31 octobre 2012

Emily Brontë et Les fantômes de Hurlevent


(crédit photo mypennines.co.uk)

«Avant d’arriver en vue de Hurlevent, il ne restait du jour qu’une faible lueur ambrée qui marquait l’horizon à l’ouest, mais grâce à cette lune splendide, je pouvais voir chaque caillou et chaque brin d’herbe dans le sentier.»


...Vous souvenez-nous de moi, Mrs. Dean ? Je suis ce visiteur qui eut l’idée saugrenue de venir chercher en ce lieu si beau et âpre une solitude choisie. Je ne connaissais pas Mr. Heathcliff. Les noms de Hindley Earnshaw et de Catherine Linton ne signifiaient rien pour moi, je ne croyais pas aux fantômes et n’en avais jamais croisé sur mon chemin. Emily Brontë, à qui vous et moi devons tout, m’avait fait entrer dans cette histoire comme une tempête attire dans son œil un paisible promeneur pour qu’il puisse témoigner de sa puissance. Je n’étais là que pour être saisi par la plainte du vent, les hurlements des chiens du Maître des lieux, l’hostilité de la radieuse jeune femme qui se terrait dans cette maison sans âge, sous la surveillance d’un tyran et d’une poignée d’êtres frustes. Je n’étais là que pour être pris au piège d'une tempête de neige et contraint de me réfugier dans l'étrange lit à panneaux de la chambre du haut, en cette nuit lugubre où après avoir étudié les noms gravés sur le bois, Catherine Linton, Catherine Earnshaw, le bruit tenace d’une branche cognant contre la vitre me tira d’un sommeil troublé. Vous souvenez-vous ? Mais si... je suis certain de vous l’avoir raconté :

  «Il faut absolument que cela cesse !» murmurai-je, et, passant mon point au travers de la vitre, j’étendis le bras pour saisir cette odieuse branche. Mais, au lieu de cela, mes doigts se refermèrent sur les doigts d’une petite main glacée ! L’affreuse horreur du cauchemar m’oppressa, j’essayais de retirer mon bras, mais la main s’y accrochait, et une voix déchirante sanglotait : «Laissez-moi entrer... laissez-moi entrer !.. — Qui êtes-vous ?» demandai-je tout en me débattant pour me dégager. «Catherine Linton», répondit la voix en grelottant, «je rentre à la maison, j’avais perdu mon chemin dans la lande !» Tandis qu’elle parlait, je distinguais obscurément une figure enfantine regardant à travers la fenêtre. La terreur me rendit inhumain et, voyant l’inutilité de mes efforts pour me défaire de cette créature, j’attirai son poignet contre le carreau cassé et le frottai en tout sens jusqu’à ce que le sang vînt inonder les draps. Cependant elle gémissait : «Laissez-moi entrer», sans desserrer une étreinte tenace qui me rendait presque fou de peur.»



A l’aube, je fuyais cette maison inhospitalière pour me réfugier à la Grange, dont vous étiez la femme de charge, Mrs Dean. J’ignorais que vous étiez si profondément imbriquée dans la vie de ces gens, que les vivants et les morts vous avaient confié tant de secrets empoisonnés au fil du temps. Il vous fallut l’art d’une conteuse pour me faire entrer dans les méandres d’une histoire qui avait lié dans la passion et le souffre deux anciennes familles de ce coin retiré du Yorkshire, les Earnshaw et les Linton. Je me dis parfois que ces gens auraient vécu des vies tranquilles si le père Earnshaw n’avait pas ramené de son voyage ce petit bohémien noiraud dont personne ne voulait. Je sais que vous vous êtes parfois interrogée sur la nature de cet être par lequel le malheur était arrivé sur la lande, et qui jouissait du mal qu’il infligeait aux autres. Seule Emily Brontë aurait pu nous renseigner sur cet Heathcliff démoniaque et écorché vif, que nous haïssions si volontiers avant d’être saisis de compassion devant la souffrance de son amour inconsolable et rageur pour Catherine Linton. Miss Brontë nous aurait peut-être confié, Mrs Dean, qu’elle avait donné à ce personnage la part inflexible et autodestructrice de son frère Branwell, ces mauvais penchants qui l’avaient entraîné à sa perte. Elle qui aimait son frère de cet amour farouche et entier qu’elle réservait à de rares êtres, ne songea jamais à racheter le personnage d’Heathcliff. Non, elle se contenta de le rendre si vivant, si terrifiant et poignant à la fois que nous ne pouvons jamais ni l’aimer ni tout à fait le haïr. Les critiques, vous le savez, lui reprochèrent vertement de s’être attachée à des personnages cruels, pervers, complexes et ambigus sans justifier ce choix étrange par une morale. Dieu merci, ils ignoraient que ce roman avait été écrit par une jeune femme secrète et solitaire, élevée par un pasteur dans un presbytère à l’écart du monde ! Ils pensaient avoir à faire à Ellis Bell, frère de Currer et d’Acton Bell, tous romanciers désireux de garder leur anonymat. Ils furent déroutés par la force de cette histoire, sa férocité, sa langue poétique et crue qui ne s’encombre pas de fioritures, et mirent des années à percevoir l’éclat de ce diamant brut. Quand ils le firent, Emily Brontë reposait sous cette terre battue des vents qu’elle avait tant aimée. Bah, ce n’est pas grave, Mrs Dean... Nous autres n’avons pas attendu ces gratte-papiers versatiles pour être conscients du talent de miss Brontë !

Nous qui avons vécu tout cela de l’intérieur, au point d’en être ébranlés dans notre raison, nous savons que certains amours sont des chemins de croix païens qui convoquent les fantômes. Ou que la vengeance la plus inexorable peut s’arrêter un jour comme un bras qui retombe, lassé de sa propre violence. Nous savons que certains êtres ne sont doués pour le bonheur ni dans ce monde ni dans l’autre, et qu’il faut leur garder un peu de cette compassion qu’ils n’ont pas su avoir pour eux-mêmes. Nous savons enfin, ma chère, que la douceur peut venir de là où on ne l’attend pas, après les ravages de l’orage et de la foudre. C’est pourquoi nous aimons ce pays pelé, aride, où l’hiver est épouvantable et l’été enchanteur, où les petits bergers confient en tremblant qu’ils ont croisé un défunt sur la lande, et où il faut savoir surprendre la beauté sous la tourbe ou dans les encoignures de roche. Ses habitants sont un peu rudes, leur humour à froid n’a d’égal que leur franc parler, mais ils pourraient bien vous venir en aide si vous errez dans la lande sans retrouver votre chemin. Ou pas.
Bonne nuit, Mrs. Dean. Pensez à rallumer le feu, il fait un froid glacial, et si Mr. Heathcliff ne peut se réchauffer en rentrant de la lande, il pourrait vous en cuire...


 Gaëlle Nohant.


19 octobre 2012

Jane Eyre, petite âme droite et fiévreuse




                                           (crédit photo mypennines.co.uk)

«Je vais te laisser, pâle rêve ! dis-je. J’ai la fièvre, j’entends le vent souffler, je vais sortir pour sentir son haleine.»

La nuit était tombée sur la lande où le vent soufflait sans discontinuer, comme sur le presbytère et le jardin de tombes. Les centaines de freux qui nichaient dans les arbres tordus s’étaient enfin tus. A cette heure, le révérend Patrick Brontë était couché, ses filles Emily et Anne attendaient avec anxiété le retour de leur frère Branwell et Charlotte, son aînée, écrivait dans une sorte de fièvre l’histoire de Jane Eyre, puisant la sève de ce roman au plus profond de sa détresse, de ses déceptions et de ses échecs. «J’aurai trente et un ans à mon prochain anniversaire, avait-elle écrit à une amie. Ma jeunesse a disparu comme un rêve et je n’ai rien fait.» Il était sa revanche éclatante, sa façon de redresser la tête, de ne pas se résigner à l’insignifiance.

Ils avaient bâti tant de rêves, le frère et les sœurs, échafaudant les royaumes d’Angria et de Gondal avec cette ivresse, cette toute puissance des virtuoses. Ils sentaient en eux la pulsation impérieuse d’une vocation artistique dont aucun pragmatisme n’avait pu les détourner. Qu’en était-il aujourd’hui ? Les romans d’Emily et d’Anne avaient été acceptés par un éditeur à des conditions indignes, tandis que Charlotte avait eu la douleur de voir le sien refusé. Branwell, le fils choyé, l’enfant des fées, doué de tous les talents, semblait condamné à les dilapider et à ruiner sa vie. A cette heure tardive, il noyait son chagrin dans l’alcool et l’opium à la taverne du Black Bull, où Emily irait le chercher  tout à l’heure pour le ramener au presbytère. Emily aimait les âmes blessées, les animaux. Elle était la plus farouche et la plus libre des enfants Brontë. Les critiques avaient éreinté son roman les Hauts de Hurlevent, le taxant d’immoralité. Anne quant à elle, si menue et si douce, espérait juste faire quelque chose de son passage sur la terre. Et Charlotte... Charlotte jetait dans ce roman ses dernières forces, ses aspirations à une autre vie, le chagrin d’un amour impossible. Comme elle, son héroïne n’était ni belle ni riche, c’était une petite personne frêle, un roseau qui refusait de casser, exigeait qu’on lui reconnût le droit de sentir et d’aimer. Elle l’avait jetée dans les rapides d’une vie malchanceuse, orpheline et mal aimée, mais lui avait donné la force de changer son destin. Sa Jane Eyre incarnait la rébellion de tous ces petits qui aspirent aux miettes de la table des riches, parlant d’égal à égal avec ceux qui prétendaient diriger sa vie. Ce n’était pas un roman pour jeunes filles, c’était un livre puissant et sulfureux nourri à la source de ses lectures viriles, de Lord Byron et de Walter Scott. Il était plein de l’âpre poésie de la lande solitaire où se déchaîne ce vent dont la colère vous rend à vous-même. Elle le publierait sous un nom d’homme, pour qu’il soit jugé équitablement par ses pairs.

«C’est une sensation très étrange pour un être jeune et sans expérience que de se sentir tout à fait seul dans le monde, emporté à la dérive, tous liens rompus, incertain d’atteindre le port vers lequel il fait route, empêché par de nombreux obstacles de revenir vers ce qu’il a quitté.»


S’arrachant à la monotonie de la misère, Jane Eyre avait rendez-vous avec son destin dans un manoir lugubre dont les corridors glacés dissimulaient un terrifiant secret. Elle qui avait soif d’action devrait embrasser la terne condition de gouvernante chez le maître de Thornfield Hall. Charlotte Brontë avait offert à Jane un adversaire à sa hauteur : un héros byronien au caractère d’airain, sensuel et manipulateur, inquiétant, passionné, tourmenté et poignant. Bien avant Alfred Hitchcock, elle savait tremper une histoire d’amour dans le souffre et la peur, y insuffler le suspense, donner à une scène d’amour l’allure d’une scène de meurtre. Ce face à face entre Jane et Edward Rochester, dont la sensualité balançait sans cesse entre la rédemption et le rejet de l’ordre établi, Charlotte en sentait toute l’immoralité. Elle n’écrivait pas pour les ligues de vertu, mais à l’écoute de cette «influence qui s’éveillait en elle» et n’acceptait pas d’autre maître. Son Jane Eyre n’était pas un conte moral, il avait la puissance des bourrasques qui déracinent les arbres et l’infinie douceur des lendemains d’orage. L’amour dans Jane Eyre était cruel et bienfaisant, il passait par des cassures, des batailles et des redditions, il était «un plaisir comparable à celui que ressentirait un homme mourant de soif parvenu avec peine au bord d’une source qu’il sait empoisonnée et qui se penche cependant pour s’y abreuver de divines rasades.» Mais il avait le pouvoir de régénérer les êtres blessés, de leur prodiguer un bonheur d’autant plus intense qu’il arrivait tardivement.

«Si Jane Eyre a quelque valeur, il devrait pouvoir supporter une tempête», écrivait Charlotte Brontë. Le roman parut en 1847, avec un succès immédiat. Les plus grands romanciers s’inclinèrent avec admiration devant ce «Currer Bell» dont l’identité restait cachée. On parla d’un roman immoral dont il fallait protéger les femmes. Traversant le temps, ce roman «d’une âme parlant à une âme» a gardé toute sa modernité et sa force. Les grands romans ont le pouvoir de bouleverser nos vies et d’en infléchir le cours. Celui-ci a changé la mienne. J’espère vous avoir donné envie de le (re)découvrir.

Gaëlle Nohant