Parmi mes coups de cœur de la rentrée littéraire, Robert Goolrick, pour lequel j'avais déjà confessé ici mon admiration, nous propose avec La chute des princes un roman au croisement de ses deux veines littéraires romanesque et autobiographique, narrant la chute de ces jeunes loups de la finance new qui, dans les années 80, brûlaient leurs vies telles ces allumettes qui ne retrouvent jamais "l'incandescence originelle". Si vous avez vu Le loup de Wall Street de Scorsese, vous retrouverez ici la frénésie, l'hystérie de cette époque où l'on enseignait à la fine fleur des universités américaines la rapacité sans scrupules, l'ivresse de la cupidité, les séductions vénéneuses d'un monde taillé pour des hommes d'airain shootés à la coke où la moindre faiblesse vous valait d'être laminé, effacé de ce monde dont vous aviez cessé d’être digne. Le culte de la performance, de la productivité, de la flambe, de la beauté des corps, de tout ce qui s'achète et se consomme, biens matériels et êtres humains, amour et amitié... Mais si Le loup de Wall Street de Scorsese n'apprenait rien de ses déboires, celui de Goolrick nous parle ici depuis les limbes où l’ont précipité sa chute : une vie ordinaire de libraire chez Barnes &Nobles, où il garde la nostalgie de sa toute-puissance passée, de cette vie de luxe et d’adrénaline où décrocher un poste se jouait au poker et où «Nous savions qu’à condition de vouloir tous la même chose, chacun recevrait sa part égale de gloire et de désolation.» Une vie qui l’a consumé corps et âme mais gardé en vie tandis que s’amoncelaient autour de lui les cadavres des victimes de ces vies étincelantes à la vacuité mortifère. La chute des Princes, c’est Le loup de Wall Street avec un supplément d’âme, vu sous l’angle de la tragédie grecque et de la rédemption, dont Goolrick confesse qu’elle est au fond son seul sujet.
Dans «L’amour et les forêts», Eric Reinhardt s’attache à une lectrice que son idéalisme et sa sensibilité exacerbée au monde ont prédisposée à tomber dans le piège d’un mari pervers et manipulateur. Bénédicte Ombredanne lit comme on cherche l’air pour ne pas se noyer, elle sait que les livres peuvent sauver, elle a d’ailleurs trouvé dans un roman de Reinhardt des mots qui l’ont nourrie et réparée. Elle lui livre en échange, peu à peu, la tragédie de sa vie quotidienne, le combat qu’elle mène pour ne pas abdiquer, disparaître, se laisser tuer à petit feu. Comment une femme sensible, intelligente et brillante a-t-elle pu tomber dans la dépendance d’un tyran domestique ? Cette énigme au cœur du roman compose, au fil d’une forme d’enquête psychologique, un beau portrait de femme échappant aux définitions, qui aspire à l’abri des forêts et à celui de l’amour mais incarne elle-même une forêt d’ombres opaques où la lumière surgit au détour d’une clairière. Forte et vulnérable, capable de renaître à elle-même ou de se laisser anéantir, le talon d’Achille la jeune femme est sans doute cette aspiration à «une vie incandescente», cette foi en l’existence qui l’a conduite à entretenir la fiction d’un mariage heureux. Qu’il mette en scène le harcèlement conjugal ou raconte comment Bénédicte se reconquiert à la faveur d’une vraie rencontre amoureuse ou de la pratique radieuse de l’écriture, Eric Reinhardt est ici au sommet de son art et il y a fort à parier que Bénédicte Ombredanne, héroïne poignante et lumineuse, vous accompagnera longtemps. «J’ai toujours été profondément touché par les destins empêchés», confie le romancier. Touché et inspiré, pour le plus grand bonheur de ses lecteurs.
«Je n’ai pas capitulé. Je suis toujours vivante. Je suis seule à diriger ma vie, contrairement aux apparences. La beauté, je sais très bien où aller la cueillir, rien ni personne ne pourra plus m’empêcher d’exercer ce droit, à commencer par mon mari, voire mes enfants, ou le lycée, ou les convenances.»
Dans son dernier roman, Le dernier gardien d’Ellis Island, Gaëlle Josse nous entraîne à New York en novembre 1954. Quelque jours avant que le bureau fédéral ne vienne fermer l’un des centres d’immigration les plus célèbres du monde, John Mitchell, son dernier gardien, couche sur le papier les souvenirs obsédants d’une vie passée à côtoyer ces immigrants débarquant des entreponts sordides avec pour seuls trésors quelques effets personnels, le rêve d’un avenir meilleur et leur dignité. Malgré sa volonté de demeurer un cerbère neutre et inflexible défendant aux indésirables l’accès à la «Porte d’or» de l’Amérique, John Mitchell a parfois été conduit à trahir sa mission, par amour ou par simple sursaut d’humanité. Il a franchi la ligne rouge, d’abord en s’éprenant passionnément de Nella Casarini, jeune immigrée italienne un peu sorcière débarquée du Cincinnati avec son jeune frère simple d’esprit, ensuite en prenant le risque de faire rentrer aux Etats-Unis un anarchiste italien qui constituait un danger pour sa patrie mais l’avait impressionné par sa franchise, son charisme et sa fierté. S’il n’est ni un héros ni un rebelle, John Mitchell est un homme simple que la proximité de tous ces destins n’a pu laisser indifférent. Et comment rester de pierre devant ces exilés fuyant la misère ou l’oppression, accrochés à l’espoir d’une deuxième chance dans cette Amérique fantasmée en pays de Cocagne ? Dans un style nu et poétique, Gaëlle Josse laisse résonner ces destins innombrables et nous donne à aimer ce gardien hanté par les fantômes d’Ellis Island.
«Je sentais en face de moi la présence brûlante de Lazzarini, une présence minérale, compacte, comme celle d’une pierre chauffée à blanc, avec ce regard sombre, profond, qui paraissait soupeser son interlocuteur et saisir aussitôt ce qu’il avait dans le ventre.
C’était une présence trop intense, trop sauvage pour ce bureau de l’administration américaine, avec ses classeurs rangés et ses stylos alignés, une présence avec quelque chose d’irréductible, une menace non exprimée, d’autant plus étrange qu’à ce moment précis, l’homme était à ma merci. Le filet s’était refermé sur lui, mais rien ne semblait pouvoir entamer sa fierté. Et malgré ses vêtements de pauvre, sa chemise élimée et ses sandales de corde, Lazzarini était un seigneur.»
Trois romans, trois univers singuliers, mais qui tous soulignent à quel point notre vie terrestre est fugace, risquée, aléatoire et fragile, et affirment en même temps à quel point nos existences minuscules ont le pouvoir d'irradier l'obscurité du monde avec la grâce instantanée des étoiles filantes. Belles lecture à vous.
Gaëlle Nohant
6 commentaires:
très bien je note tout, j'hésitais pour le Rheinhart, les deux autres je n'en avais même pas entendu parler... tssss
@Yueyin : Le Reinhardt devrait te plaire. Je suis étonnée qu'on n'ait pas plus parlé du Goolrick, qui pourtant vaut le détour, quant à Gaëlle Josse, c'est un auteur à suivre ;-)
Il me reste à lire le Goolrick et il me tente beaucoup.
Ravie de découvrir ce blog
@Jostein : Bienvenue dans mon café ! Ce qui veut dire que vous avez déjà lu les deux autres romans, ou que c'est le Goolrick qui vous tente ? Goolrick est un des auteurs que j'aime particulièrement ces dernières années.
Il n'est pas essoré le thème du roman de Goolrick?j'aurais préféré un roman sur des golden boys du sport comme Carl Lewis et Michael Jordan qui ont fini leur carrière en apothéose dans les années 90.
@Missiquoi : je ne trouve pas ce thème si rebattu que ça, et le talent de Goolrick est suffisant pour que ce roman mérite le détour. Bonne journée à vous.
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