«En Argentine, ce sont les femmes qui ont fait l’histoire», déclarait la romancière Elsa Osorio à son passage à Paris à l’occasion du Salon du livre. Il est vrai que de Mika Etchebéhère, sa Capitana, aux militantes torturées sous la dictature et aux grands-mères de la place de Mai, ses romans mettent en lumière des héroïnes non pas intrépides, mais assez courageuses pour avancer malgré la peur, au nom d’une certaine idée de la justice et de la liberté. Dans son premier roman aux allures de thriller, Luz ou le temps sauvage, une jeune femme se rend à Madrid pour rencontrer l’inconnu dont elle est la fille. Nous sommes en 1998, et cette rencontre est l’aboutissement d’une quête de plus de vingt ans relayée par plusieurs protagonistes luttant pour que les noirs secrets de la dictature militaire ne demeurent pas enfouis, que les ombres n’engloutissent pas cette petite lumière, Luz, qu’on a volée à sa «subversive» de mère pour la donner à un couple proche du pouvoir. Dans ce roman passionnant qui tient en haleine sur près de cinq cent pages, les voix des personnages se mêlent pour délivrer leur témoignage, leur parcelle de vérité, et jouer leur rôle mortifère, pusillanime ou héroïque. Le lieutenant Pitiotti auquel son sadisme a valu le surnom de La Bête, Miriam la pute au cœur tendre, Eduardo le gendre manipulé découvrant son courage ou Mariana, endoctrinée par un père inhumain, tous ces personnages existent avec tant de vérité et de vie qu’ils semblent pétris dans la chair de l’Histoire.
A l’inverse, dans La Capitana, son dernier roman, Elsa Osorio s’empare d’une matière historique, de quantité de documents et de témoignages, pour bâtir le portrait d’une femme exceptionnelle — Mika Etchebéhère, pasionaria argentine de la guerre d’Espagne — en lui injectant la densité du romanesque. Lui prêtant sa voix et alternant là encore les témoignages et les allers-retours dans le temps, elle s’adresse aussi à son héroïne — et quelle héroïne que cette combattante anarchiste fière et généreuse à laquelle ses idéaux conservèrent jusqu’au bout sa jeunesse et sa vivacité d’esprit ! — pour sonder délicatement cette part de mystère qui ajoute à son aura. Roman d’une vie forgée à la double flamme de l’engagement et de l’amour, La Capitana vous entraîne sur un rythme trépidant de la Patagonie au Berlin des années trente et de Paris à la guerre d’Espagne au cœur de ce tumulte où s’écrivait l’histoire du siècle, et vous offre, en prime, une belle histoire d’amour. Elsa Osorio nous bouscule, nous émeut et nous rappelle que la vie est dans le mouvement et le risque, et ça fait du bien !
«Je suis éblouie par la vie que vous meniez, une vie simple, riche, libre et engagée, unique, éthique et belle, la vie des idées, des émotions, de la passion partagée pour un monde meilleur.»
Ecrivain, scénariste et réalisatrice, Lucia Puenzo n’a pas froid aux yeux quand elle convoque les fantômes de ce pays âpre et sensuel où la douceur se pose comme par inadvertance. Dans Wakolda, son dernier roman, Josef Mengele, le monstrueux médecin d’Auschwitz qui trouva refuge en Argentine, est contraint de fuir sa vie confortable à Buenos Aires pour rallier la Patagonie, cette «Suisse argentine» au pied des Andes. Il faut dire que les agents du Mossad sont sur sa piste en même temps que sur celle d’Eichman, qui sera bientôt enlevé sur le sol argentin pour être jugé en Israël. Sur sa route, il croise Eva et Enzo, qui s’en vont vivre dans le village de Bariloche avec leurs deux fils et leur fillette de douze ans, Lilith, dont le déficit de croissance réveille la convoitise de l’ancien nazi obsédé par la pureté de la race. Convoitise qui va crescendo quand il devine que sa mère est enceinte de jumeaux, son obsession éternelle. L’élégant et arrogant Joseph, qui se prétend vétérinaire, ne tarde pas à s’immiscer dans la vie de cette famille et à s’y rendre indispensable, prenant une chambre dans leur pension, dans cette région dont les paysages à couper le souffle servent de refuge à une communauté d’anciens SS y retrouvant une vie mondaine préservée de la curiosité des chasseurs de nazis. Derrière les hautes grilles et les arbres au feuillage épais, au cœur des forêts ténébreuses où passent des silhouettes furtives, des convalescents au visage bandé et des disciples fiévreux entretiennent la vieille flamme nazie, tandis que Josef soumet peu à peu la gentille petite famille à une emprise d’autant plus glaçante que le lecteur, lui, sait ce dont il est capable. Ce roman subtil, magistralement mené, glace le sang et dérange profondément par le portrait qu’il dresse d’un homme posant sur ses semblables le regard clinique d’un chercheur sur des rats de laboratoire. Si elle sonde les ombres de l’Argentine d’une plume tranchante et ironique, c’est avec une grande délicatesse que Lucia Puenzo ausculte les ambiguïtés, les déchirements et les périls de la fin de l’enfance, restituant finalement toute sa vulnérabilité à l’intrépide Lilith, sa petite héroïne. Du grand art.
"Josef était un homme de science, il ne croyait ni à la magie, ni à l'alchimie, ni à aucun autre type d'hermétisme. Il ne croyait ni aux montagnes sacrées ni aux villes secrètes où — racontait-on — s'étaient repliés les survivants. Il était convaincu que le destin des hommes se résoudrait uniquement à la surface de la terre. Il fut obligé de prendre un des somnifères avec lesquels il avait endormi les victimes qui, en de rares occasions, avaient éveillé en lui une once inespérée de pitié."
"Josef était un homme de science, il ne croyait ni à la magie, ni à l'alchimie, ni à aucun autre type d'hermétisme. Il ne croyait ni aux montagnes sacrées ni aux villes secrètes où — racontait-on — s'étaient repliés les survivants. Il était convaincu que le destin des hommes se résoudrait uniquement à la surface de la terre. Il fut obligé de prendre un des somnifères avec lesquels il avait endormi les victimes qui, en de rares occasions, avaient éveillé en lui une once inespérée de pitié."
Après l’orage, premier roman aux accents faulknériens de la romancière Selva Almada, a pour cadre un hybride de garage-station service perdu au milieu de nulle part, dans la canicule poisseuse du nord de l’Argentine. Une sorte de Bagdad Café où échouent le révérend Pearson et sa fille Léni suite à une panne de voiture. Le garage est tenu par le Gringo Brauer, qui y vit seul avec ses chiens et cet adolescent, Tapioca, qu’une femme lui a déposé un jour et qui est peut-être son fils. Comme la panne mettra longtemps à être réparée, voilà nos quatre protagonistes forcés de cohabiter le temps d’une journée de chaleur étouffante que viendra déchirer un orage apocalyptique, mettant à nu les desseins secrets, les passions inassouvies, les fragilités et les rapports de force. L’homme de foi qui cherche des âmes à sauver avec la ferveur obsessionnelle d’un chercheur d’or et le garagiste pragmatique et ombrageux qui ne croit qu’au bien et au mal, cette «question quotidienne, concrète, que l’on pouvait affronter avec son corps», se disputent l’avenir du jeune Tapioca avec une violence rentrée qui jaillira dans le déchaînement de l’orage, tandis que les deux adolescents tentent d’écouter cette voix intérieure qui n’appartient qu’à eux, murmure de liberté, questions sans réponse. Roman d’une poésie sauvage et âpre où les hommes parlent peu et disputent leur destin à la tyrannie indifférente de la nature, Après l’orage dépayse complètement et impressionne par sa maîtrise, sa force contenue, son intensité. Il faudra compter avec Selva Almada.
"Le Christ est amour. Mais ne confondez pas amour et passivité, ne confondez pas amour et couardise, ne confondez pas amour et esclavage. La flamme du Christ illumine, mais elle peut aussi provoquer des incendies."
Gaëlle Nohant.
4 commentaires:
j'ai lu les deux premiers romans dont il est question dans ce billet et les ai appréciés. Le dernier a récolté beaucoup d'éloges ces derniers temps, je ne doute pas qu'il me plaira.
@Sandrine : Merci de votre visite ! Je ne doute pas non plus que vous aimerez Après l'orage, dans un style très différent des romans d'Elsa Osorio. Bonne journée.
Bonjour Gaëlle,
J'y vais au culot, je me permets de vous faire connaître mon roman, j'espère que vous ne m'en voudrez pas. Je suis une adepte du Bronteblog et c'est là que j'ai vu votre nom et que j'ai pu accéder à votre blog !
Mon nom : Manuela Gay-Crosier, je vient de publier un roman dans le genre romance historique "Welàntë" qui pourrait vous intéresser. J'ai de bonnes critiques sur certains autres blogs. Voilà, je n'en ajoute pas plus. Merci d'avoir lu ce message.
Cordiales salutations, Manuela
Bonjour
Tout d'abord pardonnez-moi de prendre contact par commentaire mais je n'ai trouvé aucun autre moyen.
Je représente les éditions du Délirium, votre blog a attiré mon attention grâce à ses qualités graphiques et surtout littéraires. J'aimerais donc vous proposer un partenariat afin d'aider à faire connaître nos romans récemment publiés, Les poupées sauvages et La chute de Toulon - ce dernier je pense vous intéressera car il parle du club de rugby de Toulon sur lequel vous avez également écrit.
Si ma proposition vous intéresse ou si vous souhaitez en discuter avec moi vous pouvez me contacter à l'adresse suivante : justine.vincenti.ledelirium@gmail.com
Enregistrer un commentaire