27 août 2010

Que lire à la rentrée ?

Bonjour à tous.

Ça y est, les bacs des librairies se sont remplis jusqu'à la gueule de nouveaux romans en habits du dimanche, qui arborent fièrement leurs bandeaux, photos de l'auteur, mots accrocheurs cherchant à attirer l'attention du jury des prix tel le paratonnerre la foudre... D'ores et déjà les stars de la rentrée monopolisent les médias, fût-ce par leur omniprésente absence... Et dans cet océan, ce raz de marée, je ne prétendrais pas avoir tout lu, ni même assez lu pour prétendre embrasser l'ensemble. Mais je me suis plongée dans treize livres, et j'en ai retenu huit. Huit romans, huit voix d'écrivains, huit récits bruissants de ce mélange entre l'intime et l'extime, cette alchimie mystérieuse entre soi et le personnage qui bâtit une fiction plus vraie que le réel. Alors on y va, je vous emmène sur des sentiers parfois escarpés, glissants, difficiles, mais dont vous reviendrez forcément transformés, touchés, remués.

Pour commencer, transportons-nous à la Nouvelle-Orléans, voulez-vous. Aux jours sombre de l'ouragan Katrina. Ou plutôt, juste avant. Avant la tempête. Quand elle n'était que dans l'air, comme une menace qu'il faut savoir flairer, à la manière des vieux loups de mer. Regardez cette vieille femme noire aux yeux mi-clos, dans son rocking-chair, sur la véranda de sa maison modeste. Elle s'appelle Josephine Linc. Steelson, et elle sait. Elle sait ce qui arrive. Elle sait que rien, après, ne sera plus jamais pareil. C'est une des voix mêlées d'Ouragan, ce roman de Laurent Gaudé en forme d'opéra de fin du monde, tissé d'incantations et de destins brisés. Laurent Gaudé aime les personnages cassés, et à lecture de ce livre, on ne peut lui donner tort. Car ce sont les plus beaux. Ceux d'Ouragan appartiennent à la caste des déshérités : un taulard, une femme dont la vie est un ratage et l'enfant un fardeau, un homme qui a voulu vivre l'aventure à bord d'une plate-forme pétrolière et y a perdu ses rêves et sa flamboyance, un pasteur tendance illuminé... Ouragan a la force et la puissance de la tempête qu'il invoque, et le souffle de ce vent démonté qui va tout casser sur son passage, tout mettre à nu, ébranler les hommes jusqu'en leur tréfonds, sonder ce qui les tient debout :

« Toute la ville a foutu le camp et ils ont laissé derrière eux les nègres qui n'ont que leurs jambes pour courir parce que ceux-là, personne n'en veut. Nous allons rester là et advienne que pourra. Je n'ai pas peur. Je la sens qui vient. C'est bien. Les hommes détalent, ils ont tort. Ils devraient rester pour voir que leurs maisons ne sont rien, que leurs villes sont fragiles, que leurs voitures se retournent sous le vent. Ils devraient rester car tout ce qu'ils ont construit va être balayé. Il n'y aura plus d'argent, plus de commerce et d'activité. Nous ne sommes pas à l'échelle de ce qui va venir. Le vent va souffler et il se moque de nous, ne nous sent même pas. Les fleuves déborderont et les arbres craqueront. Une colère qui nous dépasse va venir. C'est bien. Les hommes qui restent et verront cela seront meilleurs que les autres. Nous allons tout perdre. Nous allons nous accrocher à nos pauvres vies comme des insectes à la branche mais nous serons dans la vérité nue du monde. Le vent ne nous appartient pas. Ni les bayous. Ni la force du Mississippi. Tout cela nous tolère le plus souvent, mais parfois, comme aujourd'hui, il faut faire face à la colère du monde qui éructe. La nature n'en peut plus de notre présence, de sentir qu'on la perce, la fouille et la salit sans cesse. Elle se tord et se contracte avec rage. Moi, Josephine Linc. Steelson, pauvre négresse au milieu de la tempête, je sais que la nature va parler. Je vais être minuscule, mais j'ai hâte, car il y a de la noblesse à éprouver son insignifiance, de la noblesse à savoir qu'un coup de vent peut balayer nos vies et ne rien laisser derrière nous, pas même le vague souvenir d'une petite existence. »

Mais de ce chaos, de cette œuvre de destruction qui semble l'œuvre d'une divinité sans merci, peut sortir un bien. Et de ce qui est en miettes un espoir, un amour, un pardon, une réparation. Ainsi Keanu, cet homme qui a un jour quitté la ville pour éprouver sa propre force en haute-mer, y revient-il dans le souffle de la tempête, à contre-courant de ces files de gens qui fuient l'ouragan. Mais c'est qu'il a oublié quelqu'un là-bas. Une femme. Rose. Que l'absence lui a rendue essentielle. Comme tous les autres personnages du roman, Keanu a ce mouvement de sursaut, de bravade, ce dernier mouvement de résistance et de liberté. Faire de sa vie quelque chose qui ne soit pas un gâchis. Au fil d'une apocalypse hallucinée se dessine le dernier chant d'une solidarité des pauvres, des abandonnés, ceux qu'on oublie quand la terre tremble, quand le vent cogne et déracine nos vies bien ordonnées. Vous ne l'oublierez pas de sitôt.

Marc Dugain s'intéresse aux périodes troublées de l'histoire. Déjà avec la Chambre des Officiers, magistral hymne à la vie, il ouvrait nos yeux sur l'humanité farouche des gueules cassées de la Grande Guerre. Depuis, il ne cesse d'ausculter ces plaies de l'histoire, ces moments de convulsion qui plongent l'individu dans des dilemmes où son courage affronte ses terreurs les plus enfantines. Avec L'insomnie des étoiles, il nous emmène en 1945, en Allemagne. Tandis qu'une gamine meurt de faim, terrée dans la ferme de son père envoyé sur le front russe, et devient le témoin involontaire d'un meurtre, une petite garnison française est envoyée dans une bourgade sans histoire, afin d'y ramener l'ordre des vainqueurs sur les pas des armées alliées. A sa tête, un capitaine trop humain pour l'armée. Dans le civil, le capitaine Louyre était astronome. C'est dire s'il sait observer l'imperceptible. Et tandis que ses hommes s'ennuient à périr dans cette ville peuplée de de vaincus renfermés et hostiles, lui s'interroge. Décèle dans l'atmosphère quelque chose de lourd, d'effrayant. Un nœud de mensonges, de dissimulation concertée. Il n'aura de cesse que de percer ce secret qui épaissit l'air autour de lui. Dans ce roman aux accents d'enquête policière, où la tension grimpe à mesure que progresse l'enquête, le huis-clos et le décor dépouillé, servis par une écriture limpide, mettent en relief la densité des sentiments, l'opacité des consciences achetées, tandis que palpite la petite flamme du capitaine Louyre, qui prétend à elle seule éclairer les abysses, au nom de la dignité de l'homme. Un très beau roman.

"— Vous cherchez une vérité ?

Louyre se dressa d'un coup pour signifier la fin de l'entretien.

Pas une vérité au sens philosophique du terme, je suis beaucoup plus modeste que ça, je cherche à résoudre l'énigme d'un meurtre.

Le médecin se mit à rire.

Un meurtre, dans une guerre qui fait des millions de morts ?

Justement, chacun a droit au respect et à un peu de vérité, même s'il est noyé dans une mer de sang."

Vous connaissiez Mathias Enard depuis son roman-ovni, Zone. Dans Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants, le romancier nous livre une toute autre partition. Ce roman serti de courts chapitres comme d'autant de pierres précieuses nous ramène à la poésie, à sa manière singulière, condensée et subtile d'appréhender le monde. C'est un roman ensorcelant qui nous entraîne dans une variation inspirée par un fait d'histoire : le 13 mai 1506, fuyant la colère de Jules II, pape guerrier et mauvais payeur qui le fait pourchasser pour avoir abandonné le chantier de son tombeau romain, Michel-Ange accepte l'invitation du sultan Bajazet (Bayazid). Il embarque pour Constantinople afin d'y construire un pont entre l'Orient et l'Occident, entre la vieille ville et le faubourg de Péra. Un pont sur le Bosphore, enjambant la Corne d'Or. Un pont qui serait à la fois œuvre d'art et acte politique. Cette immersion dans une terre aussi étrangère et fascinante ne pouvait que nourrir un artiste de la trempe de Michel-Ange. Le transporter, l'émouvoir. Faire douter, aussi, ce sculpteur pétri d'orgueil et sûr de son talent. Des ors de Sainte-Sophie aux nuits d'envoûtement dans les tavernes de Pera, Michel-Ange se désoriente, se perd et se retrouve. Séduit par la civilisation byzantine, par les Ottomans, ces "maîtres de la lumière", il se laisse traverser par la beauté tandis que se dessine, comme à Rome, comme partout, un affrontement avec le monarque. Comme si la vie n'était que recommencement, comme si les Césars, où qu'ils trônent, ne pouvaient aimer les artistes qu'à condition qu'ils s'humilient devant eux.

« En retraversant la Corne d'Or, Michel-Ange a la vision de son pont, flottant dans le soleil du matin, si vrai qu'il en a les larmes aux yeux. L'édifice sera colossal sans être imposant, fin et puissant. Comme si la soirée lui avait dessillé les paupières et transmis sa certitude, le dessin lui apparaît enfin.

Il rentre presque en courant poser cette idée sur le papier, traits de plume, ombres au blanc, rehauts de rouge. Un pont surgi de la nuit, pétri de la matière de la ville. »

A travers ce voyage entre l'Orient et l'Occident, ce balancement entre un passé aux civilisations mêlées et l'incertitude du présent, se dessine le portrait d'un artiste capable de saisir la beauté où qu'elle se trouve, sauvage dans la lutte pour son indépendance et acharné dans ses inimitiés, mais aussi d'un homme seul terrifié par l'émotion qui le met en danger.

"Peut-être as-tu raison. Peut-être le meilleur de l'enfance est cette rage obstinée qui nous fait briser le château de bois s'il n'est pas parfait, conforme à nos désirs. Peut-être ton génie t'aveugle-t-il. Je ne suis rien à côté de toi, c'est certain. Tu me fais trembler. Je sens cette force noire qui va tout briser sur son passage, tout détruire de ses certitudes."


Souvenez-vous, c'était il y a plus de quatre ans. Pièce Montée, le premier roman de Blandine Le Callet, s'imposait comme une délicieuse surprise, friandise douce-amère et regard au scalpel sur un mariage collet-monté. Avec, noyé dans la crème pâtissière, cette pointe d'arsenic pour relever le goût. Voilà qu'elle revient cette rentrée avec "La balade de Lila K",un roman radicalement différent. Nous sommes dans un futur proche, dans une société qui pourrait être l'avenir de la nôtre : ultra sécuritaire et feutrée, gouvernée par une tyrannie bienveillante qui entend veiller sur vous malgré vous, fliquer chacun de vos gestes, de vos remous intimes, vous forcer à manger bien, à faire l'amour à dates fixes, gommer tout ce qui dépasse, et faire de vous un individu lisse, obéissant, opérationnel, jamais déprimé, délivré du doute. L'enfer est pavé de bonnes intentions, c'est connu. L'entrée dans ce monde, pour Lila, commence par une scène d'une sauvagerie inouïe. On l'arrache à sa mère, on emporte sa mère menottes aux poings. Hurlements, souffrance. Puis silence. On a installé l'enfant dans le Centre, lieu hybride qui tient de la maison de redressement, de l'hôpital et du pensionnat. Elle n'est qu'un cri rentré dans la gorge. Mais comme c'est une petite fille surdouée, elle va apprendre à faire semblant. A donner des gages de normalité, d'obéissance. Son but, s'enfuir, retrouver sa mère, et avec elle la mémoire de ses premières années, de son enfance. Sur sa route, elle croise quelques personnages plus ou moins bienveillants : un professeur anticonformiste, un rouage obéissant du système, un directeur de bibliothèque, un magasinier couvert de cicatrices... Odyssée glaçante où se reflètent les dérives de notre époque, roman haletant, bouleversante histoire d'amour, La balade de Lila K est tout cela et plus encore. Et au vu du résultat, je ne peux que saluer l'audace d'une romancière qui n'a pas hésité, dès son deuxième roman, à prendre le risque d'explorer un territoire si différent de l'univers de son premier roman. Une réussite.

« J'ai gardé les yeux bien fermés, pour ne pas me déconcentrer. Il y a des instants qu'il faut savoir saisir sans se poser de questions. Serrer sa chance, lorsqu'elle se présente alors même qu'on ne l'attendait plus, l'étreindre de toutes ses forces. »


La suite de mes coups de cœur au prochain billet. D'ici là, bonne lecture, et à bientôt !

Gaëlle Nohant