4 mai 2010

La chanson rebelle de Joseph O'Connor



« Dans toute nation construite sur une guerre civile, le monstrueux devient possible. Il suffit de regarder l'Irlande pour le savoir. Tuez votre frère et peu de morts restent inenvisageables. »

Si Joseph O'Connor met ces mots dans la bouche de J.Daniel Mc Lelland, l'un des narrateurs de son roman Redemption Falls, il aurait pu les prononcer. Car ce romancier irlandais né dans le conflit a dû apprendre à regarder le monde à travers le prisme d'une haine transmise et fratricide. On devine qu'il s'est construit en questionnant ce catéchisme : l'autre en face de moi, l'ennemi qui pourrait être mon ami, mon amant pourquoi pas, dans un autre contexte, voilà qu'il faut le haïr, le tuer peut-être, si j'en ai la force. Au cœur de l'œuvre de cet écrivain infiniment talentueux, il y a d'abord l'antagonisme. C'est le premier niveau de la confrontation entre les êtres. Que faire de cette hostilité, la transformer en quoi, est-ce seulement possible ? Ces questions traversent comme une houle des romans envoûtants et passionnants qui nous projettent dans une troublante odyssée humaine. Dans « les collines aux aguets », superbe nouvelle du recueil Les Bons Chrétiens, un jeune combattant de l'IRA couche sans le savoir avec un soldat anglais. Cette découverte va les exposer tous deux à un terrifiant dilemme. Ne sont-ils que les pions d'une tragédie jouée d'avance ? Il est des contextes ou l'amour, l'amitié ou la simple humanité demandent un vrai courage politique et peuvent vous conduire au peloton d'exécution ou au lynchage. Ce moment de vérité dans la vie d'un être où il met en balance ses sentiments mêlés — l'amour inattendu et la haine apprise — sa lâcheté, sa loyauté, sa peur et son courage, fascine Joseph O'Connor et hante chacune de ses histoires. Lesquelles sont nées dans la tourbe irlandaise, entre famine et rébellion, pour atteindre l'universel et venir nous parler de nous.

« Que chaque homme soit la somme de ses choix n'est que la pure vérité. Chacun peut être également quelque chose de plus. »
Ce « quelque chose », grain d'irrationnel dans la machine huilée, est ce qui nous permet de dépasser le rôle qu'on nous a assigné une fois pour toutes : militant de l'IRA, propriétaire plein de morgue, assassin, comtesse frivole, soldat confédéré ou combattant de l'Union. Ce qui nous rend humains, précisément. Dans ses romans, Joseph O'Connor part de situations figées, archétypales : dans l'Etoile des Mers, le bateau ainsi nommé emporte quatre cent crève-la-faim irlandais et quinze privilégiés vers New York et l'espoir d'un destin meilleur. A son bord, un assassin en loques, Pius Mulvey, venu tuer Lord David Merredith de Kingscourt, propriétaire ruiné qui espère se refaire en Amérique. On est en novembre 1847, au cœur de la grande famine qui décima l'Irlande et poussa des millions d'Irlandais à émigrer au risque de leur vie. L'Etoile des Mers fait partie de ces « bateaux-cercueils » de la dernière chance. Tout semble séparer les damnés de l'entrepont — qui meurent les uns après les autres — des riches de la première classe, indifférents et narcissiques. Mais les êtres ne sont pas ce qu'ils semblent, et au fil d'une traversée remplie de suspense, les masques tombent et les personnages gagnent en complexité tandis que le lecteur va de révélation en révélation. Les livres de Joseph O'Connor sont des voyages qui nous prennent comme nous sommes, pétris de certitudes et de préjugés, pour nous conduire, de cassures en retournements de situation, heurtés et ravis, traversant tout le panel des émotions humaines, vers cet ailleurs que nous atteignons en même temps que les personnages, dans ce bouleversement où le rire se mêle aux larmes.

On pouvait s'attendre à ce que le romancier irlandais s'intéresse à la guerre de Sécession, LA guerre fratricide par excellence, qui s'inscrit dans l'histoire irlandaise depuis que des dizaines de millers d'émigrants irlandais y furent enrôlés, principalement dans les rangs de l'Union. C'est chose faite avec son dernier roman, Redemption Falls, qui débute en janvier 1865, quelques mois avant la reddition du général Lee, chef des armées sudistes, scellant la fin d'une des pires boucheries que l'Amerique ait connues. Une jeune fille erre dans les Etats du Sud à la recherche de son petit frère Jeddo qui s'est enfui. Elle s'appelle Eliza Duane Mooney. Elle a peur mais elle avance, dans ces contrées exsangues dévastées par des bandits cruels et sanguinaires, où l'on croise comme autant de fantômes dépenaillés et faméliques les restes mangés aux mites de la Confédération :

« S'éloigner à la vue d'une cabane. Le gravier de la route sous la corne épaisse. Echardes de pierre dans les pieds lacérés. Eclats de douleur, crampes dans le tendon du jarret, prières vaines pour des souliers.
Il lui fallut presque un mois pour franchir la Louisiane. Une vingtaine de kilomètres par jour. Vingt-six mille pas. Un soldat, nourri et botté, aurait peut-être déserté face à pareille épreuve. Pas Eliza Duane Mooney. »
Au même moment, à Redemption Falls, un nouveau gouverneur est chargé de faire régner l'ordre au nom de l'Union. Le Général O'Keefe est un dur, un rebelle irlandais qui a survécu à la prison et à un naufrage avant de rejoindre les armées du Nord. Mais il a fort à faire pour s'imposer au sein des Territoires des Montagnes, terres frustes et brutales où il fait figure d'ennemi. Il a recueilli un sauvageon muet, un de ces gamins recrachés par la guerre, et s'est attaché à lui. Et puis il y a sa femme, Lucia, passionnée et entière, dont le caractère est aussi impossible à plier que le sien. Tous ces personnages, Eliza, l'enfant perdu, le General et sa femme, luttent pour sauver quelques miettes précieuses de leur vie d'avant au sein d'un monde en perdition. Mais la spirale de violence et de misère qui les entoure pourrait bien les emporter à leur tour. Si Redemption Falls, comme l'Etoile des Mers, tient à la fois du roman historique et du thriller haletant, on y retrouve les thèmes chers à l'auteur :

« C'était le jour où les nouvelles étaient arrivées d'Appomattox. La guerre était terminée ; Lee s'était rendu. Dans sa reddition il y avait de la défiance, ou ce que les sudistes appellent de la noblesse. Son bel uniforme, repassé comme pour aller au bal ; son étalon glorieusement caparaçonné. Les troupes conquérantes l'avaient regardé descendre jusqu'à eux. Ses boutons étaient si fourbis qu'ils étincelaient au soleil. Grant, le vainqueur, était vêtu d'un uniforme de simple soldat. C'était le vaincu qui avait l'air d'être le champion.
L'armistice signé — cela n'avait pas été très long —, les rebelles avaient déposé leurs armes en piles sur la route, qu'ils avaient traversée pour se rendre là où se tenaient leurs vainqueurs. Les nordistes leur avaient tendu la main et offert des colis de vivres ; des bandages. Puis les rebelles étaient rentrés dans leur famille. Ceux qui disposaient d'un cheval avaient été autorisés à le garder, afin qu'ils puissent de nouveau travailler la terre. Six cent mille morts. Le Sud en cendres. Tout ce qu'il avait fallu pour mettre fin au massacre, c'était traverser une route. »

Traverser la route, cette chose si simple et si difficile, c'est accepter de voir le monde depuis l'autre côté. Le côté de l'autre. Quitter sa perspective de toujours, et accepter d'en être changé. Pour y arriver, il faut parfois passer par la violence la plus nue. Et c'est ce qui va arriver à Billie Sweeney, le héros du magistral A l'Irlandaise. Petit représentant en antennes paraboliques vivant à Galway, en Irlande, il écrit des lettres à sa fille Maeve. La jeune fille est dans le coma depuis qu'une bande de voyous l'a sauvagement agressée un soir, dans la station service où elle travaillait. Billie Sweeney, depuis, est un homme hanté, dévoré par la haine et le chagrin. Il assiste au procès de ses agresseurs, quand l'un d'eux, leur chef présumé, s'échappe. Dès lors, il n'a qu'une obsession : le retrouver, le traquer, le faire souffrir, le tuer. Je ne vous dévoilerai pas les rebondissements de ce roman qui est un des plus beaux qu'il m'ait été donné de lire, mais tout ce que j'ai développé plus haut s'y trouve exprimé à la perfection : la force du conflit, des blessures collatérales qu'il inflige, de la haine qui en résulte. Mais aussi ce quelque chose qui fait de nous autre chose que la somme de nos choix, et qui nous rappelle à notre humanité.

Si j'ai à peine effleuré ici la richesse de l'œuvre de Joseph O'Connor, de sa puissance d'évocation et de son talent romanesque, j'espère en tout cas vous avoir donné envie de vous jeter sans tarder sur ses romans.

Ici la belle critique de Thomas Sinaeve sur A l'Irlandaise.

A bientôt.

Gaëlle Nohant