19 octobre 2012

Jane Eyre, petite âme droite et fiévreuse




                                           (crédit photo mypennines.co.uk)

«Je vais te laisser, pâle rêve ! dis-je. J’ai la fièvre, j’entends le vent souffler, je vais sortir pour sentir son haleine.»

La nuit était tombée sur la lande où le vent soufflait sans discontinuer, comme sur le presbytère et le jardin de tombes. Les centaines de freux qui nichaient dans les arbres tordus s’étaient enfin tus. A cette heure, le révérend Patrick Brontë était couché, ses filles Emily et Anne attendaient avec anxiété le retour de leur frère Branwell et Charlotte, son aînée, écrivait dans une sorte de fièvre l’histoire de Jane Eyre, puisant la sève de ce roman au plus profond de sa détresse, de ses déceptions et de ses échecs. «J’aurai trente et un ans à mon prochain anniversaire, avait-elle écrit à une amie. Ma jeunesse a disparu comme un rêve et je n’ai rien fait.» Il était sa revanche éclatante, sa façon de redresser la tête, de ne pas se résigner à l’insignifiance.

Ils avaient bâti tant de rêves, le frère et les sœurs, échafaudant les royaumes d’Angria et de Gondal avec cette ivresse, cette toute puissance des virtuoses. Ils sentaient en eux la pulsation impérieuse d’une vocation artistique dont aucun pragmatisme n’avait pu les détourner. Qu’en était-il aujourd’hui ? Les romans d’Emily et d’Anne avaient été acceptés par un éditeur à des conditions indignes, tandis que Charlotte avait eu la douleur de voir le sien refusé. Branwell, le fils choyé, l’enfant des fées, doué de tous les talents, semblait condamné à les dilapider et à ruiner sa vie. A cette heure tardive, il noyait son chagrin dans l’alcool et l’opium à la taverne du Black Bull, où Emily irait le chercher  tout à l’heure pour le ramener au presbytère. Emily aimait les âmes blessées, les animaux. Elle était la plus farouche et la plus libre des enfants Brontë. Les critiques avaient éreinté son roman les Hauts de Hurlevent, le taxant d’immoralité. Anne quant à elle, si menue et si douce, espérait juste faire quelque chose de son passage sur la terre. Et Charlotte... Charlotte jetait dans ce roman ses dernières forces, ses aspirations à une autre vie, le chagrin d’un amour impossible. Comme elle, son héroïne n’était ni belle ni riche, c’était une petite personne frêle, un roseau qui refusait de casser, exigeait qu’on lui reconnût le droit de sentir et d’aimer. Elle l’avait jetée dans les rapides d’une vie malchanceuse, orpheline et mal aimée, mais lui avait donné la force de changer son destin. Sa Jane Eyre incarnait la rébellion de tous ces petits qui aspirent aux miettes de la table des riches, parlant d’égal à égal avec ceux qui prétendaient diriger sa vie. Ce n’était pas un roman pour jeunes filles, c’était un livre puissant et sulfureux nourri à la source de ses lectures viriles, de Lord Byron et de Walter Scott. Il était plein de l’âpre poésie de la lande solitaire où se déchaîne ce vent dont la colère vous rend à vous-même. Elle le publierait sous un nom d’homme, pour qu’il soit jugé équitablement par ses pairs.

«C’est une sensation très étrange pour un être jeune et sans expérience que de se sentir tout à fait seul dans le monde, emporté à la dérive, tous liens rompus, incertain d’atteindre le port vers lequel il fait route, empêché par de nombreux obstacles de revenir vers ce qu’il a quitté.»


S’arrachant à la monotonie de la misère, Jane Eyre avait rendez-vous avec son destin dans un manoir lugubre dont les corridors glacés dissimulaient un terrifiant secret. Elle qui avait soif d’action devrait embrasser la terne condition de gouvernante chez le maître de Thornfield Hall. Charlotte Brontë avait offert à Jane un adversaire à sa hauteur : un héros byronien au caractère d’airain, sensuel et manipulateur, inquiétant, passionné, tourmenté et poignant. Bien avant Alfred Hitchcock, elle savait tremper une histoire d’amour dans le souffre et la peur, y insuffler le suspense, donner à une scène d’amour l’allure d’une scène de meurtre. Ce face à face entre Jane et Edward Rochester, dont la sensualité balançait sans cesse entre la rédemption et le rejet de l’ordre établi, Charlotte en sentait toute l’immoralité. Elle n’écrivait pas pour les ligues de vertu, mais à l’écoute de cette «influence qui s’éveillait en elle» et n’acceptait pas d’autre maître. Son Jane Eyre n’était pas un conte moral, il avait la puissance des bourrasques qui déracinent les arbres et l’infinie douceur des lendemains d’orage. L’amour dans Jane Eyre était cruel et bienfaisant, il passait par des cassures, des batailles et des redditions, il était «un plaisir comparable à celui que ressentirait un homme mourant de soif parvenu avec peine au bord d’une source qu’il sait empoisonnée et qui se penche cependant pour s’y abreuver de divines rasades.» Mais il avait le pouvoir de régénérer les êtres blessés, de leur prodiguer un bonheur d’autant plus intense qu’il arrivait tardivement.

«Si Jane Eyre a quelque valeur, il devrait pouvoir supporter une tempête», écrivait Charlotte Brontë. Le roman parut en 1847, avec un succès immédiat. Les plus grands romanciers s’inclinèrent avec admiration devant ce «Currer Bell» dont l’identité restait cachée. On parla d’un roman immoral dont il fallait protéger les femmes. Traversant le temps, ce roman «d’une âme parlant à une âme» a gardé toute sa modernité et sa force. Les grands romans ont le pouvoir de bouleverser nos vies et d’en infléchir le cours. Celui-ci a changé la mienne. J’espère vous avoir donné envie de le (re)découvrir.

Gaëlle Nohant


12 commentaires:

May a dit…

Evidemment, cette critique érudite me donne très envie de le lire, mais également une bio des trois soeurs, je l'avoue.
Merci Gaëlle !

Lilly a dit…

Bonsoir Gaëlle,
Je vois tes billets passer, mais je ne prends plus assez le temps de les lire (pourtant, tu ne publies pas si souvent).
Ce soir, il s'agit de "Jane Eyre", un roman que j'adore, et comme d'habitude tu en parles très bien. Grâce à toi, j'ai envie de le ressortir pour savourer ce duel entre Jane et Rochester, que je n'ai sans doute pas assez apprécié lors de ma première lecture.
En plus, étant donné que j'ai emprunté un roman de Robert Goolrick mercredi, j'ai une double raison de m'arrêter par ici.

Gaëlle a dit…

Alors dans ce cas, outre Jane Eyre, je te conseille la biographie d Elisabeth Gaskell qui est très bonne et très complète sur Charlotte, tt en embrassant l histoire de sa famille. Elle devrait te plaire. Merci de ta visite!

Gaëlle a dit…

Lilly, c est un grand plaisir de te revoir ici! Moi aussi je ne vais que trop rarement sur les autres blogs dont le tien, par manque de temps mais ça me manque... Ravie que ce billet te plaise à toi qui adores ce roman. En fait je l ai lu 20 fois à ce jour je crois et je viens encore de le redécouvrir, frappée par des aspects qui ne m avaient pas arrêtée les autres fois. Je viendrai peut etre compléter ce billet ou en écrire un autre tant il y aurait à dire sur le chemin de Jane vers l indépendance etc:-) En tt cas c est un roman qui attache profondément ses lecteurs. Bonne journée Lilly et à bientôt !

yueyin a dit…

j'adore tes articles Gaëlle, maintenant j'ai envie de relire Jane Eyre (pour la xième fois) et de lire la bio dont tu parles en commentaire au dessus... bref... tu es une tentatrice voilà !
je t'embrasse

Gaëlle a dit…

Merci Yue, et j'aime bien l'idée d'être une tentatrice ;-))
Si tu n'as pas lu la bio de Gaskell, tu vas adorer ! Bises

Djemaa a dit…

Merci de nous faire rêver, bonne fin de semaine, Pascal, journaliste.

Gaëlle a dit…

Merci à vous de m'avoir rendu visite ;-)

L'or des chambres a dit…

Tu l'a lu vingt fois... Waou, ça c'est du grand amour !! Je l'avais lu ado et c'est vrai que depuis quelque temps j'ai une grande envie de le relire... Ton billet donne juste envie de se jeter dessus :0)
C'est toujours un plaisir de passer chez toi et de voir qu'un nouveau billet nous attend.

Gaëlle a dit…

Quel plaisir de te revoit ici! Oui tu as raison vingt fois c est vraiment de l amour... Cela dit je t encourage à le relire, à mon avis tu seras surprise de sa richesse. Très bonne journée, à bientôt:-)

Melanie B a dit…

Je reviens enfin par ici lire quelques billets. Entre Jane Eyre et les Hauts de Hurlevent, je suis servie ! Deux romans que j'ai lus et relus à une époque. Ils m'obsédaient.
Je note la bio d'Elisabeth Gaskell. J'avais beaucoup aimé "La Hurlevent", de Jeanne Champion.

Gaëlle a dit…

Hello Melanie! C est sympa de vous retrouver toutes! Oui la bio de Gaskell est très bien, bcp de lettres de Charlotte. Ça devrait te plaire. Je n ai pas lu la Hurlevent, tu me le conseilles?