4 novembre 2014

La liberté chérie d'Emilie de Turckheim




La liberté de cette fille-là est une bien jolie chose, qui rayonne à travers ses romans et pourrait même se révéler contagieuse. S’il est des romans sombres, des romans pensifs, des romans qui pèsent leur poids de sens et de chagrin, ceux d’Emilie de Turckheim sont étrangement dansants, désinvoltes, ivres d’une fantaisie débridée qui s’autorise tout. Je l’ai découverte à la rentrée dernière avec Une sainte, l’histoire résolument farfelue d’une visiteuse de prison à qui il pousse des ailes, bien qu’il devienne vite évident que les chemins qu’elle emprunte pour gagner son auréole sont pour le moins tortueux. Deux conclusions s’imposaient après cette lecture : on se trouvait face à une romancière qui ne s’encombrait pas de vraisemblance, et qui avait une écriture aussi lapidaire et tenue que ses récits étaient échevelés. Comme si l’un était la condition de l’autre. Fouetter les chevaux de l’imaginaire et retenir le mors aux dents de l’écriture. Liberté et maîtrise, galop conduit par une main de fer sous le velours des mots.

«Il part dans un grand rire, redevient sérieux et dit que seul Dieu est en mesure d'ordonner nos péchés du plus mortel au plus mignon. Elle dit qu'elle a tué un chat, prié d'autres dieux, volé de l'argent à sa mère, conduit un innocent en prison, regardé un film pornographique.»

Héloïse est chauve, qui vient de sortir en poche, raconte l’amour flamboyant qui unit Lawrence, un homme dans la force de l’âge et Héloïse, héroïne tout feu tout flamme dévolue à cette passion qui a commencé en coup de foudre alors qu’elle n’était qu’un bébé de cinq mois. Si l’on admet comme préambule qu’un bébé puisse tomber amoureux à cinq mois et attendre impatiemment son heure, Don Juan en puissance ensorcelant un objet de ses désirs désarmé d’avance par tant de détermination et d’ardeur, voilà un roman d’amour qui vous emporte à la manière d’un torrent de vie sauvage et tumultueux, capricieux et généreux. Emilie de Turckheim a l’art de vous désarçonner par son impertinence avant de vous serrer le cœur comme par inadvertance. 

«Lawrence s’agenouille. il voudrait savoir où Héloïse trouve le courage de hurler sans économie, sans médiocrité. Il y a de l’amour, du désespoir, une stupéfaction de vivre dans son cri. Lawrence aimerait avoir la force et l’impudeur d’être en vie comme Héloïse est en colère. Il rêve d’une existence où chaque geste et chaque parole aurait le même excès.»


Le joli mois de mai, qui se déguste avec raffinement et concentration, est une variation originale sur le thème du «roman policier en chambre close». Un huis-clos où faisandent des sentiments emmêlés, de vieilles rancunes et des haines recuites attisées par la perspective de l’héritage de Monsieur Louis, propriétaire d’un hôtel pour chasseurs. C’est Aimé, l’homme à tout faire du défunt, qui nous raconte l’histoire, et la maîtrise stylistique de l’auteur lui donne la stature d’un personnage de Faulkner ou de Steinbeck. Aimé observe la comédie grinçante jouée par ces héritier supposés rassemblés par la convoitise dans la maison de Monsieur Louis, son œil aiguisé par des blessures secrètes scrute cette galerie de personnages arrogants, veules, falots et cupides.  Qui héritera, qui a tué, qui est mort ? Voilà un roman réjouissant et vénéneux, dont la saveur âpre et relevée vous reste longtemps sur les papilles après la lecture, et dont la construction impeccable s'appuie sur une prouesse stylistique.

«L’amour-propre c’est quand on décide de s’aimer soi-même pour être aimé au moins par quelqu’un.»



Et voici que pour la rentrée, Emilie de Turckheim qui n’est jamais où on l’attend, passant du roman policier revisité au roman d’amour transgénérationnel ou au conte amoral, nous offre La disparition du nombril, le journal de sa deuxième grossesse, qui est davantage l’affirmation éclatante d’une féminité heureuse, farouche et libertaire qu’un témoignage à destination des futures mères. Certes, Emilie a la nausée et son minuscule locataire, «la petite prune», influe sur ses états d’âme et pèse parfois sur sa liberté de mouvement, mais la maternité n’est pour elle qu’une dimension particulière d’une vie intensément vécue. Qu’elle se remémore d’anciennes liaisons dont la morsure demeure, pose nue, visite les prisons, ait des craintes pour son bébé ou joue à cache cache avec son petit garçon, Emilie de Turckheim dresse l’autoportrait d’une femme sensuelle et fantaisiste qui n’entend renoncer à aucune des variations de son être et nous interroge en chemin sur l’évolution du destin des femmes et leur liberté toujours à conquérir.

«Quelle révolution que d’écrire et de ne jamais interrompre le geste, couler de toute sa mémoire, ployer sous le poids du désir toujours neuf, toujours grave, toujours urgent, d’écrire.»


Surtout continez à écrire, Emilie, et à entraîner sur ses chemins de traverse des lecteurs intrigués et consentants, prêts à se laisser bousculer et ensorceler par la singularité de votre imaginaire.

Gaëlle Nohant