Me revoilà. Je déroge à mes devoirs pour venir écrire ici, alors il me fallait une bonne raison. Et quelqu'un qui ne rougisse pas trop de se retrouver à côté de Chandler.
Donc... Michel Faber.

Je vous vois d'ici : "Ça y est, elle va encore nous enquiquiner avec la Rose pourpre et le lys, je le vois d'ici !"
Euh... Vous n'avez pas tort, mais ce n'est pas tous les jours, dans une vie de lecteur, qu'un livre vous saisit avec la rapidité d'un aigle, vous fait visiter un monde qui n'a rien d'un décor peint où rien ne suinte, et finit par desserrer son étreinte juste assez pour vous laisser choir, épuisé et reconnaissant. Frustré aussi.
Car La Rose Pourpre et le Lys, ce chef-d'œuvre de "moderne victorien", vous laisse sur votre faim. L'auteur vous a savamment pris par la main pour vous transplanter en plein XIXème siècle à Londres, vous attacher aux pas de tous ses personnages, de Caroline la petite prostituée des bas quartiers à Sugar, celle qui est "mieux côtée", de Sugar et son monde âpre et vénéneux, de cette antre sans chaleur à l'univers feutré des bourgeois qui se pincent le nez mais vont au bordel, de William Rackham le parfumeur en pleine ascension sociale à sa femme Agnès, malade à crever pour une autre raison que ses nerfs ébranlés... d'Agnès à Sophie, la petite fille qu'elle a eue mais qui doit se cacher car elle est la preuve d'une impureté charnelle qu'Agnès ne peut souffrir... de Sophie aux petites bonnes de la maison, au peuple des cuisines qui recueille parfois cette enfant privée d'amour, comme une plante privée de lumière...
Et quand vous vous êtes étroitement attaché à ces personnages nombreux, complexes à l'envie, quand vous avez tremblé pour eux, éprouvé de la pitié, de la répulsion, de l'appréhension, du désir, du mépris.... hop, ils s'en vont, le narrateur vous congédie sans que vous ayiez votre mot à dire. Le rideau se baisse, les destins demeurent suspendus, pour certains.
Donc ce livre vous laisse essoré et hanté pour longtemps. Il y en a peu, des comme ça, de nos jours. On peut les compter sur les doigts d'une seule main ; des deux mains, ce n'est pas sûr.

Il était temps, par conséquent, que je me penche avec vous sur l'homme qui a réussi cette magie, dont je n'étais pas sûre qu'elle fût possible avant de croiser son livre: à la fois un roman parfaitement fidèle à l'époque victorienne, à tel point qu'on croirait que l'auteur en revient, et si moderne dans la forme, dans le propos. Nul anachronisme.

Mais Dickens, dont on sent si fort l'influence et l'humanité derrière celle de l'auteur, eût rougi à chaque page, et/ou applaudi, et craint deréchef un procès destiné à perdre cet auteur audacieux. Il eût envié cette facilité à entrer dans le cerveau d'une femme "folle", dans celui d'une prostituée, ce "bas du bas" de toutes les sociétés, et même dans celui de cet homme qui croit qu'une femme s'achète comme un cheval, et que c'est sans conséquences...
En réalité, ce billet aurait aussi bien pu s'intituler :
DES CONSÉQUENCES D'UN TRÈS BON LIVRE SUR SES LECTEURS... ET SUR L'AUTEUR.
Michel Faber a plus de quarante-cinq ans, il est né en Hollande. De là, il a migré tôt avec sa famille en Australie, et vit maintenant en Ecosse, dans une gare désaffectée des Highlands.
Il a mis 20 ans à écrire La Rose pourpre et le Lys : le titre anglais, The crimson petal and the white, est tiré du début d'un poème de Lord Alfred Tennyson :
" Now sleeps the crimson petal, now the white;
Nor waves the cypress in the palace walk;
Nor winks the gold fin in the porphyry font:
The fire-fly wakens: waken thou with me.
Now droops the milkwhite peacock like a ghost,
And like a ghost she glimmers on to me.
Now lies the Earth all Danaë to the stars,
And all thy heart lies open unto me.
Now slides the silent meteor on, and leaves
A shining furrow, as thy thoughts in me.
Now folds the lily all her sweetness up,
And slips into the bosom of the lake:
So fold thyself, my dearest, thou, and slip
Into my bosom and be lost in me."
Holly, si tu veux traduire, comme je sais combien tu aimes traduire la poésie... tu es la bienvenue !

Michel Faber dit que son titre, inspiré par le début du poème, n'est pas directement relié au roman, ou plutôt que c'est plus complexe :
Littéralement, "The crimson petal", le pétale écarlate, pourrait être Sugar, la prostituée, et tout ce qu'elle représente, le désir, la noirceur, la passion sensuelle. Et le pétale blanc serait Agnès, la femme de William Rackham, atteinte d'une tumeur au cerveau, information que seul détient le lecteur, tandis que ses contemporains ne voient en elle qu'hystérie, ébranlement nerveux grandissant. Ce "pétale blanc", ce lys, ne se rêve que pur, convoyé par des religieuses surnaturelles vers un au-delà paradisiaque. Le sang menstruel est pour elle une atteinte satanique répétée, un châtiment sans doute mérité, dont on ne peut parler. Ainsi le pétale blanc devient-il sanglant chaque mois, stigmates d'une tâche originelle, tandis que le pétale écarlate, Sugar, apparaît une nuit à Agnès comme son ange gardien. Elle n'en démordra plus, en cherchant partout la trace en vain, en guettant la silhouette.
Ajoutons que William Rackham, homme à la veulerie ordinaire, serré entre ses deux femmes, une qui ne se laisse pas toucher et l'autre qui se laisse toucher à des fins précises, est parfumeur, comme le souligne Faber : son métier est donc de manier toutes sortes de pétales pour en extraire le suc. Il respire Sugar sans se douter de ce que son parfum recèle de ferme résolution. Il respire Agnès parce qu'elle lui appartient de droit, comme Sugar lui appartient car il l'a achetée, mais sans se douter que dès qu'il approche son épouse, elle le fuit, empruntant aussitôt le corridor de sa folie.
Bref. Autant vous dire que ce roman de 1200 pages se lit en un rien de temps, bien que superbement écrit. Dès les premières pages, on tente de freiner sa lecture de peur de le finir trop vite. Pour en savoir plus sur La Rose pourpre, vous pouvez lire ceci ou cela, bien mieux développé par Holly...
Mais revenons à l'auteur. Voilà qu'il publie aujourd'hui Les contes de la rose pourpre, une sorte de suite à l'histoire.

"Je ne peux que présumer qu'il y eut très peu de lecteurs de mon roman, la Rose pourpre et le lys, pour être allés droit à la dernière page, car is ont été un trop grand nombre à me faire savoir combien ils se sont sentis orphelins une fois arrivés là."
Il ajoute ensuite qu'il a ressorti la caisse de lettres reçues de ses lecteurs, et en livre quelques extraits que je trouve exquis, même si je ne partage pas leur avis :
Ainsi, un habitant des Pays-Bas lui écrit ceci : "L'histoire se termine car, à l'évidence, vous avez dit tout ce que vous aviez à dire... Pourtant je voudrais vous demander une suite, pour les raisons suivantes : [...] Dans ma vie il y a eu un certain nombre d'adieux soudains et irrévocables, qui m'ont laissé des sentiments durables de douleur et de culpabilité. Pourquoi me faites-vous souffrir davantage ?"
Je trouve cette lettre à la fois touchante, et gonflée... Mais avant tout, elle dit bien comment un écrivain parvient, quand il est très bon, à insuffler tant de vie à ses personnages que le lecteur ne peut les quitter sans souffrance.
Faber poursuit, les extraits de lettres se succèdent, réclamant une suite tantôt avec colère : "Comment osez-vous, monsieur ? Quelle fin !" ou tantôt en suppliant : "J'aurais facilement pu lire mille pages de plus. Je vous implore donc, s'il vous plaît, s'il vous plaît, S'IL VOUS PLAÎT, écrivez une suite à l'histoire."
Là, on sent bien que la politesse est de pure forme, c'est un ordre déguisé !
Un autre affirme, péremptoire : "Les romans ne sont pas censés s'arrêter comme ça, tout simplement ! Les romans ne sont pas comme la vraie vie. Les romans sont censés avoir des fins satisfaisantes et bien ficelées."
Evidemment, là je pense aussitôt à Misery (ah, que feraient certains lecteurs s'ils pouvaient détenir Michel Faber quelques mois chez eux, et le forcer à écrire avec le bas du corps en bouillie...), mais aussi à Sir Arthur Conan Doyle forcé de ressusciter Sherlock Holmes devant un tollé général... Nous appellerons ça la tyrannie du lecteur.
A ces lecteurs tyranniques je préfère ceux qui respectent le bon vouloir de l'auteur (c'est LUI qui décide, bon sang !) et font avec... comme celui-ci, par exemple :
"Je viens à l'instant de faire mes adieux, sachant qu'il doit en être ainsi. Toute la semaine il a fallu que je me pince pour me rappeler que mes nouveaux amis ne dureraient pas toujours — seulement jusqu'à la fin de la semaine ou peut-être un peu plus longtemps. Maintenant ils sont partis — j'espère pour un destin meilleur."
Ou ce dernier lecteur, ma lettre préférée entre toutes :
"Quelques jours avant Noël, j'étais à moitié éveillé et la première pensée qui m'est venue était ce que je pourrais offrir comme cadeaux de Noël à Miss Sophie, Sugar et Mrs Fox. Puis je me suis rappelé qui elles étaient."
Pour comprendre combien Faber s'attendait peu à ce mouvemement de masse de ses lecteurs, il faut se pencher sur une interview passionnante qu'il a donnée à C. P. Farley, en compagnie de sa compagne Eva, partenaire attentive durant toute l'écriture de la Rose pourpre, et dont vous trouverez l'intégralité ici.
L'auteur y explique qu'il a écrit trois versions successives de son roman, et que durant les vingt ans qui ont abouti à la version finale, il a évolué en même temps que son histoire. Il faut dire qu'il a commencé très jeune, à une vingtaine d'années... autant dire au berceau, pour un écrivain ! (Oui Thom, la vingtaine, pour un romancier, c'est le berceau.) Longtemps, il a écrit pour ce qu'il appelle le "Dieu de la littérature", cette entité qui "lit vos trucs et dit soit "Ouais, ça va faire l'affaire" ou "Non, ce n'est pas assez bon." Il ajoute "Je n'avais pas idée de toucher des lecteurs, de vrais êtres humains."
Peu à peu, au fil de longues conversations nocturnes avec sa patiente Eva, à 4h du matin, nous est-il précisé... (Eva, tu as toute mon admiration), s'est posé le débat suivant : doit-on inclure le lecteur dans le processus d'écriture ?
C'est toute la question de la littérature actuelle qui est posée, en fait, et même de l'art en général. On écrit d'abord pour SOI, en principe. Pour nombre de raisons : répondre à ses propres questions, régler d'anciens comptes, comprendre un peu mieux comment marche le monde, se démultiplier à travers d'autres vies que la sienne ou mieux trouver sa place microscopique dans l'univers... allez savoir.
Puis, la maturité venant, les romanciers commencent à prendre en compte le lecteur. Hitchcock écrivait ses scénarios en incluant systématiquement le spectateur, et en jouant avec lui. Beaucoup d'auteurs font de même. Mais ça nécessite de se poser toutes sortes de questions techniques (quel point de vue adopter ? Quelles sont les informations que le lecteur doit connaître pour ne pas être trop perdu ? Lesquelles doit-il impérativement ignorer, sans qu'il nous en veuille au final de les lui avoir cachées ? Doit-on le supposer très intelligent ou très bête ? etc.) et éthiques : la fameuse question de la sincérité dont parle beaucoup Chandler : écrire, c'est forcément truquer un peu. Mais on peut truquer plus ou moins sincèrement. Chandler dit que le lecteur ne supporte pas qu'on l'ait complètement roulé dans la farine par des procédés douteux, par exemple en lui cachant des informations capitales, ou en le lançant sur de fausses pistes sans autre but que de le leurrer pour faire sa petite affaire sans lui.
On peut aussi écrire sans songer un instant au lecteur : qu'il aille se faire pendre celui-là, s'il ne comprend pas les fabuleux méandres de mon cerveau, s'il ne connaît pas sa trigonométrie, s'il n'est pas foutu de s'élever jusqu'à moi. Je ne m'intéresse, comme un prof pète-sec, qu'à ceux qui ont un cerveau de taille suffisante pour me suivre. Les autres rateront l'examen d'office et iront lire du Harlequin.
En d'autres termes, il y a les romanciers qui écrivent pour des agrégés de lettres, au minimum.... d'autres qui écrivent avec des phrases de cours primaires, histoire d'être sûrs d'accrocher le public moyen d'un jeu télévisé, (ce qui n'est pas toujours un bon pari)... et ceux qui tentent de naviguer entre les deux, et partent du principe qu'on peut donner le meilleur de soi-même, aller le plus loin possible, sans pour autant exclure la majorité des lecteurs, lesquels ne demandent qu'à être mieux nourris que ce qu'on leur sert en général. Michel Faber appartient à la dernière catégorie, vous l'aurez deviné.
Toutes ces questions, Faber se les est si bien posées, qu'à la fin il écrit un livre qui prend le lecteur par la main dès la première page :
"Faites attention où vous posez les pieds. Gardez toute votre tête ; vous allez en avoir besoin. La ville où je vous emmène est vaste et compliquée, et vous n'y êtes jamais allé. Vous croyez peut-être, de par certaines histoires que vous avez lues, que vous la connaissez bien, mais ces histoires vous ont flatté, vous accueillant comme un ami, vous traitant en familier. La vérité, c'est que vous êtes un étranger venu d'une époque et d'un lieu complètement différents."

Et à la fin, quand tout est consommé, il le congédie ainsi :
" Et à vous aussi : adieu.
Une séparation brusque, je sais, mais il en est toujours ainsi, n'est-ce pas ? Vous pensez que cela durera toujours, et soudain, c'est fini. Je suis content que vous m'ayiez choisi, cependant ; j'espère que j'ai satisfait tous vos désirs, ou au moins que je vous ai fait passer un bon moment. Nous avons été si longtemps ensemble, et nous avons vécu tant de choses, et pourtant je ne connais même pas votre nom !
Mais maintenant il est temps de me laisser partir."
Quand j'en suis arrivée là, j'ai applaudi silencieusement. Un artiste accompli ne fait que ce qu'il veut. Il peut bien employer à sa guise le langage de Sugar "J'espère que j'ai satisfait tous vos désirs", il fait comme elle : il n'en fait qu' à sa tête. Il ne cède jamais à la complaisance. La générosité littéraire, c'est de "se vider de son sang à chaque page", comme dit Chandler. Pas de servir les plats, ni de faire en sorte que le lecteur, toutes ses questions apaisées par de fausses réponses, puisse s'endormir comme un enfant de trois ans.
Bref. Devant tout ce courrier de lecteurs "orphelins", "sonnés" par sa fin, comment a réagi Faber ? S'est-il laissé fléchir ?
Hé hé hé. Là, je vous tiens. Suspense...
Et je m'offre une anecdote, tiens, pour le faire durer : Charlotte Brontë écrivait son dernier livre, Villette, lorsque son père lui demanda si pour une fois elle ne pourrait pas faire en sorte de le terminer sur un happy-end, et que le héros et l'héroïne, comme dans les contes, "se marient et aient beaucoup d'enfants".
Elisabeth Gaskell nous révèle dans sa biographie comment Charlotte résolut ce dilemme:
"Mais l'idée de la mort de M. Paul Emmanuel dans un naufrage s'était imposée à son esprit de telle sorte qu'elle semblait presque réelle, et elle ne pouvait pas plus changer la fin de son récit qu'elle n'aurait pu changer la réalité.
Tout ce qu'elle put faire pour satisfaire au désir de son père fut de voiler le destin de son personnage par des paroles sibyllines et de laisser au lecteur, selon son discernement et son caractère, le soin d'interpréter leur sens."
Et... que croyez-vous qu'ils firent, les lecteurs ? Ils écrivirent à Charlotte... pour se plaindre ! Ils voulaient savoir, sur le champ, ce qui arrivait vraiment A LA FIN.
Comme quoi... rien ne change... C'est l'éternel jeu entre le romancier et son lecteur : Je te dirai ce que je veux bien te dire, et tu me réclameras ce que tu veux despérément savoir. Car il te faut des certitudes, et moi j'aime le flottement, ce qui n'est pas dit, à peine suggéré. Et puis parce que tu es un peu feignant (si si) et que moi, je veux que tu t'appropries si bien les personnages que tu sois capable, comme lorsque tu étais enfant, de leur imaginer une vie entière après avoir refermé le livre.
Revenons à Faber. Voilà comment il s'en est tiré. Avec maestria, ce qui n'étonnera pas ses lecteurs :
"Je n'ai pas répondu à autant de lettres que j'aurais voulu, parce que je me suis fatigué d'expliquer qu'il n'allait pas y avoir de suite. [...]
Quoiqu'il en soit, la fin de la Rose pourpre n'est pas si soudaine qu'il peut sembler à première vue. Relisez les derniers chapitres, et vous verrez qu'il s'y déroule un processus graduel de séparation, de baissers de rideaux, que la narration tire successivement sa révérence à chacun des personnages principaux. Oui, leur avenir est incertain ; mais ainsi est le nôtre.
Me voici donc, en 2006, en train de présenter un recueil d'histoires issues de La Rose pourpre. Ai-je changé d'avis à propos des suites ?
Non. C'est un livre d'histoires dont les héros sont des personnages de la Rose pourpre et le Lys. Vous n'avez pas besoin d'avoir lu ce livre afin d'apprécier celui-ci. Les histoires sont, ainsi qu'elles devraient être, de petits mondes en soi.
Certains personnages de ces nouvelles histoires sont beaucoup plus jeunes qu'ils ne l'étaient dans le roman, certains sont beaucoup plus vieux. L'un des contes met en scène le fils de l'un des personnages de la Rose pourpre, qui évoque l'époque édouardienne dans les années 1990 — pour nous rappeler que quelques vies suffisent à nous relier aux siècles lointains."
Élégante parade, n'est-ce pas ? Et il ajoute, futé :
"Les conte rassemblés ici possèdent une intégrité narrative, et si la Rose pourpre n'avait jamais existé, j'aurais voulu les écrire quoiqu'il en soit.
[...] Mais pourquoi ces personnages, et pas d'autres ? Pourquoi ce mince volume, et pas plus ? Parce que c'étaient les contes qui exigeaient d'exister. D'autres personnages excitaient ma curiosité, des personnages avec lesquels j'aurais aimé passer plus de temps. Ils ont poursuivi leur route, disparu dans L'Histoire. J'ai dû les laisser partir.
Mon seul regret est de ne pas être parvenu à écrire une histoire sur Henry Rackham, un homme bien qui méritait bien plus qu'il n'a eu dans la Rose pourpre. Je lui ai donné une chance de vivre à nouveau, plus jeune, enfant même. Je l'ai supplié de saisir l'occasion d'exprimer ce qu'il avait été trop timide pour exprimer la première fois. Il est resté trop timide.
Il faut respecter de telles choses."
Là, un lecteur qui n'a jamais écrit de fiction pourrait croire qu'il joue. Mais non, j'affirme qu'il est sincère, et qu'il vient de découvrir avec La Rose pourpre une drogue dont on ne peut plus se passer une fois qu'on y a goûté : la liberté des personnages qui échappent à leur créateur. Je l'ai vécue il y a peu, et n'envisage plus de m'en passer, je sais de quoi je parle. Et pour Faber, je me permets d'affirmer, oui. Sur la foi de cette interview dont je parlais. Parce qu'il n'en fut pas toujours ainsi pour lui, de son propre aveu.
Quand on commence à écrire des romans, durant son "enfance de romancier", il l'explique fort bien (cela concerne les premières versions de son roman, et pas mal d'années), on pense qu'on peut faire ce qu'on veut des personnages, les tordre dans un sens ou dans l'autre pour faire fonctionner son scénario selon ses plans. Faber l'exprime ainsi :
"I think in the first version of the book I saw the characters very much as tools, as puppets. Because I'm good writer I was able to make them credible, to give them an aura of being human. Whereas, if i'd been a less talented writer, they would have been ciphers or chess pieces. But deep down they really were still puppets of a certain very dark, negative, deterministic worldview.
I think in the last version, it really feel as if I was giving them free will, as if I was allowing them their humanity, and was sort of watching to see what they would do with it."
Il ajoute que dans la dernière version du livre, et jusqu'à la fin, il ne savait pas, en toute sincérité, si Sugar allait survivre ou non, si elle y parviendrait.
Les lecteurs pensent souvent qu'on plaisante quand on s'étonne de ce qu'un personnage ait pris chair si fermement qu'il fout en l'air une partie de notre histoire, qu'il faut alors reconstruire selon ses désidératas, respectant sa "volonté humaine", son existence propre, et sinon... le forcer à respecter l'histoire et étouffer son existence, le rendre aussi docile qu'une marionnette...
Cela a beaucoup à voir avec la manière d'être des parents, en fait. On peut vouloir à toute force que son rejeton rentre dans le moule prévu à son intention, pour son bonheur ça va de soi... Qu'il soit énarque, avocat, médecin, épouse telle ou telle fille, ait tant d'enfants etc... ou bien on peut considérer qu'on est là pour l'aider à devenir lui-même le mieux possible, comme un tuteur sur un arbuste, destiné à disparaître le jour où l'arbre prendra toute son amplitude.
Autant dire que je préfère, dans les deux cas, qu'on ait l'humilité d'admettre qu'on n'est que le vecteur qui permet à une vie de prendre force et consistance, et que le reste ne nous appartient pas. Ce qui, par contre, nous incombe, c'est de donner à cette vie tous les moyens possibles d'advenir et de s'exprimer avec sa voix singulière. Ainsi, nous quittons l'état flatteur de Dieu-tout-puissant pour devenir le spectateur étonné de ce qui se passe et se sert de nous, pour arriver sur la page ou dans le vrai monde.
C'est à ce genre d'évolution, qui demande beaucoup d'années, de doutes, de questionnements à 4 heures du matin... (seul ou accompagné), que l'on reconnaît un vrai romancier. Si ses personnages sont des pantins, si son histoire seule compte, s'il est au centre de cette histoire et veut nous imposer son avis sur telle ou telle question et que les personnages ne sont que de pauvres satellites, alors, c'est raté.
Bon, il est temps de vous offrir un extrait de ces fameuses nouvelles, qui sont un régal... Les lecteurs de la Rose Pourpre y retrouveront le Londres de Faber, les rues crasseuses, les prostituées, la façon dont on raille les vieilles filles au grand cœur qui veulent changer le monde, les bizarreries sexuelles des clients, l'humour, la noirceur, et l'esprit des suffragettes...
Dans une des nouvelles, "The Apple", qui donne son titre anglais au recueil, on retrouve Sugar, des années avant que son destin ne croise celui de William Rackham. Un incident fâcheux mettant en jeu une pomme et un enfant maltraité la pousse à se découvrir physiquement mais surtout, ce qui est bien plus grave pour elle, à dénuder cette fragilité qu'elle cache avec un soin maniaque. Il lui fait alors calmer son cœur qui s'emballe, se ressaisir, parce qu'un jour, elle le sait, viendra LE moment qu'il lui faudra saisir sans trembler :
"Une fois encore, Bon Dieu, elle s'est laissée emporter. Elle ne sortira jamais de Silver Street si elle continue comme ça. Seule la résolution la plus ferme et le cœur le plus froid la sauveront de cette vie de sujétion. Un jour viendra, sans se faire annoncer, où une occasion d'échapper à son destin lui sera offerte, et elle doit être prête pour ce jour-là. Un homme puissant entrera par hasard dans sa vie, avec l'intention de l'utiliser une fois avant de disparaître de nouveau dans ses hautes sphères. Mais dans la chaleur du moment, il lui échappera une confession, ou il lâchera un nom qu'il désirait garder secret, ou peut-être que simplement elle lui tapera dans l'œil et voilà qu'il sera attrapé. Cela pourrait arriver de n'importe laquelle d'une centaine de façons qu'elle ne peut même pas imaginer en cette matinée comme les autres dans sa chambre horriblement familière au papier défraîchi, aux plinthes pourries et aux draps froissés. La seule certitude est que cette occasion ne se présentera qu'une seule fois et son esprit devra être clair et ses émotions muselées."
Voilà, vous venez de faire la connaissance de Sugar. Vous pouvez maintenant, si vous ne l'avez pas fait, bande de petits veinards, attaquer la Rose pourpre en version poche...


Quant à ceux qui l'ont fait, consolez-vous de l'avoir fini... avec ces nouvelles. Vous n'aurez pas tout perdu, au contraire. Voilà du rab. Et il est délicieux.
Et pour les incorrigibles qui resteraient insatisfaits après avoir dévoré les Contes de la rose pourpre, je ne vois plus d'autre solution que de vous laisser en tête-à-tête avec la conclusion de la préface de Michel Faber :
" Et voilà tout. Je comprends que des lecteurs persistent à vouloir en savoir plus [...]. En relisant ma correspondance, j'aimerais connaître ce qu'il est advenu de certains lecteurs qui ont pris la peine de m'écrire. L'homme qui avait un cancer et lisais La Rose pourpre à l'hôpital, est-il en vie ? La prostituée qui m'a dit qu'elle abandonnait la partie pour retourner à l'enseignement, l'a-t-elle fait ? Et ainsi de suite. Je ne le saurai peut-être jamais."
Avouez qu'il se défend remarquablement, cet homme-là.

Sur ce... bonne lecture !