieuses et tout et tout. Entre autres choses.
Alors je m'en vais quérir des ouvrages de cet homme.
Tu ne me laisses pas bien le choix, merci de l'avoir découvert pour moi.
Merci d'avoir dépassé tes réticences pour le Nouveau Roman. C'est chouette de te retrouver, vraiment.
Et puis pour l'écriture bon ben... je vais déjà prendre du plaisir à écrire, et puis ensuite...
Anonyme : ?....
@ May : Je suis comme toi, je voudrais bien écrire comme Toussaint tiens ;-) Quant à toi, je te souhaite bon vent d'écriture... et merci tu m'encourages !
Je ne connais pas ce triptyque mais j'avais beaucoup aimé "Autoportrait (à l'étranger)" Il y est aussi beaucoup question du Japon et j'ai le souvenir aussi d'une courte nouvelle très drôle qui se déroule en Corse...Je vais le relire tiens et allez voir du côté de ces trois textes.
Sandra, et moi je ne connais pas "Autoportrait à l'étranger", merci de m'en parler,j irai jeter un oeil !
J'ai commencé par la fin et j'ai été très sensible à la magie de l'écriture et à ces atmosphères pesantes et mystérieuses. Il y a un côté mythologique qui me plaît bien !
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