25 janvier 2010

L'Atlantique à la rame

Bonjour à tous,

Il est très rare que je vous parle ici de mon activité de romancière, mais aujourd'hui j'ai décidé de faire une exception. Parce que, parallèlement au travail sur mon roman, qui s'apparente à ce stade à une sorte de châtiment mythologique (du genre "tu passeras l'éternité à remonter un bloc de pierre en haut d'une falaise, à le voir dégringoler et à recommencer"), je relis Camus pour pouvoir bientôt venir vous en toucher deux mots... et que j'ai lu l'autre jour que Camus avait mis sept ans, oui, sept ans, à écrire la Peste. Ce qui ne veut pas dire qu'on ne peut pas écrire un bon roman en moins de temps, il n'y a qu'à voir la Chartreuse de Parme, que Stendhal aurait terminée en quelques semaines et "dans l'euphorie", disait un des mes professeurs... Mais bon, je préfère me concentrer sur Camus et ses sept ans, disons que je peux mieux m'identifier. Parce qu'après avoir mis près de trois ans, en tout, à écrire l'Ancre des Rêves, - dont un an et demi de recherches -, je me demande quand j'aurai terminé son petit frère. A vrai dire, l'autre jour dans la Peste, je suis tombée sur une réplique de Grand, l'employé municipal qui écrit un roman depuis des années et n'en est qu'à la première phrase... On lui demande si "ça avance" et il répond :

"Depuis des années que j'y travaille, forcément. Quoique dans un autre sens, il n'y ait pas beaucoup de progrès."

Au passage, notez l'humour de Camus, il n'y a pas que des rats crevés, des moribonds et des métaphores du nazisme dans la Peste, en sept ans il a eu le temps d'y glisser beaucoup d'autres choses, et même de s'y moquer de lui-même.

Donc, il y a des écrivains qui enchaînent les livres en un temps record, et d'autres, comme Donna Tartt, qui sortent un livre tous les dix ans, et même s'il est très bon, on se dit qu' à la fin de sa vie, même si elle vit longtemps (et je nous le souhaite), ça ne va pas faire lourd, comme bibliographie. C'est un peu pareil pour moi. Je me demande souvent pourquoi il faut que chacun de mes romans s'apparente à une traversée de l'Atlantique à la rame. Lorsque j'entends parler de ce genre d'exploit, j'ai beau être admirative, je me demande pourquoi s'infliger ça. Sous l'emprise de quelle folie douce, de quel masochisme passer des mois seul(e) en mer, attraper des escarres, avoir peur d'être dévorée par un requin ou noyée dans la tempête, manger des rations de survie, subir toutes les avanies possibles sur une coque de noix, tout ça pour se prouver quoi ? Qu'on a la volonté d'aller au bout ?

Quand j'écrivais l'Ancre des Rêves, que je me plongeais dans de gros bouquins sur la vie des Terre-neuvas, que je relisais L'interprétation des rêves, je me disais souvent que ce livre n'interesserait absolument personne et que je me donnais bien du mal pour avoir trois lecteurs dont ma mère. Qui ça allait intéresser ça, une histoire de gamins qui font des cauchemars, et de marins embarqués pour Terre-Neuve en 1912 ? Je me demandais plusieurs fois par jour pourquoi je m'obstinais à l'écrire, cette histoire, pourquoi toutes ces recherches pour un livre qui ne verrait peut-être jamais le jour. Mais j'étais poussée par une sorte de foi - très ténue mais tenace - que je compare à la petite flamme chancelante d'une bougie, et bien qu'elle soit toujours au bord de s'éteindre elle vous oblige à continuer l'histoire. Je ne sais pas comment écrivent les autres, mais moi je découvre l'histoire à mesure qu'elle s'écrit. Les personnages m'échappent dès qu'ils existent, ils me mettent des bâtons dans les roues, n'en font qu'à leur tête et prennent un malin plaisir à mettre en pièces le scénario que j'avais échafaudé. Au stade où j'en suis de mon nouveau roman, mes personnages ont déjà réduit en pièces mon synopsis et me voilà obligée de me fier à eux pour la suite de l'histoire et de la reconstruire en fonction de leurs évolutions personnelles. C'est agaçant, mais c'est parce qu'ils manifestent leur indépendance que je les aime. D'une manière générale, j'aime que mon roman échappe à mon contrôle, qu'il m'entraîne sur des chemins qui m'effraient ou me bousculent. J'aime, en relisant ce que j'ai écrit, ne pas m'y reconnaître. Que mon écriture dépasse mes petites limites, ma médiocrité quotidienne, qu'elle aille toujours un peu plus loin. Je vois chaque roman comme un chemin sinueux, un chemin d'aventures et d'apprentissage.

Celui que j'écris n'est pas différent des autres. Comme pour l'Ancre des Rêves, plusieurs fois par jour je me demande pourquoi se donner tout ce mal pour une histoire. Mais je sais, au fond, que je le fais pour trois raisons. D'abord pour moi, égoïstement, parce que c'est en me confrontant à mes doutes, à mes limites, à la difficulté que le roman deviendra fécond et que cette expérience m'enrichira. (spirituellement, tout au moins !) Ensuite, pour les lecteurs, parce que j'écris aussi "avec eux", en pensant à eux, à ce que je vais leur proposer, et que je demande si, cette fois, ils se laisseront embarquer ou s'ils demeureront sur la rive en se disant que non merci, l'eau est trop froide. Enfin, je le fais pour mes fantômes. Car c'est pour eux que j'écris avant tout, je sais qu'ils sont là et que tout mon travail de recherche n'a pour but que de me rendre assez réceptive pour les entendre et les laisser s'incarner. C'est en écrivant l'Ancre des Rêves que je les ai découverts ; mes recherches semblaient n'avoir pour but que de vérifier des hypothèses imaginaires, lesquelles se révélaient si plausibles et cohérentes que j'ai douté : peut-être mes personnages avaient-ils vraiment existé, peut-être s'étaient-ils juste servis de moi pour raconter leur histoire ?... Idée un peu effrayante et fascinante à la fois.
S'il y a plusieurs sortes de romanciers, moi j'appartiens aux "réveilleurs de fantômes." Peut-être sont-ils de vrais fantômes, des voix oubliées qui cherchent l'apaisement en s'incarnant dans une histoire. Peut-être sont-ils juste des parts de moi dont j'ignore tout, qui nourrissent mes personnages. Après tout on écrit avec l'inépuisable matière première de l'inconscient, en allant chercher en soi l'innocence et la perversité, tout le nuancier des émotions humaines. Peut-être un mélange des deux. Ils me hantent en tout cas et c'est avec bonheur que je mets mes mots à leur service. Alors peu importe si je dois, chaque jour, remorquer mon rocher en haut de la falaise.
Peu importe si j'ai l'impression que ça n'avance pas, que je suis partie tel Don Quichotte combattre les moulins à vent, que je n'ai pas les épaules pour raconter cette histoire, réveiller ces fantômes déchirants d'une autre époque. La petite flamme chancelle mais elle est toujours allumée. Et elle s'impatiente.

Bientôt j'espère, je vous proposerai donc un nouveau roman qui vous conduira à la fin du XIXème siècle à Paris, et cette fois, au lieu de vous embarquer dans un univers d'hommes, je vous emmènerai ausculter la psyché féminine d'un temps pas si ancien. Je vous demande encore un peu de patience, parce que ces fantômes-là me demandent beaucoup d'énergie et d'attention, mais je ne mettrai pas sept ans à le terminer, rassurez-vous. (La comparaison avec Camus ne pourrait m'être que défavorable)

A bientôt, la prochaine fois nous parlerons de littérature !

Gaëlle Nohant

12 janvier 2010

Stefan Zweig à l'ombre des légendes

Bonjour,

Je vous invite aujourd'hui à découvrir une pépite littéraire. Il y a quelques mois, lors d'une balade en librairie, un petit livre rouge m'a attiré l'œil : il s'agissait d'une biographie de Fouché par Stefan Zweig. J'ignorais que Zweig avait aussi écrit des biographies. Je l'ai acheté et dévoré en quelques jours, fascinée. Je dois avouer que la biographie n'est pas mon genre préféré ; je m'y ennuie souvent. Mais rien de tel avec Zweig. Oubliez vos préjugés sur les biographies, oubliez vos préjugés sur l'histoire. Les éditions Grasset viennent de ressortir un florilège de ses biographies réunies sous le titre : Les Grandes vies .
De Fouché à Magellan et de Marie-Antoinette à Marie Stuart, le romancier viennois fait de ces figures historiques des personnages, livrant de flamboyants portraits psychologiques pétris de modernité et de psychanalyse, qui s'écartent de la légende pour chercher la justesse. Avec Zweig, on entre dans la chair de l'histoire, et il faut prendre garde aux flaques de sang qui ombrent le sol de ce cabinet de Barbe Bleue :

« Toujours les grands édifices politiques ont été construits avec les pierres de l'injustice et de la cruauté, toujours les fondations ont eu le sang pour ciment ; en politique seuls les vaincus ont tort et l'histoire, en poursuivant sa marche, les foule de son pas d'airain. »

Prenez Joseph Fouché, ce député du peuple qui réussit la prouesse de se rendre indispensable à la Révolution, à la Terreur, à la Convention, au Directoire, à l'Empire et même à la Restauration ! Avec Talleyrand, autre personnage emblématique de l'époque, il est le seul à survivre à tant de séïsmes politiques. Chaque nouveau maître de la France jugera prudent de le mettre de son côté, plutôt que de l'avoir en face.

Prince des opportunistes, sa force était sans doute, comme le souligne Zweig, un « sang-froid inébranlable » :
« Il donne libre jeu à ses forces et en même temps, il épie avec attention les fautes des autres ; il laisse s'user leur ardeur et il attend avec patience qu'ils soient épuisés ou bien que, perdant la maîtrise d'eux-mêmes, ils découvrent un point faible : c'est alors seulement qu'il frappe implacablement. Cette supériorité de la patience jamais à bout est terrible : celui qui peut attendre et dissimuler de la sorte peut également tromper le plus expérimenté. »

De Robespierre à Bonaparte, tous l'ont haï et redouté, et il a eu raison de chacun. Député extrémiste, puis ministre de la Police tout puissant (tellement puissant et retors qu'il fascina Balzac et inspira plusieurs personnages de romans, dont Vautrin), duc d'Otrante sous la Restauration, il tourna sa veste à chaque régime en gardant bien serrées les rennes du pouvoir. N'appartenant jamais à personne, et par là-même impossible à contrôler, il donna des sueurs froides à tous les gouvernants.

« Il faut profondément sonder l'histoire pour remarquer, dans le feu de la Révolution et dans la lumière légendaire de Napoléon, la simple présence de cet homme, d'apparence modeste, mais qui, en réalité, met la main à tout et dirige l'époque. Pendant toute sa vie il restera dans l'ombre — mais il enjambera les corps de trois générations. »

Très différentes, et d'essence moins machiavélique, sont les deux reines dont Stefan Zweig a choisi de raconter la vie. D'un côté, l'Autrichienne frivole et insouciante, de l'autre l'Ecossaise indomptable aux passions tyranniques. Toutes deux illustrent la fin d'un monde. Marie-Antoinette celle de la Monarchie absolue, Marie Stuart celle de la chevalerie médiévale. Ces deux reines ont bien des points communs, même si Zweig célèbre d'entrée de jeu la force de caractère de Marie Stuart et ne reconnaît en revanche à Marie-Antoinette que les qualités d'une femme « en somme ordinaire, pas trop intelligente, pas trop niaise, un être ni de feu ni de glace, sans inclination pour le bien, sans le moindre amour du mal, la femme moyenne d'hier, d'aujourd'hui et de demain. » A son sujet il parle d' « héroïsme involontaire ». Marie-Antoinette, « tête à vent » gentille et charmante, était faite pour une existence tranquille, préservée des chaos de la vie. Mais les coups répétés du destin, qui lui donne tout tout de suite pour mieux l'en dépouiller ensuite, vont tailler à coups de serpe une héroïne royale dans sa chair tendre et langoureuse.

On retrouve là un thème cher à Stefan Zweig : ce sont les revers de l'existence qui nous façonnent et nous révèlent à nous-mêmes, épurant notre personnalité et en mettant en relief les traits marquants. Eprouvée, blessée, arrachée à tous ceux qu'elle aime, Marie-Antoinette devient une autre femme, plus profonde, digne et courageuse. « La souffrance a été le premier et le véritable maître de Marie-Antoinette, le seul dont elle ait appris quelque chose. » Il ajoute plus loin, dans la biographie de Marie Stuart :

« C'est pourquoi seuls les moments de crise, les moments décisifs comptent dans l'histoire d'une vie, c'est pourquoi le récit de celle-ci n'est vrai que vu par eux et à travers eux. C'est seulement quand un être met en jeu toutes ses forces qu'il est vraiment vivant pour lui, pour les autres, toujours il faut qu'un feu intérieur embrase et dévore son âme pour que s'extériorise sa personnalité. »


Âgée de six jours, Marie Stuart, reine d'Ecosse et prétendante légitime au trône d'Angleterre, est déjà un objet de convoitise. Alors qu'elle n'a pas cinq ans, les Ecossais livrent pour elle une guerre aux Anglais, et la perdent. « Marie Stuart n'a pas encore atteint sa cinquième année que déjà des rivières de sang ont coulé à cause d'elle. » Ce sera, toute sa vie, le malheur de Marie Stuart : être fatale à tous ceux qui l'aiment et la défendent.


Si, comme pour Marie-Antoinette, toutes les fées semblent s'être penchées sur son berceau, il faut croire que les sorcières de Macbeth rôdaient aussi près du château d'Holyrood la nuit de son baptême... Car la vie de Marie Stuart est une tragédie shakespearienne, intense, violente et passionnelle. Il faut dire qu'elle naît dans une époque où l'on peut basculer en un jour du trône d'Ecosse à l'échafaud, et où Catholiques et Protestants se livrent à travers l'Europe une guerre jonchée de morts. Son royaume est un pays âpre et misérable, où la noblesse ne supporte les rois que si elle peut les contrôler, ou l'assassinat politique est monnaie courante et où les amours d'une reine peuvent lui coûter la vie. Drames, meurtres, complots, passions fatales, trahisons, tels sont les ingrédients de la chute de Marie Stuart, qui paiera très cher les erreurs de sa jeunesse. Comme Marie-Antoinette, elle sera haïe après avoir été adulée, traversera sous les cris de haine et les humiliations le pays où, jadis, le peuple embrassait au sol la trace de ses pas.

Pour finir, elle trouve dressée en face d'elle sa pire ennemie, Elisabeth Tudor, bâtarde du roi Henri VIII (le serial killer d'épouses) jadis emprisonnée à la Tour de Londres par sa propre soeur, prête à tout pour défendre la couronne d'Angleterre si péniblement conquise. Leur guerre fratricide et sans merci, que Zweig appelle « la lutte au couteau », se fait à coups de cadeaux empoisonnés, de venin enrobé d'amour qui sucre la gorge avant de l'étouffer lentement.

« Ces dernières semaines, ces dernières années, elle les a vécues dans les flammes, des flammes si hautes et si ardentes que leur reflet brille encore à travers les siècles. Mais maintenant l'incendie diminue, s'éteint, après avoir dévoré le meilleur d'elle-même : ce qui reste n'est que scorie et cendre, vestige misérable d'une magnifique splendeur. Devenue l'ombre d'elle-même, Marie Stuart s'avance dans le crépuscule de son destin. »

Là encore, s'éloignant de la légende, enquêtant longuement sur les pas de Marie Stuart et d'Elisabeth, Zweig met l'accent sur les détails importants, et nous montre une Elisabeth déchirée entre sa haine pour Marie Stuart, son désir de la pousser sur l'échafaud, et le lancinant pressentiment que cette décision inédite (l'exécution publique d'une reine) créera un précédent dangereux. Ce qui l'intéresse, c'est de montrer le combat intime des êtres face à leurs sentiments et à leurs pulsions, de sonder leur vérité profonde. Zweig, qui prolongea un séjour de recherches sur Marie Stuart en exil définitif (entre temps Hitler avait pris le pouvoir), se sent des affinités avec les éprouvés, les bannis, ceux à qui on a tout pris. Il connaît la justesse de ces mots de Marie-Antoinette : « C'est dans le malheur qu'on sent davantage ce qu'on est. » Avec lui, vous ne regarderez plus l'histoire de la même façon.

A bientôt.

Gaëlle Nohant