23 décembre 2014

Adrien Bosc, Mathias Menegoz, Benjamin Wood : essais transformés








Laissez-moi vous parler aujourd’hui de trois jeunes gens pleins de talent dont les premiers romans aux univers aussi riches que différents ont séduit la critique et mérité leur place sur les podiums de la rentrée littéraire. Il est encore temps de les glisser sous les sapin et de faire des heureux, mais si !

Adrien Bosc, dont le premier roman Constellation a reçu le grand prix de l’Académie française, revient quant à lui sur le crash du quadrimoteur Constellation F-BAZN d’Air France, qui, le 27 octobre 1949, décolla de Paris vers les Etats-Unis, emportant à son bord quarante-huit passagers qui ne devaient jamais atteindre leur escale des Açores. Le Constellation — quel joli nom pour un avion — s’écrasa sur la crête du mont Redondo, sur l’île de Sao Miguel, sans laisser de survivants. Dans cet «avion des stars», la violoniste virtuose Ginette neveu, le boxeur Marcel Cerdan, l’inventeur des produits dérivés Disney, trois bergers basques et d’autres inconnus dont Adrien Bosc éclaire les vies une à une, s’interrogeant sur cette myriade de hasards qui se rencontrent pour former un destin, ces constellations mystérieuses qui infléchissent le cours de nos existences en y semant des questions métaphysiques. Amélie, la bobineuse de Mulhouse, pouvait-elle se douter que l’héritage miraculeux qui réalisait ses rêves la conduirait droit vers sa mort ? Quant au pilote Jean de la Noüe, qui avait profité d’un vol en 1943 pour rejoindre les Forces françaises libres à Londres, il eut cette fois le triste privilège d’être le nocher conduisant les trépassés vers l’autre rive. Existe-t-il une bonne ou une mauvaise étoile ? Il y a, bien sûr, l’enchaînement des circonstances qui ont abouti, de manière aléatoire et inéluctable, à la fatalité du crash : ceux qui ont pris l’avion, ceux qui n’ont pu le prendre, tels ces passagers qui perdirent leurs places à bord au profit de Marcel Cerdan et de son manager. Mais il y a surtout une réflexion poétique sur les signes qui flèchent nos trajectoires et les  correspondances subtiles entre les êtres, conduite avec élégance et profondeur.

«Toute histoire est un prétexte. Ces deux dernières années, j’ai crû plus que de raison aux signes, à la bonne étoile, m’y suis perdu, seul le récit de ces vies encloses en destinées dans la carlingue d’un Constellation pouvait répondre à mes questions.»



C’est au cœur de la Transylvanie de 1833 que nous transporte Mathias Menegoz dans Karpathia, couronné du prix Interallié. Son héros, le comte Alexander Korvanyi, a quitté l’armée impériale à la suite d’un duel et regagne, avec sa jeune épouse autrichienne Cara von Amprecht, les terres obscures et sauvages de son fief ancestral. Si la Transylvanie vous évoque un château lugubre, des forêts noires où hurlent les loups et des vampires assoiffés de sang, sachez que vous retrouverez ces éléments dans Karpathia, même si la Transylvanie de Mathias Menegoz délaisse le fantastique pour coller à l’Histoire. Peuplée de Magyars, de Saxons et de Valaques, c’est une mosaïque instable de serfs divisés entre eux mais soudés par l’amertume, sur lesquels règnent difficilement quelques familles de nobles et leurs intendants. Quand Alexander parvient au terme d’un voyage épuisant dans ce domaine de la Korvanya où aucun des siens n’a mis un pied depuis un demi-siècle, c’est pour trouver les dépouilles de ses ancêtres massacrés lors d’un soulèvement des serfs valaques, en guise d’avertissement funeste. Dans cette poudrière de misère sociale, de dissensions et de haines entretenues par les agitateurs locaux, l’arrivée du jeune comte autoritaire et de sa fougueuse épouse sera l’étincelle précipitant l’explosion de violence. Karpathia est un roman d’aventure haletant à la toile de fond fascinante, une histoire aussi âpre et envoûtante que le paysage où elle se déroule, à l’intrigue tenue de bout en bout. Si l’on y croise des loups sanguinaires, les hommes les surpassent en cruauté. Quant au vampire, il n’y est qu’un visage de la tyrannie et de la superstition.

«En cette heure sombre, au moment de la marée basse de son bonheur, c’était le cœur inaltérable d’Alexander, d’un Korvanyi tel que son père l’avait rêvé, voulu et forgé, qui était dévoilé et émergeait des flots amers avec toute la noirceur et la dureté d’un récif dangereux. D’autant plus dangereux qu’il était entouré des brumes du mythe.»



Le complexe d’Eden Bellwether, premier roman du talentueux et machiavélique Benjamin Wood et prix du roman Fnac, est un thriller psychologique dans la lignée du Maître des illusions de Donna Tartt. Parce qu’il se passe dans le milieu chic et huppé des étudiants de Cambridge, parce qu’il sonde la frontière poreuse entre génie et folie, illumination et maladie mentale. Fasciné par le jeune Eden Bellwether, musicien virtuose, arrogant et charismatique, Oscar Lowe tombe amoureux de sa sœur Iris, pauvre petite fille riche sous l’emprise de son frère. Tel le narrateur du Maître des Illusions, Oscar Lowe, aide-soignant désargenté, est l’intrus dont la présence révèle l’aura de fascination et de noirceur de ce monde de privilèges et de culture où une bande d’étudiants trop intelligents s’invente des distractions raffinées et dangereuses pour distraire l’ennui. Eden Bellwether, surdoué narcissique persuadé de pouvoir guérir par la musique, est un personnage complexe, attachant et effrayant, qui ne peut échapper à lui-même. Pas plus que vous n’échapperez à l’intelligence retorse de Benjamin Wood. 


«Elle pense que la tristesse qu’on éprouve à l’écoute d’un morceau triste, disons la 9e de Mahler, n’est pas une tristesse véritable. Pour elle, il s’agit d’une sensation indéfinissable, une émotion diffuse provoquée par la beauté de la musique. Elle ne croit pas qu’un compositeur puisse exciter nos émotions ou manipuler nos sentiments par l’agencement des notes.»

Bonnes lectures à tous, on se retrouve l'année prochaine !







Gaëlle Nohant