20 novembre 2009

Entendez-vous ?...

Bonjour à tous.


Aujourd'hui, je viens vous parler de deux romans qui secouent, qui bouleversent. Il est bon parfois de se laisser remuer. Je sais que les fêtes approchent, avec le tintement de grelot des rennes, les rubans rouges et mauves, les étoiles en sucre glace... Mais avant, prenons, voulez-vous, un instant pour approcher ces ombres toujours vivaces de la Shoah qui passèrent sur terre dans une fulgurance, abandonnant l'humanité à sa grimace. Il y a ceux qui sont morts et dont les traits semblent se fondre à jamais dans ce tableau de Munch, le Cri. Il y a ceux qui ont survécu et ne se le sont jamais pardonné. Il y a ceux, enfin, que le hasard de l'Histoire a transformés en témoins. Ceux-là sont de toutes sortes. Il y a les indifférents qui cadenassèrent leurs yeux et leurs oreilles, il y a les impassibles, ceux qui risquèrent ou trouvèrent la mort à cause des secrets qu'ils avaient surpris... Et il y a ceux qui ont tenté d'avertir, d'agir, d'empêcher. Et qu'on a fait taire en les laissant parler dans le vide.

C'est à ces derniers que nos deux auteurs du jour ont choisi de s'intéresser de près. Yannick Haenel en écrivant "pour" Jan Karski, cet agent de liaison de la Résistance polonaise qui témoigne devant la caméra de Claude Lanzmann à la fin de "Shoah".
Bruno Tessarech en convoquant, dans son roman Les Sentinelles, les fantômes de ce même Karski, de Kurt Gerstein et de Wernher von Braun, deux témoins nazis qui n'appartiennent ni au même monde ni à la même espèce. Ces deux romans laissent affleurer une réalité longtemps taboue : le fait que les Alliés surent assez tôt (dès 1943) qu'un processus d'extermination était en route et ne firent rien pour l'arrêter.
Ce silence des nations alliées résonne terriblement dans nos consciences car il nous renvoie à notre propre responsabilité dans les tragédies qui nous effleurent, et auxquelles nous participons peut-être à notre manière, fût-ce par non-assistance à personne en danger. Il a mis longtemps à se dire. Rappelons qu'après guerre, tout le monde voulait se raconter la belle histoire du Bien contre le Mal, d'une France entièrement peuplée de Résistants, d'un monde qui avait découvert pétrifié, en 1945, l'existence des camps de concentration.
Puis les historiens ont commencé à écorner cette légende, à démontrer qu'Hitler n'avait pas pris le peuple allemand en otage mais bien été élu par un processus démocratique, que les Einsatzgruppen, qui commettaient les massacres des populations juives à l'arrière du front de l'est, étaient peuplés de gentils pères de famille... Que la Résistance française avait été multiple, complexe et minoritaire... Que la France s'était montrée l'auxiliaire servile de la Solution Finale, notamment lors de la rafle du Vel' d'Hiv... etc etc. Certaines vérités peinaient encore à remonter en surface, comme le silence des Alliés face à la Shoah.
Mais voilà deux romans puissants, deux piqûres dans nos chairs oublieuses qui font entendre les voix déchirantes de ces anges déchus, condamnés à porter sans fin un message que personne ne voulait entendre :


"C'est un véritable tourment de vivre avec un message qui n'a jamais été délivré, il y a de quoi devenir fou", dit Jan Karski dans le roman de Yannick Haenel.


Ces "fous", je les appelle anges, non parce que ces hommes étaient des saints, mais parce que les anges sont des messagers chargés d'importantes nouvelles. Or, le message de la Shoah était une bombe ; le porter n'était pas sans danger. Il pouvait vous placer en première ligne, vous coûter la vie. Il pouvait aussi vous consumer à petit feu, faire de vous un fantôme à votre tour, insomniaque et hanté. Mais on ne choisit pas d'être d'être un témoin. On est choisi contre son gré. On préfèrerait sans doute rester au chaud, ne pas avoir vu ces gens derrière le judas de la chambre à gaz, ne pas avoir dû fixer son regard au sol pour éviter ces pantins de chair pendus aux crochets dans les souterrains de Dora, ne jamais avoir reçu la visite de ces deux leaders juifs du ghetto de Varsovie. Qu'ils n'aient jamais prononcé des mots comme ceux-ci :

"Nous sommes humains.
Comprenez-vous ?
Comprenez-vous ?
Ce qui arrive à notre peuple est sans exemple dans l'Histoire.
Peut-être ébranlera-t-on la conscience du monde ?"

(Témoignage de Jan Karski dans Shoah de Claude Lanzmann)

Si Jan Karski et Les Sentinelles sont deux romans essentiels de la rentrée littéraire, deux romans dont les thèmes et les préoccupations se rejoignent, ils sont bien différents dans leur manière de les aborder. Jan Karski, qui vient de recevoir le prix Interallié, est centré sur ce personnage qu'il approche par cercles concentriques. C'est un livre scindé en trois parties, qui part du témoignage de Karski dans Shoah, traverse la vie tumultueuse de cet ancien courrier du gouvernement polonais en exil, pour aboutir à une partie de fiction où Yannick Haenel entre dans la tête du témoin et imagine sa vie APRES. Bien sûr, le personnage de Jan Karski permet de poser la question lancinante de la passivité des nations alliées face à la Shoah. Mais le coeur du livre n'est pas cette question mais bien l'homme et ses tourments, ses paradoxes, et cela donne un roman poignant et habité dont on ne sort pas indemne. Si Yannick Haenel a su se laisser hanter par Karski, le roman agit comme une contagion et pourrait bien vous hanter à votre tour. C'est tout le mal que je vous souhaite, tant ce héros complexe, noble et tourmenté, mérite votre attention. Ecoutez- le parler à travers Yannick Haenel :

" Les nuits blanches ressemblent aux pays pluvieux. Lorsqu'il pleut, on entend les cloches. J'ai remarqué cela dans mon enfance, à Lodz. Si l'on se concentre bien, si on tend l'oreille, alors à chaque instant il fait nuit, et la nuit est blanche, et il pleut. Qu'on soit en Pologne ou à New York, dans une geôle de la Gestapo ou dans une chambre d'hôtel à Brooklyn, qu'on soit heureux ou malheureux, abandonné de tous ou entouré d'amour, on entend les cloches. Est-ce que Dieu est mort à Auschwitz ?"

Cette partie où Yannick Haenel devient Jan Karski, parle pour Jan Karski, est la plus belle du livre, la plus justement subjective et la plus forte. Elle résonne en vous longtemps après que vous avez refermé le roman. On a reproché à l'auteur de défendre la Pologne en se servant de Jan Karski, mais la Pologne a bien besoin d'être défendue, tant elle fut mal aimée et maltraitée par l'Histoire. Certes, ce cavalier distingué rescapé du massacre de l'intelligentsia polonaise dans les bois de Katyn ne représente pas tous les Polonais, mais l'antisémite vantard qui témoigne dans Shoah de sa jubilation à voir passer les Juifs dans les convois à bestiaux ne les représente pas non plus. Au-delà de ces questions où la polémique trouve toujours à se nicher, oubliant que Jan Karski est un roman, pas un document historique... Au delà, il faut saluer bien bas le travail d'un écrivain qui a su incarner ce héros brisé, déchirant, condamné à écouter résonner son message dans le vide, et qui reçut "la solitude pour destin" :


"A l'intérieur de cette nuit blanche qui s'est ouverte dans ma vie, je veille : je consacre mon temps à refuser l'idée qu'il est trop tard. Car avec la parole, le temps revient. J'ai parlé, on ne m'a pas écouté ; je continue à parler, et peut-être m'écouterez-vous : peut-être entendrez-vous ce qu'il y a dans dans mes paroles, et qui vient de plus loin que ma voix ; peut-être que dans ce message qu'on m'a transmis il y a plus de cinquante ans, quelque chose résiste au temps, et même à l'extermination ; peut-être, à l'intérieur de ce message, y a-t-il un autre message."


Un témoin est d'abord un survivant, et Jan Karski, qui avait choisi une vie de risque, une vie d'agent secret, a survécu in extremis au massacre de Katyn et aux tortures de la Gestapo. Il s'est chargé au passage du fardeau de ces massacres dont les bourreaux russes ou nazis effaçaient les traces derrière eux. Jan Karski, ou l'histoire d'un message qui prit possession de son messager et ne lui laissa plus de repos. D'un aventurier qui devint cet homme qui crie dans le désert jusqu'à épuiser sa voix. Jusqu'à ce que les mots s'enrouent dans sa gorge. Jusqu'à ce que ses larmes glissent sur vos joues à vous.

Dans les Sentinelles, Bruno Tessarech livre quant à lui un passionnant réquisitoire, à travers les portraits croisés de plusieurs témoins involontaires du processus d'extermination. Ce roman qui se dévore plus qu'il ne se lit démarre en 1938, lors de la conférence d'Evian, où se joua le sort des réfugiés juifs qui tentaient de fuir l'Allemagne hitlérienne. Conférence où les nations rivalisèrent d'indifférence, d'antisémitisme et de lâcheté, pour finir par adresser une lettre commune à Joachim von Ribbentrop, ministre des Affaires étrangères du Reich, pour lui demander de trouver lui-même une "solution" pour les Juifs allemands. La lettre est historique, le mot "solution" est lâché. Toujours juste, jamais manichéen, Bruno Tessarech embrasse tous les points de vue, y compris celui des forces alliées, qui choisirent de gagner la guerre d'abord, fût-ce au prix de millions de victimes. Son livre est glaçant car il nous rappelle à notre responsabilité humaine et morale. Devant les discussions stériles de ces nations qui se renvoient sans fin la balle de ces "déchets" du régime hitlérien, acceptant du bout des lèvres les Juifs les plus riches ou "pourvus d'un talent", instituant une hiérarchie de valeur entre les réfugiés... comment ne pas penser au statut de l'étranger dans nos sociétés ? Une minorité de Juifs parvinrent à échapper, à prix d'or, à la souricière nazie. Les autres... les autres furent abandonnés par le monde entier :


"Désormais la planète est scindée en deux : les pays où les Juifs ne peuvent plus vivre, et ceux où ils ne peuvent plus se réfugier."

On peut ergoter sans fin sur ce que les Alliés auraient dû ou auraient pu faire pour arrêter la Solution Finale. Mais une chose est sûre, et le roman de Bruno Tessarech nous le rappelle avec force : bien avant la guerre, bien avant que les cheminées d'Auschwitz n'aient commencé à cracher leur sinistre fumée, les nations alliées avaient abandonné les Juifs. Bien sûr, nos sociétés démocratiques et civilisées ne voulaient pas qu'on les tue... Juste qu'on les en débarrasse. Hitler s'en est chargé, et il n'est pas étonnant que malgré les rumeurs et les témoignages, personne ne se soit précipité pour l'arrêter. Dans Les Sentinelles, Bruno Tessarech prête ces mots au président Roosevelt, en 1944 :


" Nous ne faisons rien pour arrêter la mort du peuple juif. Nous sommes allés jusqu'à nier les faits, car ceux-ci nous encombraient. Et maintenant que la masse des informations et des témoignages nous place dos au mur, incapables de nier l'évidence, nous tergiversons. Les quotas d'immigration, le blocus économique, le libre accès des bateaux à tous les océans, la question palestinienne, que sais-je encore. Nous restons dans la politique. Pas dans la morale."

Dans cette scène superbe, on découvre un Roosevelt poignant et affaibli, rongé par le doute au moment de quitter la vie :

"Soudain un malaise s'empare de Roosevelt, ne le lâche plus. où est-il passé, son courage politique, dans l'affaire des Juifs ? La guerre a dû en épuiser toutes les réserves. Jour après jour il a cru qu'il suffisait d'appliquer la meilleure solution, disons la moins mauvaise. Alors qu'il fallait en inventer une nouvelle. Brusquer les choses. Sortir des solutions rationnelles. Combattre la folie nazie avec une autre forme de folie : celle de la vie contre celle de la mort."

Les Sentinelles et Jan Karski, écrits au même moment, peut-être parce que les questions qu'ils posent sont toujours actuelles en ces temps où les services d'immigration de nos pays s'instituent juges de la "valeur" d'un homme, se répondent joliment l'un à l'autre. Tous deux portent la voix brisée de ces héros tourmentés, impuissants et magnifiques, résolus et désespérés, qui revinrent des Enfers pour délivrer cette "parole des morts" que les assassins pensaient étouffer. Ainsi de Kurt Gerstein, ingénieur à l'Institut de désinfection d'Oranienburg, personnage très ambivalent, Nazi le jour, témoin la nuit, perdant le sommeil et la raison après avoir assisté à l'une des premières "désinfections" au camp de Belzec. Kurt Gerstein est d'ailleurs le héros d'un film de Costa Gavras, "Amen", sorti sur les écrans en 2002. Mais parmi les Sentinelles de Bruno Tessarech, il y a aussi Wernher von Braun, l'ingénieur nazi qui créa les fusées V2 dans les souterrains dantesques de Dora et fut accueilli à bras ouverts par ces mêmes Américains qui avaient claqué leur porte au nez des réfugiés juifs. Vernher von Braun, après être resté sourd et aveugle toute la guerre, baissant les yeux pour ne pas voir les pendus, les exécutions sommaires, les longues files de morts-vivants, participa au programme Apollo et eut le bonheur de voir décoller la première fusée pour la lune.
"Qui témoigne pour le témoin ?" s'interroge Paul Celan. Yannick Haenel, Bruno Tessarech. Et grâce à eux, vous n' oublierez pas de sitôt ces messagers hantés.


Gaëlle Nohant

9 novembre 2009

Jean-Philippe Toussaint ou l'art de la fugue

Bonjour,

Rien ne me destinait à venir vous parler de Jean-Philippe Toussaint. Parce que le Nouveau Roman est moi, on est un peu fâchés, depuis longtemps. Parce que je suis volontiers de celles qui râlent qu'en France, le style s'épanouit souvent au détriment de l'histoire, et vice-versa... Parce que ma tasse de thé c'est plutôt les écrivains anglo-saxons, et pas trop les histoires qui ressemblent à de la musique de chambre.

Oui mais voilà. J'avais lu quelques petites choses sur cet auteur belge qui m'avaient séduite. Notamment une interview où il disait que non, il ne prenait pas grand plaisir à écrire, ou alors si, mais un plaisir un peu masochiste, tellement c'était difficile. Parce qu'il fallait descendre si profond en soi. Et qu'il n'est pas naturel de descendre en soi comme au fond d'une mine, c'est difficile, regardez le nombre de gens qui restent en surface et s'en trouvent très heureux. Comme ça m'agace d'entendre un auteur dire qu'il a écrit un livre avec facilité et jubilation, moi qui peine sur chaque phrase péniblement extraite... je l'ai trouvé sympathique. Et surtout, il ajoutait quelque chose qui m'a touchée : que l'on écrit parce qu'on est un peu inadapté au monde, un peu en marge, et qu'alors, l'écriture accomplit ce miracle (dès lors que vous touchez des lecteurs) de vous ramener au monde, de vous y donner une place de par votre marginalité, une vraie place qui vous réconcilie avec lui. Du coup, ça m'a donné envie de lire ses romans. En plus, il est drôle. Si si. ça rit aussi, un auteur Minuit. Regardez sa photo, ce petit air de se payer gentiment votre tête. C'est pareil dans ses romans. Il a beau les écrire dans la douleur, il s'amuse et nous amuse.


J'ai donc lu son tryptique sur Marie, qui commence par Faire l'amour, se poursuit avec Fuir ( prix Médicis 2005), et se conclut (provisoirement) avec La Vérité sur Marie (qui était au coude à coude avec Marie Ndiaye pour le Goncourt et s'est vu décerner le prix Décembre 2009), qui est tout sauf la vérité sur Marie, mais on s'en fiche. Et peu à peu, d'un roman à l'autre, tandis que ma fascination allait grandissante, et mon admiration avec, j'ai commencé à me dire, ma foi, que Jean-Philippe Toussaint devait avoir quelque pouvoir d'ensorceleur. Car partant sur la réserve, comme on trempe le bout du pied dans l'eau d'une piscine pour chercher une raison objective de ne pas y plonger, j'ai fini ma lecture complètement envoûtée, avec l'envie de tout relire. Plus j'entrais dans le texte plus l'écriture de Jean-Philippe Toussaint m'emportait, à la manière d'un bain de musique, là où elle voulait, sans que je tente de me tenir au bord des pages, je me laissais glisser dans le torrent furieux, d'un moment angoissant à une contemplation radieuse, d'un battement de coeur affolé à une respiration sereine ou à un murmure amoureux. Car le style de Toussaint est si virtuose et limpide qu'il charrie avec lui le crépuscule et le plein soleil, la musique et le silence, ce qui ne se dit pas, ce qui ne peut se dire mais qu'on lit dans un battement de cil, une larme, le frôlement d'un verre à pied contre un autre verre, la posture rebelle d'une jeune femme à l'enterrement de son père. Son écriture est une respiration, tantôt haletante et épuisée, tantôt lente et douce, sensuelle et murmurante.


Mais parlons de cette histoire d'amour fatale et inéluctable qui court le long des trois romans tel un fil invisible, et que résume cette phrase qui ouvre Fuir : "Serait-ce jamais fini avec Marie ?" Dans la chronologie un peu bousculée des romans, le narrateur rompt avec Marie dans le premier et la retrouve dans le troisième (enfin ils se retrouvent mais pour découvrir que finalement, c'est séparés qu'ils s'aiment le mieux), tandis que le second revient à l'été précédent leur rupture. Au fil de ces trois romans, de Tokyo au musée du Louvre, de la Chine à l'ïle d'Elbe, d'une nuit caniculaire dans Paris au tarmac de l'aéroport de Narita, le lien entre ces deux êtres perdure malgré les avanies de leur amour. Et survit à la rupture, aux deuils, aux liaisons intermittentes. En réalité, dans chaque roman, Marie et le narrateur s'aiment surtout dans le manque, le télescopage, la distance, y compris lorsqu'ils sont à côtés l'un de l'autre. La clé de cette relation est peut-être, bien qu'elle soit aussi insaisissable que Marie elle-même, dans ce constat du narrateur de Fuir :

"Nous nous aimions, mais nous ne nous supportions plus. Il y avait ceci, maintenant, dans notre amour, que, même si nous continuions à nous faire dans l'ensemble plus de bien que de mal, le peu de mal que nous nous faisions nous était devenu insupportable."


Ils sont ensemble, même quand ils sont séparés par des océans ou par d'autres corps, des corps chauds et saignants, moribonds ou mis en bière. La puissance de leur amour emballe le mécanisme de la nature, fait surgir de terre des tremblements de terre, des incendies, des torrents de larmes de pluie, et n'hésite pas à tuer ceux qui se mettent en travers. Et il suffit d'un simple coup de téléphone au coeur de la nuit japonaise pour raviver chez le narrateur tous les sentiments mêlés qu'il avait pensé étouffer en prenant la fuite :

"Je ressortis de la cabine, bouleversé, le coeur serré, infiniment heureux et malheureux. Avec elle, en cinq minutes, je ne savais plus qui j'étais, elle me faisait tourner la tête, elle me prenait la main et me faisait tourner sur moi-même à toute vitesse jusqu'à ce que ma vision du monde se dérègle, mes instruments s'affolent et deviennent inopérants, tous mes repères étaient brouillés, je marchais dans l'air glacé de la nuit et je ne savais pas où j'allais, je regardais l'eau noire briller à la surface du canal et je me sentais happé par des pulsions contradictoires, exacerbées, irrationnelles."

Sera-ce un jour fini avec Marie ? Probablement jamais, même si le sablier sans pitié du temps précipite la fin de leur amour, et même si la mort omniprésente rôde, prête à frapper, comme dans un drame shakespearien. Chacun des trois romans fait courir une menace plus ou moins précise. Dans Fuir :

"J'avais fait remplir un flacon d'acide chlorhydrique, et je le gardais sur moi en permanence, avec l'idée de la jeter un jour à la gueule de quelqu'un."

Dans Faire l'amour, c'est la Chine qui porte cette menace, une Chine mystérieuse, en chantier permanent, où les protagonistes chinois échangent des propos sybillins dans cette langue que le narrateur ne comprend pas, où son "accompagnateur" un peu trop zélé a toujours un oeil sur lui et où il finit par l'emporter dans une course poursuite à moto, mais par qui sont-ils poursuivis ? Pourquoi ? Enfin, dans La Vérité sur Marie, cette phrase digne d'un thriller nous met en alerte dès les premières pages :

" Mais je préfère rester prudent quand à la chronologie exacte des événements de la nuit, car il s'agit quand même du destin d'un homme, ou de sa mort, on ne saurait pendant longtemps s'il survivrait ou non."


Entre thriller et roman d'amour, d'une poursuite en moto au calme étale d'un jour d'été sur l'Ile d'Elbe, Jean-Philippe Toussaint nous conduit avec humour, gravité, fantaisie, selon son bon vouloir. La Vérité sur Marie, bien malin qui peut la dire... Il est plus intéressant de glaner çà et là des indices qui dessinent un personnage entre ombres et lumière, Marie bordélique et insouciante, Marie en larmes des pages entières, Marie fière et butée, en tenue d'équitation, à la messe d'enterrement de son père... il y a quelque chose d'intraitable chez Marie, le fouillis qu'elle affectionne est arrimé à une détermination farouche. "Imprévisible et fantasque, tuante incomparable", telle est Marie, et même si c'est son homme qui fuit, en définitive c'est elle qui échappe, jusqu'à la mise en danger, entre vertige et orgueil.

Alors vous comprendrez qu'avec tout ça (et encore je me suis restreinte, j'aurais eu tant de choses à vous dire...), je ne peux que vous engager à faire la connaissance de Marie en savourant toutes les subtilités du texte de Jean-Philippe Toussaint. Et même si les trois romans peuvent se lire séparément, dans le désordre ou comme bon vous semble, les lire à la suite permet de voir la toile entière, de retrouver d'un livre à l'autre des motifs, des échos qui se répondent l'un à l'autre dans une alchimie irresistible.


A bientôt.


Gaëlle Nohant