25 août 2014

Frédéric, Oona & Salinger






«Cette enfant seule dans New York se cherchait un protecteur, quelqu’un pour l’adopter, comme un chat qui fait semblant d’être indépendant et réclame son bol de lait à heures fixes. Elle ne pouvait se contenter d’un adolescent belliqueux, d’un fantassin expatrié, d’un écrivain ombrageux et encore moins d’un vétéran traumatisé... Mais pour comprendre cela, il fallait avoir au moins vingt ans de plus.»


En cette rentrée littéraire, Frédéric Beigbeider nous propose avec Oona & Salinger ce qu’il appelle une faction : une fiction vraie, une histoire vécue qu’il s’est approprié pour lui donner une densité romanesque, nourrissant de son imaginaire ces mystères et ces ellipses qui sont le miel des écrivains. C’est l’histoire du romancier J.D. Salinger, à l’époque où il n’était qu’un débutant ombrageux et timide, encombré de lui-même mais déjà armé de sa vocation. L’époque où il tomba amoureux de la très jeune Oona O’Neill, «it-girl» du New York mondain des années 40, petite fille riche mal-aimée par un père célèbre et briseuse de cœur à l’âme fragile et écorchée qui traînait avec d’autres héritières charmantes et capricieuses, Gloria Vanderbilt et Carole Marcus, et avec leur ami Truman Capote, dont l’esprit snob et caustique faisait déjà des ravages. 





«Si l’on n’était attiré ni par l’argent, ni par l’extravagance... Si l’on cherchait une autiste à protéger, un ange à sauver... On risquait fort de tomber dans le piège d’Oona.»



Des soirées enfumées du Stork Club à une nuit sur la plage naquit un long flirt fitzgeraldien qui finirait mal, car Jerry aimait Oona en espérant la changer et Oona n’aimait pas assez Jerry.  Hemingway, qui devint l’ami du jeune Salinger pendant la libération de la France, déclare dans le roman : « Tout écrivain doit avoir un jour le cœur brisé, et le plus tôt est le mieux, sinon c’est un charlatan. Il faut un amour originel complètement foireux pour servir de révélateur à l’écrivain.»


De ce point de vue, on peut dire que l’idylle ratée entre le ténébreux Jerry et la belle Oona contribua à forger l’écrivain Salinger. Si Oona vécut sa grande histoire d’amour avec Charlie Chaplin, qu’elle rencontra à Hollywood et épousa pendant que Jerry était plongé dans l’enfer de la guerre, la jeune fille brisa le cœur de l’écrivain qui lui écrivit des années durant, offrant à cette muse indifférente son désespoir et son humanité brisée, son amertume et son ironie. Ces lettres, Frédéric Beigbeider n’a pas eu le droit de les lire ; alors il a choisi de les imaginer, et c’est un pari osé mais plutôt réussi. Car si son amour malheureux pour Oona servit de révélateur à l’écrivain, la guerre le changea à jamais et c’est un vétéran traumatisé qui se retira du monde pour se réfugier au fond des bois de Cornish peu après son retour en Amérique. Les pages que Beigbeider consacre à la guerre de Salinger, du débarquement de Utah Beach aux terribles combats de la forêt de Hürtgen et à la libération des camps, sont sans doute les plus fortes du roman, ténèbres absurdes ensoleillées par l’amitié nouée entre le célèbre Hemingway et ce jeune débutant insolemment doué. Entre discussions sur l’écriture, propos désabusés sur l’amour et journal de guerre, un grand auteur se fabrique sous nos yeux et l’illusion est convaincante, la fiction prend corps au fil des lettres. 

Si Beigbeider réussit le portrait de ces deux écorchés vifs que furent Oona et Salinger, les rendant fascinants et poignants, il ne s’efface jamais derrière l’histoire qu’il raconte, cabotinant entre ses héros timides unis par leurs silences, jouant les intermédiaires entre eux et nous, leur époque et la nôtre... Les amateurs du personnage Beigbeider s’en délecteront, d’autres seront frustrés qu’il n’abandonne pas tout le champ à ses beaux personnages. Mais finalement, qu’il explore les traumatismes de Jerry ou les fêlures d’Oona, disserte sur l’amour courtois ou les mérites des mariages avec une grande différence d’âge, le romancier laisse le destin de ses personnages résonner avec ses propres questionnements et peu à peu filtrer une émotion qui est sans doute au croisement de leurs vies et de la sienne, donnant tout son sens à la phrase de Drieu la Rochelle qu’il place en exergue du roman : «J’ai envie de raconter une histoire. Saurai-je un jour raconter autre chose que mon histoire ?»

Si vous voulez savourer un roman glamour à souhait, qui oscille sans cesse entre le frivole et le grave, la mélancolie et la légèreté, Oona & Salinger est celui qu’il vous faut. Ne boudez pas votre plaisir, c’est la rentrée !


Gaëlle Nohant









8 commentaires:

May a dit…

ok, tu m'as donné envie de le lire, ce qui au départ était loin d'être gagné. Pour les premières pages lues dans Lire, j'ai été déjà cabrée par l'omniprésence du Beigbeder.
Maintenant, les pages de courrier que tu décris ont attisé ma curiosité...

Sandrine a dit…

Je me demande dans quelle mesure il y a identification entre Salinger et Beigbeder...

Gaëlle a dit…

May : je pense que c'est un très bon Beigbeider... maintenant ça reste un Beigbeider, où en effet il demeure omniprésent... Mais je pense aussi que les lettres de Salinger imaginées par Beigbeider sont des passages qui te plairaient.

Sandrine : En fait je pense que Salinger représente ce que Beigbeider ne peut pas être, justement. Ils sont diamétralement opposés dans leur manière de vivre leur notoriété et leur vie tout court, Beigbeider choisit une vie sociale et mondaine très envahissante bien qu'une part de lui aspire sans doute à la réclusion, Salinger vivait en ermite dans les bois et se protégeait de ses fans... On est toujours fasciné par les êtres qui incarnent le contraire de ce qu'on est, qui font des choix dont nous serions incapables...

Karine:) a dit…

J'aime ton interprétation Beigbeder-Salinger... j'ai du mal avec l'auteur mais celui-là, il me tente pour vrai!

Valérie a dit…

Bonjour Gaëlle,
Je rejoins ton enthousiasme pour ce nouveau Beigbeder. Comme tu le vois, je reste fidèle à ta lettre. Amicalement.

Gaëlle a dit…

@Karine : C'est sans doute un des meilleurs livres de l'auteur, mais ça reste un Beigbeider ;-) Cependant, le sujet est suffisamment intéressant pour que certains lecteurs qui ne sont pas fans du personnage se laissent tenter, donne-moi ton avis quand tu l'auras lu!
@Valérie : Merci de ton message Valérie ! En espérant te revoir bientôt, ravie que nos goûts se rejoignent sur ce roman. Amitiés.

Augustin Desprez a dit…

Je ne suis pas un grand fan de Beigbeder mais bon, il faut avouer qu'il a un bon coup de plume!

Missiquoi a dit…

Bonjour alors Beigbeder explique dans ce livre qu'il n'a pas le talent de B ret easton Ellis parce qu'il est incapable de vivre comme Salinger alors qu'il passe son temps à singer Ellis et Fitzgerald?