30 septembre 2006

Libérez Gaëlle!

Depuis quelques jours, Gaëlle est enfermée à touble tour dans l'abbaye de Fontevraud. Ce lieu mystérieux est une ancienne abbaye mixte (non, Tubinap : pas mixte mais double : on me l'a bien expliqué : aucune promiscuité sexuelle ne doit être sous-entendue : signé Gaëlle...) mais également une ancienne prison.

Dans quelle état va-t-elle nous revenir ? Vous pouvez en avoir une petite idée en cliquant ici (allez surtout voir le blog): Gaëlle et sa collègue Jennifer nous parlent de leur incarcération littéraire et, franchement, ça fait froid dans le dos...

Tubinap (fidèle assistant)

PS de Gaëlle : c'est vrai qu'on a très froid... et ne parlons pas des charmantes petites bêtes qui hantent nos chambres monacales... t'inquiète Nziem j'en tue très peu. Mais je prends sur moi. A très bientôt à tous... si vous n'entendez pas parler de moi avant le 9 octobre, pouvez-vous lancer quelqu'un à ma recherche ? Je me méfie des souterrains du lieu. Un petit côté Shining... Merci d'avance.

22 septembre 2006

Adieux temporaires et CONCOURS de PAL

Oye Oye, Braves gens ! comme le dit si bien Loupiote, ma fidèle associée dans ce concours que nous lançons à deux.

Je pars dimanche, mes chers petits, travailler littérairement et côtoyer des célébrités (CHUUUUT vous imaginez bien que la chose est classée secret défense, je vous en dirai plus à mon retour.), car j'ai gagné, à force de ténacité il faut croire... un concours! La suite, si elle vous captive ou vous intrigue, vous la trouverez sur le site de Version Fémina à la rubrique "Résidence du premier Roman" ou sur le site de Robert Laffont. Je pars donc pour 15 ou 16 jours me cloîtrer à l'abbaye de Fontevraud près de Saumur, moi qui redoute beaucoup les couvents, mais heureusement j'y aurai là-bas une compagne qui est ma co-gagnante et avec qui je crois que je vais très bien m'entendre car elle est aussi charmante que douée, et s'appelle Jennifer Richard, retenez ce nom, ça peut servir.

Donc je vous quitte, à regret évidemment, quinze jours sans ma connexion et mes dizaines de messages chaleureux et de visites non moins chaleureuses à droite à gauche, quinze jours sans me demander de quoi je vais vous parler la prochaine fois, disons-le haut et fort, c'est une épouvante... mais je ne peux pas me plaindre non plus de ce qui m'arrive, même si je ne suis pas en train de vous annoncer l'arrivée imminente d'une nouvelle STAR de la littérature (et on en a déjà bien assez, vous ne trouvez pas ?), a peine puis-je prétendre au titre d'arbuste, je vous l'ai déjà dit ! Et étant donné la voie que j'ai choisi... peu de chances que vous soyez un jour obligés d'enjamber les piles de mes romans pour atteindre les autres, en têtes de gondoles des librairies. Pas d'inquiétudes. Vous aurez plutôt à enjamber les autres pour me dénicher le jour venu, à mon avis !

Voilà pour l'explication de mon départ, et maintenant passons aux choses sérieuses.
Loupiote et moi ouvrons ce matin, ici et chez moi, un concours de PAL (NB : n'y voyez aucune allusion grivoise, pas plus qu'un hommage à Vlad Tepes, question que nous avons traitée précédemment et sur laquelle il est inutile de revenir !) dont je me permets de retranscrire (j'espère que tu ne m'en voudras pas Loupiote, mais tu les as affichées beaucoup plus matinalement que moi et du coup... je me suis dit... comme elles étaient si bien exprimées et clairement formulées...enfin bref) les règles fixées par ma collaboratrice :



Loupiote et moi, donc, "avons l'honneur de déclarer ouvert le CONCOURS DE LA PLUS GROSSE PAL!!!

Nous savons que vous en rêviez alors nous l'avons fait. Pour y particper, c'est très simple, il suffit:

1) d'avoir une PAL, (Pile de livres à lire, pour les néophytes)

2) de savoir compter,

3) d'être au courant de l'existence de ce concours.

Si vous réunissez ces trois conditions, alors venez de ce pas nous annoncer votre chiffre PAL. Mettons-nous d'accord, la PAL c'est la Pile (de livres) A Lire qui prend la poussière chez vous. Peu importe, que les livres aient été achetés, prêtés par un ami, empruntés à la bibliothèque ou volés, à partir du moment où ils sont chez vous et que vous avez l'intention de les lire, ça compte. Les livres entamés et pas finis comptent aussi à la condition que vous vouliez les finir un jour. (Sinon, me permets-je de préciser après discussion avec Loupiote, ils n'appartiennent plus à la liste des PALPF : pile de livres à lire pas finis mais à la LLQSPQNFJ : liste de livres qu'on sait pertinement qu'on ne rouvrira jamais. Et donc ne comptent pas)

Ne figurent pas dans la PAL, les magazines, votre programme télé, l'annuaire téléphonique du 93, les catalogues en tous genre, votre encypclopédie Universalis en 12 volumes (vous allez pas me faire croire que vous avez l'intention de les lire en entier), le Vidal, le code de la sécurité sociale... La règle c'est l'honnêteté parce que de toute façon on est obligées de vous croire sur parole. Ne confondez pas la PAL avec la LAL (Livres A Lire) sinon c'est trop facile. ( Note personnelle : Eh oui, ici le péché d'intention ne compte pas, tant pis, le Vatican nous pardonnera... ou pas.)

Vous avez jusqu'au 6 octobre minuit (cachet de la poste faisant foi) pour participer. Allez donc dès maintenant compter vos bouquins et poster en commentaire ici ou votre chiffre PAL.

Le gagnant se verra attribué le titre honorifique de "GRAND MAITRE ABSOLU DE LA PAL" et méritera notre admiration et notre respect profond. Il y aura 4 autres gagnants méritant d'autres titres honorifiques, pas de panique. N'hésitez d'ailleurs pas à prévenir vos amis de cet événement intersidéral car ne dit-on pas que "plus on est de fous, plus on rit"? Certes on a moins de chance de gagner mais l'important c'est de participer ( comme Anitta l'a rappelé, qui se sentait limite disqualifiée d'avance... mais Anitta, même si tu perds, cela voudra seulement dire que tes achats de livres sont moins pathologiques que les nôtres, constat qui devrait te remonter le moral !). Et puis un palmarès des cinq plus grosses PAL sera publié, alors...

Et voici les deux premiers scores:

Gaëlle: 291("elle a toute ses chances" selon Loupiote, mais...je connais d'autres concurrentes potentielles très sérieuses !)

Loupiote: 160 (Ho mince ! Je ne serai pas grand maître de la PAL...) Je rajoute : Oui Loupiote mais même si ça te fait beaucoup de lecture en perspective et peut t'inquiéter à juste titre, toi au moins tu n'es pas au bord de t'inscrire à l'A.A.L.C (association des acheteurs de livres compulsifs). Alors que moi... depuis que j'ai compté ma PAL l'idée me traverse !
(Photo de la pile de livres de Paul Cox au Centre Pompidou)

Donc...A vos comptes! Partez! Et que le meilleur gagne!

Voilà. Je crois que tout est dit.
Surtout que personne n'ait peur d'annoncer son chiffre, petit ou grand, la taille compte si peu quand le plaisir littéraire y est. Et l'important c'est avant tout de rire et de nous soulager ici du fardeau de nos convoitises livresques, de nos yeux plus gros que le ventre, tout ça. Je sais que parmi vous il y en a qui rasent les murs au salon du livre, qui évitent de poser les yeux sur la devanture d'une librairie, ou même de faire un tour sur certains blogs prescripteurs (il y en beaucoup par ici, on est toute une fine équipe de dealeurs), de peur de céder ENCORE.
Moi, par exemple, j'ai l'air comme ça de maîtriser mes lectures, mais pensez-vous, c'est trompeur : je fonctionne par envies compulsives, et bien que n'ayant connu ni la guerre ni les privations, j'ai toujours peur de manquer. Ainsi, quand je suis en manque d'UN livre, je repars avec au moins trois, voire cinq, le rouge me monte aux joues rien que de l'avouer. Les librairies sont des lieux de perdition, ne parlons pas d'internet.

Ah. Je peux le dire, cette petite confession m'a fait grand bien, avant mon départ en retraite.

À votre tour, maintenant, frères et sœurs ! Quelque soient les turpitudes, vols à l'étalage et fièvres acheteuses que vous ayiez à confier ici, nous les lirons dans un esprit de charité et de d'absolution. Bon euh... que Thérèse de Lisieux me pardonne cette petite blague si elle nous lit (toujours se méfier des fantômes, surtout s'ils ont été canonisés, allez savoir de quoi ils sont capables) et...

Très bonne journée, très bonne quinzaine, comptez-bien, et à mon retour, préparez-vous à quelques billets fleuves. Mais avant cela, nous fêterons, comme il se doit, les gagnants. Et saluerons bien bas les perdants, qui nous donnent ici l'exemple de la sobriété de l'acheteur, une valeur qui a tendance à se perdre.

A très bientôt à tous et à toutes !

Sœur Marie Gaëlle.

PS 1 : Tu peux prendre en photo tes livres, Holly , bien sûr, mais ça ne peut pas compter parce que... imagine le travail pour Loupiote et moi, qui avons déjà passé une bonne journée hier à compter notre PAL ?... pourrais-tu nous faire une estimation, même à la louche ? Tu as deux semaines, c'est une donnée importante.

PS 2 : Je suis là jusqu'à dimanche matin, mais ensuite mon fidèle complice Tubinap sera aux commandes de mon blog, il a un humour assez pince sans rire, vous ne perdrez rien au change...

18 septembre 2006

Et les romanciers français, alors ?

Bonsoir à tous.

C'est vrai quoi, je vous parle toujours des enchanteurs anglais, des Américains dont les romans, les films et les séries télévisées me ravissent en me faisant réfléchir... et les Français dans tout ça ? Je le sens, c'est la rentrée littéraire après tout, et vous trépignez. Et OUI, il y a aussi, de nos jours, en France, des gens très talentueux qui racontent des histoires. Il y en a aussi qui SE racontent des histoires, mais c'est un autre problème. Et il y en a enfin, bien sûr, quelques uns qui trichent. Bien sûr, je ne prétends pas sonder la vérité de leur personne, juste parler de ce qu'ils publient. Qu'est-ce que j'entends par tricher ? C'est très simple : rester en surface, ne pas descendre au fond de soi, là où il fait noir et où les éclats de lumière côtoient de glaçants fantômes. Là où il faut passer, et y demeurer assez longtemps sans veilleuse pour donner le meilleur de soi-même, son petit maximum, et par là, peut-être, toucher à l'universel. Parce que nous, lecteurs, méritons bien cela. Descendre, creuser aussi profond qu'on peut, remonter avec une ou deux petites pépites, trois fois rien peut-être, mais un trois fois rien honnête, voilà, à mon sens, ce que c'est qu'être un écrivain. Travailler beaucoup, aussi. Sans relâche, des semaines, des mois, des années. Il faut tout cela, et davantage, pour créer un personnage crédible, et enfiler sa peau. Et, ensuite, se donner le mal de construire une fiction, parce que, comme je le répète et le crois, cette dernière est le meilleur moyen (sinon le seul ?) d'approcher la vérité dans son infinie complexité. Et la fiction, c'est le monde des ROMANCIERS, qu'ils bâtissent des romans fleuves ou des nouvelles. Les autres écrivent autre chose, dont ce n'est pas le sujet ici.

Mon billet de ce soir parle de deux auteurs qui appartiennent à la catégorie des très bons romanciers. Au départ, je voulais inclure ici quelqu'un que j'aime beaucoup, sans la connaître personnellement : Fred Vargas. Mais comme je vais déjà vous parler de 3 romans, et qu'elle mériterait un billet à elle seule (comme les deux autres, du reste), j'ai décidé que pour cette fois, j'allais me contenter de lui dédier ce billet. Non que j'aie la prétention de penser qu'elle lira ces lignes, mais comme ça, gratuitement, comme on envoie une bouteille à la mer, sans imaginer qu'un jour elle rejoindra sa destinataire. Pour le plaisir.

Chez Fred Vargas, j'aime l'écrivain autant que la personne, ce qui n'est pas si fréquent. Proust disait que rencontrer un écrivain après avoir lu son livre, "c'était comme rencontrer une oie après avoir goûté du foie gras"... malheureusement, je crains qu'il n'ait raison souvent ... Le talent ne va pas forcément de pair avec l'élégance de la personne. Parmi les exceptions, je compterais — sans les avoir jamais fréquentées, juste comme ça, au flair — les trois personnes que je vais évoquer. Et si je dédie mon billet à Fred Vargas, c'est parce qu'elle a, en tout point, la carrière rêvée pour un écrivain de sa trempe : on la voit très peu, on sait très peu de choses d'elle, elle ne se ridiculise jamais à la télévision, ne se croit obligée de diffamer personne pour faire grimper ses ventes, parce que son personnage n'accapare pas la place de ses romans... Et pourtant elle est lue. Les gens s'arrachent ses livres, et ils ont raison. Ce n'est pas une tricheuse. Elle a beaucoup de respect pour ses lecteurs, et pour ses personnages. Elle a, de surcroît, une véritable éthique d'écrivain. Qu'est-ce que c'est que cette bestiole, dites ? Une éthique d'écrivain ? Et pourquoi pas un serment d'Hippocrate ? Eh bien... oui, pourquoi pas ? En deux mots : un beau jour, de préférence tôt dans votre vie, vous devez décider quel genre d'auteur vous avez envie d'être. Ce que vous êtes prêts à faire ou non pour percer dans ce métier. Où se place votre responsabilité, dès lors que vous jouez avec ces armes de pointe que sont les mots.

Depuis longtemps, Fred Vargas a répondu à toutes ces questions. Elle sait où elle va. Elle creuse. Vous me direz, c'est son autre métier, elle est archéologue. Mais n'empêche, ces deux métiers ont bien des passerelles. Elle creuse à la recherche de l'humanité de ses personnages, elle dépoussière les mythes éternels qui gîtent dans l'épaisse forêt des contes, elle déterre les boucs émissaires et les dresseurs de bûchers. Elle s'interdit certaines facilités et certaines noirceurs gratuites, pèse ses mots, ses adjectifs. Elle ne sert la soupe à personne, n'utilise pas ses romans pour éclabousser ceux qu'elle côtoie ou mettre la dernière main à un piédestal déstiné à sa future immolation. Elle a l'humilité des grands. Elle ne prétend pas au titre de reine de la littérature, ou à la sacro-sainte "innovation", ce crédo naïf qui signale souvent une carence culturelle. Elle ne passe pas son temps à geindre, à cracher sur cette époque pourrie où il n'est point de salut hormis de foncer chez Prada, sur ses amours piteuses et ses désillusions. Elle crée de la vie et défend cette vie à travers une histoire, des personnages habités de l'intérieur. Elle ne désespère pas tout à fait de l'homme, peut-être parce qu'elle ne cesse de remonter le cours du temps, et n'ignore pas que peu de choses ont changé depuis le temps des pestes, et que l'homme sera toujours capable du pire comme du meilleur.
Et pour conclure, le second écrivain dont je vais vous parler fait partie de ses amis... et la première pourrait être de sa famille artistique, à mon avis, de même que Blandine Le Callet, dont j'ai déjà parlé ici, et quelques autres résistants à la scie ronronnante de l'autofiction. Pour toutes ces raisons, je lui adresse toute mon admiration, et une question : quand vont-ils se décider à fabriquer à grande échelle la combinaison anti-microbes qu'elle a inventée (aguerrie par sa fréquentation historique des grandes épidémies de peste et de choléra) pour parer à la grippe aviaire ? J'accorde beaucoup plus de confiance à son invention qu'au "masque" censé nous protéger, par l'opération du Saint Esprit, de la mort volatile.
Sur ce, parlons littérature.

Et d'abord d'une grande dame, une romancière d'une élégance rare : Alice Ferney. D'elle, je pourrais vous conseiller l'œuvre entière, y compris le dérangeant et fascinant Ventre de la fée, mais je vais me concentrer sur mes deux préférés : L'élégance des veuves, véritable joyau d'une centaine de pages... et Les autres, son dernier roman, une merveille non seulement par ce qu'il dit de notre rapport aux autres et à nous-mêmes, mais aussi par sa construction. L'élégance des veuves, d'abord, raconte — avec un soin infini, tissé de scalpel et d'infinie douceur — un monde ancien, dissous, dont ne restent que des bribes de souvenirs, des photographies jaunies dont la légende est effacée. Les autres, lui, parle d'un monde terriblement actuel. Un monde où l'on pense que l'on peut TOUT se dire, tout le temps, quand ça nous chante. Vive la transparence, la spontanéité, la franchise. "Soyons vrais", c'est le crédo seriné sur toutes les ondes. Mais attention, ce jeu est truqué d'avance. Parce que, nous dit-elle, "Les mots sont des poings." "... on se tue avec des phrases. On cesse d'exister sous les yeux de celui qui a prononcé les paroles irréparables. Puis on cesse de l'aimer parce qu'il vous a fait disparaître en vous parlant si mal. Tout cela sans un mot après trop de mots."


L'élégance des veuves, c'est un repli du temps que nous découvrons comme on entrouvre une porte dérobée. Un temps lointain où les hommes et les femmes allaient chercher l'amour sous la terre sèche d'un mariage arrangé, d'un contrat. Où le miracle d'un amour partagé permettait de tenir une vie entière debout sur la terre, pleine de vie, de désir, d'enfants à naître. Et où ce miracle permettait même de survivre à sa disparition, à l'horreur absurde de porter en terre ses enfants, à la mort d'un mari, si stupide et brutale parfois qu'il faut la taire à ses orphelins, lui inventer une autre mort, plus crédible, qui ressemblerait moins à une farce divine. L'élégance des veuves, c'est d'abord cette délicatesse des épouses d'accepter les silences des maris, leur dureté, leur despotisme, et d'en adoucir les contours avec de la tendresse et de la dérision qui ne met pas plus bas que terre. Puis, c'est l'élégance des mères de porter des enfants jusqu'à en mourir, parfois, mais sans regretter une minute un destin qui leur fait toucher de si près les mystères de la vie et de la mort. Et d'enfouir leurs deuils au profond de leur chair, là où elles conversent avec leurs fantômes ; là où elles pleurent encore un enfant, ou deux, ou cinq, et puis un mari, et puis leur jeunesse ; là où elles ne croient plus en Dieu, là où elles ne décolèrent pas ; tout cela en souriant aux vivants qui s'appuient sur leur force, leur trompeuse éternité. La sève qui les nourrit quand elles se dessèchent, c'est l'amour d'un homme, même si elles savent qu'elles ne seront autorisées à en aimer qu'un seul. Que, devenues veuves, elles seront dangereuses pour la société. Et puis surtout, c'est la douceur charnelle des enfants, les nourrissons lovés contre leur peau, les enfants qui cognent leurs personnalités téméraires à toutes les aspérités et se réfugient dans le bruissement de leurs jupes. Ce n'est pas un monde idéal. C'est un monde âpre, mais dans cette âpreté, elles mettent du liant, du suave, de la fantaisie. Plusieurs générations se succèdent, la roue tourne et nous avec, nous ressentons joie et peine en même temps que ces personnages, tandis que les enfants continuent à être "insouciants et sans cœur", comme l'écrivait James Mathew Barrie, et à vouloir grandir plus vite que la musique, au risque de précipiter leurs aïeux dans la tombe, d'oublier ceux qui n'ont pas tenu, ceux qu'on a perdus en route. Les mères, elles, n'oublient rien. Les pères non plus, mais ils meurent plus tôt, la plus dure partie du chemin leur est souvent épargnée.
Il y a Valentine, qui épouse Jules, et qui rayonne d'amour et de fécondité. De ses huit enfants, trois lui resteront, et plus de mari. Il y a Mathilde, cette belle-fille qu'elle chérit parce qu'elle lui rend l'amour d'une fille, parce qu'elle est une force de vie et d'amour irrésistible. Mathilde et Gabrielle, son amie pour la vie, loyale et discrète jusque dans ses passions. Il y a Charles, l'homme secret, peu disert, qui, le soir de ses noces, fait un discours magnifique à sa nouvelle femme qu'il ne connaît pas encore mais qu'il fait le serment d'aimer, parce que :

"l'amour n'est jamais donné, et si l'on croit cela, il faut s'en détromper. [...] Gabrielle, j'aurai peut-être une manière de me tenir à table qui vous déplaît, vous n'aimerez pas la campagne et moi je l'adorerai, vous voudrez dix enfants et moi je n'en voudrai pas, vous honorerez Dieu et moi je n'y croirai pas, mille détails d'importance nous menaceront toujours. Il faut de la volonté. [...] Je pense à toute la vie et à la fin de la vie. Je vous aimerai lorsque vous serez moins jolie et moins fraîche, quand les autres yeux qui vous regardent aujourd'hui auront déserté depuis longtemps, je vous aimerai encore parce que j'aurai décidé, des années auparavant, de le faire."

Mathilde, comme Valentine avant elle, se rencontre en donnant la vie. A chaque naissance elle s'enfante davantage, devient plus lumineuse, tellement radieuse que son mari pressent que ce rayonnement l'anéantirait si elle était un homme, un semblable à qui se mesurer, car il en est lui-même dépourvu. Le premier enfant est pour sa jeune épouse une révélation :

"Elle sut la délivrance, toute l'eau et le sang qu'elle avait dans le corps, et comment elle était capable de fabriquer au-dedans d'elle figure humaine. Au terme de cette naissance, elle sentit qu'elle était née aussi. Elle devina que l'enfant était sa richesse et sa faille. Pendant quelques jours ses pensées ne conçurent que cela : l'enfant la faisait, lui donnait une place dans l'immensité et l'inconnu. Elle embrassa l'avenir avec lui et se découvrit constituée d'une chair prédestinée."

Mais n'allons pas croire qu'Alice Ferney regarde le monde avec des lunettes roses, qu'elle en ignore l'envers, les ombres et les chausses-trappes : à propos de Mathilde, elle dit plus loin :

"La légende familiale voudrait qu'elle n'ait été belle et jamais si bien portante que lorsqu'elle était enceinte. Mais il y a derrière cette croyance une manière d'oublier qu'elle souffrit dix grossesses et dix acccouchements, qu'elle perdit quatre enfants avant terme, et que le nombre de mois où elle fut nourricière excède presque celui où son corps fut vacant."
Henri, son époux, porte en lui une "folie d'enfanter" qui causera son plus grand chagrin. C'est un époux qui arbore ses enfants avec fierté, mais qui est incapable de proximité :

"Elle se disait : il ne les touche pas assez. Ils sont chauds et doux comme de la soie. Et pour finir ils seraient grands, et beaucoup moins doux, car l'infinie douceur se perdait peu à peu. On ne pouvait capter l'instant où elle finissait, d'ailleurs elle ne finissait pas toujours complètement, mais c'était une destruction permanente."

Dans ce roman, les femmes regardent plus loin que les hommes. Elles voient ce qu'ils préfèrent occulter. La souffrance des veuves, des vieilles dames qui un jour lâchent prise. Gabrielle sait qu'Henri peut tuer sa femme à force de lui faire des enfants. Mathilde le sait peut-être elle-même, ou du moins sait-elle que la vie, chaque fois, le dispute à la mort et que le centre de ce combat incertain est son corps affaibli.
Mais les femmes ignorent malgré tout leur propre force, son intensité, sa longévité.

" Je crois que je serai détruite par le premier que j'aime qui mourra", dit Gabrielle. Comme pour la contredire violemment, un de ses enfants lui claque entre les doigts. Et elle reste en vie, même si, pendant un temps, elle vit en surface, "du-dehors". mais elle survit. Elle n'a pas le choix. Ceux qui sont encore en vie réclament une mère présente :
"Une mère blessée, se disait-elle, c'était la pire chose qui pouvait leur venir."


Une mère blessée, et par là-même aveuglée, dangereuse. Voilà justement un des personnages qui se tiennent au cœur du dernier roman d'Alice Ferney, "Les Autres". Ils sont toute une famille qu'on pourrait croire idéale, avant que le rideau ne se lève sur ce qui semble une pièce de théâtre (les personnage y sont présentés comme au théâtre). Il y a la mère, Moussia, qui vit avec sa mère, la vieille Nina, et dans la même maison que Luc, son mari. Ils ont deux fils devenus adultes : Niels et Théo, dont c'est aujourd'hui le vingtième anniversaire. Pour l'occasion, des invités les ont rejoints : la fiancée de Théo, Estelle, qui porte bien son nom tant elle est radieuse, Claude et sa fiancée, Fleur, une jeune fille charmeuse et bavarde qui fait son possible pour qu'on ne la rencontre pas en vérité, et Marina, amie d'enfance de Théo, venue avec son petit garçon qu'elle élève sans père.
Ils sont tous réunis pour une soirée chaleureuse, mais au sein de cette chaleur Alice Ferney introduit une bombe : Niels offre à son frère cadet, pour son anniversaire, un "jeu de la vérité", un "nasty game", qu'on traduit par "un jeu d'enfoiré". Le genre de jeu qui a pour but de faire tomber les masques, et de liguer les uns contre les autres. "Personnes susceptibles s'abstenir", prévient le jeu, narquois. Qui osera s'abstenir, dire non merci, je ne veux pas courir de si gros risques ? Fleur voudrait bien. Moussia aussi. Mais personne n'ose, parce que le gentil Théo veut faire plaisir à son frère, et jouer le jeu. Ils ne s'entendent pas très bien, ces deux-là. Pas plus que Niels ne s'entend avec Marina, ou avec Claude, dont il espère bien démasquer la fiancée par le biais du jeu. Car Fleur est ce soir sa victime de prédilection. Elle attire en lui le prédateur sexuel. Il trouve ce couple mal assorti. Niels semble doué pour se brouiller avec tous, et y trouver son plaisir.

C'est donc à un jeu de massacre qu'Alice Ferney nous invite d'entrée de jeu. Bas les masques, et vous en aurez pour votre argent. Les émissions où l'humour consiste à décapiter un invité vous paraîtront pâlichonnes, après ça. Les forums où l'on s'insulte à longueur de page, dissimulés sous un pseudo, vous feront sourire. Car ce soir, la haine n'a rien d'anonyme. Elle ne frappe que des "amis", des êtres chers.
Alice Ferney décompose son livre en trois parties : dans la première, seules les pensées des participants nous sont livrées, sans qu'on puisse toujours faire le lien avec l'épisode qui les a provoquées. Ce qui aiguise la curiosité... Le deuxième acte est un véritable tour de force littéraire, qui n'est constitué que de dialogues. Le jeu bat son plein. Sang et révélations à tous les étages. Ici il n'y a plus que la violence des mots, les coups assénés. On ne saura plus rien de l'impact des blessures. On est là, en auditeur muet. Fasciné par l'enchaînement des causes et le déchaînement des mots.

Enfin, à l'acte trois, l'auteur intervient, pour mettre ce fameux liant dont je vous parlais tout à l'heure. De la douceur sur les plaies. Des mots sur une énigme laissée béante. Des explications. Des secrets, à nous dévoilés, qui seront tus aux autres protagonistes. "Les mots sont-ils là pour nous réconcilier ou pour nous séparer ?" s'interroge Fleur, qui a été forcée à une confession que tout son être se refusait à faire. Cette jeune fille dont l'auteur nous parle ainsi :

" Qui avait dit une chose gentille à son propos ? Personne. Mais c'était ainsi. Elle souffrait dans ce champ de labour que l'on est pour soi-même, que l'on cultive et déteste, que des hordes ravagent, que l'on voudrait troquer contre un autre, et pour l'intégrité duquel on mourrait."

"C'est une histoire terrible", murmure Estelle, une révélation plus tard.
"Et chacun se retrouva rendu à lui-même, enclos dans l'opacité de sa chair qui ne sait rien des autres, dans l'enchevêtrement secret des destins. Car c'est ainsi que se passent les choses, nous sommes indécryptables."

Depuis l'Elégance des veuves, une page du temps s'est vraiment tournée. Les femmes continuent à porter le monde, à faire le pont entre la génération qui les précède et celle qui les enterrera, mais une femme ne cherche pas forcément à faire couple avec son mari. Elle préfère jouer une comédie à destination de ses enfants. Elle a perdu le lien avec ses fils, qui ont grandi, qu'elle croit connaître mais qui lui sont en grande partie étrangers. La seule personne qui la connaît va mourir ce soir. Elle est un simulacre de maternité féconde et souriante, cachant en son sein une blessure inguérissable. D'ailleurs personne n'est ce qu'il a l'air d'être, ou presque personne. Et surtout, la délicatesse du vouvoiement démodé et de l'expression pudique des sentiments a laissé place, sans transition, à l'ironie méchante, aux attaques perfides qu'il faut essuyer sans broncher sous peine d'être taxé de manquer d'humour... Aimer quelqu'un, est-ce le protéger de certains mots dont il pourrait avoir un besoin vital ? Est-ce lui jeter à la figure les quatre vérités qu'on estime être siennes, et le voir les ravaler sans une larme ?
Toutes ces questions, Alice Ferney les dépose dans le filet soyeux de son histoire, et elles vont nous travailler. Parce qu'aujourd'hui, "il faut rire de tout", et surtout de ce qui fait mal, il faut dire ce qu'on pense, et au diable les conséquences. Il faut étaler la morve de sa vie sur un écran de télé, savourer chaque minute de la confession géante qui vous saccage en vous rendant célèbre...


Pour terminer sur une note plus optimiste, bien que le livre d'Alice Ferney ne soit en rien pessimiste (embrasser le monde dans son entier, ses défaites, ses rages et ses miracles n'est pas du pessimisme, bien au contraire), je vais vous parler un peu, pour ceux qui n'auraient pas encore lu ce livre précieux, de La Chambre des Officiers, roman de Marc Dugain, ami de Fred Vargas.
Un jeune officier du Génie, Adrien Fournier, part un beau matin à la guerre de 14. On est au début de la guerre. Sur le quai de la gare, il rencontre une belle jeune femme, Clémence, et dans ce temps si particulier qui accélère les battements de cœur et les rencontres, ils passent une nuit ensemble. Au matin, elle dort et il se sauve, lui laissant une lettre qui dit qu'elle vient d'entrer dans sa vie. Il ignore qu'elle n'a pas l'intention de donner suite, même si ce garçon a un visage "presque parfait", et même si elle pourrait se laisser tomber amoureuse, si elle était libre.
Mais au premier jour de sa guerre, sans avoir même vu l'ennemi, et tandis qu'il chevauche sur un chemin de halage au bord de la Meuse, un éclat d'obus soustrait Adrien à la boucherie géante, et lui ravage la figure. Il devient un monstre humain. Une de ces "gueules cassées" que tout le monde "regarde sans les voir". Transporté au Val-de-Grâce, il n'entendra de la guerre que des échos, il n'en verra que des hommes détruits, fragmentés, méconnaissables : ceux qui peuplent la "chambre des officiers", celle où l'on range les défigurés.
J'entends déjà les commentaires : "Elle repassera, avec son optimisme... Elle nous refait le coup du film sur l'Argentine ! On la connaît !"
Mais non, vous vous trompez. Partant de ce début qui est un anéantissement — puisque l'identité de l'homme se morcèle en même temps que son visage — ce livre est un hymne à la vie d'une force que j'ai rarement rencontrée. Un roman que j'emporterais sur cette fameuse île déserte où je ne mettrai jamais un pied, à moins d'y être contrainte et forcée. Pour survivre à l'île déserte, il me faudrait bien toute l'aide inestimable de ce roman...
D'abord parce qu'Adrien va découvrir que s'il n'a pas le courage de se suicider, il a eu celui, encore plus grand, de survivre. Et que dans ce lieu rythmé par les opérations (lui-même en enchaînera seize en quatre ans de guerre), où beaucoup mettent fin à leurs jours (il faut lire l'épisode déchirant de cet officier qui se suicide après avoir vu fuir ses enfants terrifiés par son nouveau visage), il n'est pas le seul à tenir à la vie. Il se fait des amis :

"Je me suis longtemps demandé, par la suite, ce qui avait pu réunir dans une telle complicité un aviateur juif, un aristocrate breton bigot, et un Dordognot républicain laïque. Ce n'était pas notre communauté forcée, puisque la promiscuité aurait pu tout aussi bien nous rendre insupportables les uns aux autres. Nos blessures, bien sûr, nous rapprochaient, et les deux autres étaient toujours là pour accompagner celui qui prenait le chemin de la table d'opération et l'entourer dès son retour.
[...] Non, ce qui nous avait réunis dès les premières semaines de la guerre, c'était une décision tacite de renoncer à toute introspection, à toute tentation de contempler le désastre de notre existence, de céder à l'amertume où le désabusement alternerait avec l'égoïsme du martyr."

Autrement dit, ils ont choisi de rester non seulement en vie mais DANS la vie. Activement, puisqu'assez vite, ils s'emploient à prévenir les suicides en entourant les nouveaux venus de chaleur humaine. Weil, l'aviateur juif brûlé, est un blagueur à la joie de vivre indéboulonnable, ce qui n'empêche pas la lucidité mais réchauffe toute la petite communauté :

"Weil ne doute de rien. Je ne sais pas encore très bien quelle est la part de frime dans son personnage, mais il fait un bien considérable à toute la chambrée. Il nous assure qu'avant une semaine il aura levé la petite infirmière rousse qui rammasse les bassins le matin, partant du principe que le charme n'a rien à voir avec la beauté, et que c'est précisément de sa laideur qu'elle va s'éprendre."

Penanster le Breton est un croyant, mais un croyant d'une espèce particulière, qui ne juge pas Dieu responsable de l'injustice qui le frappe, n'a pas de suppliques dans sa direction, et respecte profondément ceux qui pensent différemment de lui.

À ce petit groupe s'adjoint bientôt Marguerite, jeune femme naguère très belle, riche et bien née, qui a choisi d'être infirmière au front, et en est rentrée défigurée, ce qui la mettra au ban de sa famille. Elle n'est plus "montrable". Elle est le monstre qu'on remarque au milieu des monstres. Une hérésie vivante. Une femme défigurée, dont même le père ne s'aperçoit pas qu'elle est sourde et lit parfaitement sur les lèvres.

Cette petite bande d'amis soudés va traverser la guerre et l'après-guerre, tant bien que mal, s'interdisant l'amour par peur de rejets trop douloureux, se cognant à des refus d'embauche parce que ces héros décorés "présentent mal"... mais sans jamais perdre cette joie de vivre si précieuse qu'elle finit par triompher de tout. Ils saisissent la moindre occasion de faire la fête, à la stupéfaction des gens "normaux":

"En ce genre d'occasion, notre petite communauté dégageait une joie de vivre qui surprenait ceux qui avaient toute leur bouche pour rire. Nous buvions, mangions et fumions plus que de raison. Mais surtout, nous éprouvions ce sentiment d'extrême liberté qui est l'apanage de ceux qui se sont débarrassés de leur image et qui ont retiré, du voisinage de la mort et de la cohabitation quotidienne avec la souffrance, cette distance avec ce qui rend l'homme si petit et si étriqué."

Croyez-moi, faire le voyage avec ces défigurés en vaut la peine. On pleure et on rit d'une page à l'autre, mais à la fin, on sait bien sur quelle rive on a accosté. Pas sur celle des tristes sires qui trouvent la vie trop douce à leur goût. Plutôt sur la grève qu'arpentent sans doute encore les personnages singuliers d'un poème de Robert Desnos que j'affectionne particulièrement : "Les 4 sans cou", dont voici un extrait :

" Mais quand ils parlaient, c'était d'amour.
Ils auraient pour un baiser
Donné ce qui leur restait de sang.

Leurs mains avaient des lignes sans nombre
Qui se perdaient parmi les ombres
Comme des rails dans la forêt.

[...] On leur avait rapporté leur tête
Plus de vingt fois, plus de cent fois
Les ayant retrouvés à la chasse ou dans les fêtes,

Mais jamais ils ne voulurent reprendre
Ces têtes où brillaient leurs yeux
Où les souvenirs dormaient dans leur cervelle.

Cela ne faisait peut-être pas l'affaire
Des chapeliers et des dentistes.
La gaieté des uns rend les autres tristes.

Les quatre sans cou vivent encore, c'est certain.
J'en connais au moins un
Et peut-être aussi les trois autres."



Depuis, Marc Dugain s'est intéressé à la guerre de 40, et à J. Edgar Hoover. Je n'ai pas lu ces livres, mais je VAIS.

Et pour en revenir au début de ce billet... on peut dire que Fred Vargas sait choisir ses amis. Ce qui n'est pas si fréquent. C'est même un don, en quelque sorte.


Bonne nuit, et bonnes lectures....

Gaëlle

11 septembre 2006

América, América

Bonsoir à tous !

En France, nous sommes aujourd'hui le 11 septembre, et ce qui n'était au départ qu'un pur hasard du calendrier m'a paru une si belle coïncidence que j'ai travaillé dur pour vous livrer ce soir un billet que j'avais prévu d'assez longue date... C'est ma séance DVD de la semaine, et je vais vous parler de quatre films que j'aime particulièrement. Il se trouve que ces quatre films ont pour thème le mensonge d'Etat aux Etats-Unis, et que ce sont quatre films américains.
Les Etats-Unis sont un immense territoire composite peuplé d'individus très différents les uns des autres, on l'oublie trop souvent en les simplifiant, parce que ça nous arrange.... Certains ne veulent voir qu'une Amérique "bushienne" rêvant d'exterminer deux tiers de la planète avec l'aide de Dieu, d'autres prétendent la restreindre à une fraction éclairée d'Américains "éclairés" dont le siège social serait basé à New York... Mais on rencontre des sages au fin fond du Montana et des fanatiques à Greenwich Village, et tout ce qui a l'air simple est en général falsifié, sacrifié à la pensée paresseuse et à l'idéologie.

Pour ma part, j'ai une admiration sans bornes pour un grand nombre d'Américains, parce qu'ils n'ont pas leurs pareils pour aller sonder, avec conscience, responsabilité et intelligence, leurs propres plaies. Et qu'ils n'hésitent pas à questionner les valeurs fondatrices de leur Constitution, de leur gouvernement, de leur place dans l'équilibre du monde. Qu'ils soient cinéastes, réalisateurs d'excellentes séries télévisées, écrivains, dramaturges, artistes en tout genre, je tiens à leur adresser un petit hommage, en cet anniversaire désormais si particulier pour eux. Je sais que de part et d'autre de l'Atlantique, les relations ont tendances à être souvent houleuses, mais le jour où nos artistes, nos cinéastes, nos réalisateurs de séries télé, seront capables de parler de nos hontes historiques, de nos scandales politiques, financiers ou sociaux avec la même pertinence, (concernant certains sujets sensibles, les évoquer seulement serait déjà une victoire !), n'est pas encore près d' éclore... nous en sommes très loin, nous qui aimons tant donner des leçons à nos voisins mais n'avons pas encore digéré la guerre de 40, ne sommes pas assez courageux pour mettre à nu les traumatismes de l'Algérie, pour ne rien dire de scandales plus récents...

Vous l'aurez compris, le ton de ce billet n'est pas à la franche rigolade... Et pourtant ces quatre films se regardent le souffle coupé. Ils appartiennent tous au genre du "thriller politique". Si vous ne les avez pas vus, vous êtes chanceux ! Si vous les avez vus, je vous encourage à les revoir. Parce qu'ils sont le produit de la rencontre d'hommes engagés, courageux, enthousiastes, et passionnés par la recherche et l'approche de la vérité. Parce qu'ils sont excellement joués, par des acteurs qui figurent parmi les meilleurs au monde. Parce que leurs réalisateurs ne sont pas des toquards. Enfin, parce que ce sont des bijoux, chacun dans son style particulier.

Bon, vous êtes prêts, on y va ?
Ces derniers temps, on voit ressurgir aux Etats-Unis des interrogations sur le pouvoir et ses abus, sur le respect du 1er amendement ("1er amendement: Le Congrès ne fera aucune loi qui touche l'établissement ou interdise le libre exercice d'une religion, ni qui restreigne la liberté de parole ou de la presse, ou le droit qu'a le peuple de s'assembler paisiblement et d'adresser des pétitions au gouvernement pour le redressement de ses griefs."), sur le rôle des médias, qui sont censés être un recours, un contre-pouvoir lorsque le pouvoir politique devient opaque et abusif. Ces interrogations sont nées de l'après 11 septembre, et du Patriot Act édicté dans la foulée, de façon fort opportune (voire opportuniste !) et qui entame sérieusement le droit des citoyens à une vie privée, leur liberté de penser, de se réunir, etc... les droits civiques sont en danger, comme cela s'est déjà produit dans le passé, notamment à l'époque où le Sénateur Mac Carthy faisait la pluie et le beau temps, décidant de qui était un bon patriote ou un "sympathisant communiste." Or, le mouvement cinématographique qui s'interroge le plus profondément sur ces sujets a choisi de le faire en revisitant ce passé américain. Ainsi, on voit refleurir des histoires se déroulant au temps du président Nixon, ou de Mac Carthy, et qui posent la question du courage individuel et de la responsabilité des citoyens, et des journalistes en particulier, en temps de crise. C'est un excellent moyen, sinon le meilleur, d'interroger le présent. Car poser les bonnes questions demande de la distance. Cette fameuse distance qui manque tant à l'information, de nos jours, puisqu'elle nous est jetée à la figure à la vitesse où les satellites la transmettent aux agences de presse, lesquelles sont en rivalité permanente pour arriver les premières à l'endroit du scoop possible. Cette hâte, cela va de soi, handicape sérieusement ce qu'on appelle le "journalisme d'investigation". Mais nous en reparlerons.
Se pencher sur le passé pour y lire une clé de déchiffrage du présent est une méthode efficace. Elle permet aussi de faire passer certains avertissements à qui veut bien tendre l'oreille. Les sourds et les aveugles volontaires le resteront, pas de doute. Les autres entendront, et seront aux aguêts. Toute époque, et à fortiori celle où nous sommes, requiert de la vigilance... Les dérapages se produisent par légers à-coups, presque imperceptibles quand on n'est pas dans le secret des Dieux. Mais vient un jour où l'on se réveille privé de liberté, à force d'avoir ignoré les signaux, les uns à la suite des autres, focalisé que l'on était sur sa vie quotidienne.
Je vous l'avais dit qu'on n'allait pas rigoler, ce soir ! Mais rigoler un 11 septembre, franchement, serait de mauvais goût, vous ne croyez pas ?

Dernière chose et j'attaque le vif du sujet : Vous vous souvenez où vous étiez, le jour de la fin du Mur de Berlin ? Le jour de la mort du président Kennedy (euh, cette question ne s'adresse pas à ma génération, bien sûr...) ? Celui où on a fermé la bouche de Martin Luther King pour qu'il arrête de rêver ?(même tranche d'âge que question précédente : tâchez de suivre !) Celui où Neil Armstrong a marché sur la Lune ? Le jour du Tsunami ? Le jour où les tours du World Trade Center sont tombées en direct à la télévision ? (Là, tout le monde a le droit de répondre) En général, vous devriez avoir au moins une vague réponse à une de ces questions. Parce que tous ces événements sont des chocs, des cataclysmes qui s'inscrivent dans nos mémoires affectives. Des secousses sismiques tellement fortes qu'elles nous aveuglent durablement. Des années parfois. Je veux dire par là que l'événement devient alors sa propre diversion, par son épouvante symbolique autant que par sa tragédie concrète. On voit l'événement, on ne peut en détacher les yeux, mais on ne voit que ça. La mort. De la fumée. Des ombres. Des gens en larmes, errant. Le non-sens. L'injustice ou au contraire, la fin d'un monde éteint et le début d'un autre qu'on espère plus beau. Des hurlements de sirènes. Des voix humaines désaccordées par la joie ou la souffrance. Le pourquoi, le comment, la longue chaîne des conséquences et des responsabilités, tout ça est relégué très loin, à l'arrière-plan indiscernable.


Ainsi en est-il du 22 novembre 1963, à Dallas, lorsque l'impensable se produit, retransmis sans fin sur les écrans de télévision de tous les foyers d'Amérique, de Washington au fin fond du Nébraska : une balle vient de faire sauter la cervelle du président Kennedy. Plusieurs balles l'ont traversé comme une poupée de chiffon sur un stand de tir. Il s'écroule. Au départ, on croit à une pétarade, pas à un assassinat. La limousine a même ralenti, facilitant le travail du (des ?) tueur(s). La foule vacille en même temps que Jacky Kennedy, s'écroule par terre, s'enfuit, hurle. On évacue un mourant, déjà presque un cadavre. Du sang partout. Jim Garrisson, procureur de Louisiane, fixe l'écran de sa télé, hébété, comme tout un chacun. On croit encore qu'Il va s'en sortir. Le gagnant de l'Amérique, le beau mec, le progressiste, le Berliner. Et puis non, quelques heures plus tard, le verdict tombe : même les héros américains sont mortels.
C'est ainsi que commence "J.F.K.", d'Oliver Stone. A sa sortie, en 1991, ce film a déclenché une énorme controverse. Basée d'abord sur l'éternel malentendu selon lequel toute œuvre de fiction, spécialement quand il s'agit de politique, est accusée de défendre une thèse comme étant LA VÉRITÉ. Oliver Stone a une thèse, certes. Et il la défend avec brio. Mais affirme-t-il détenir LA vérité sur la mort de Kennedy ? Non, je ne crois pas. Il prétend questionner la version officielle, basée sur le fameux rapport Warren, pour le moins contesté. Il prétend poser certaines questions au gouvernement américain, à commencer par celle-ci : comment, dans un pays démocratique, a-t-on pu escamoter à ce point une enquête aussi cruciale, et comment les médias ont-ils pu céder si facilement le terrain sur tant de points importants ? Bien des secrets concernant la mort de J.F.K. demeurent "classified", top secrets. Certains, qui sont enclos dans les archives du Congrès, ne seront accessibles qu'en 2038 ! LA fameuse vérité sur la mort du président n'est pas près de venir au jour. Et Oliver Stone, avec son film palpitant et spectaculaire, qui n'a pas vieilli (je viens de le revoir pour vous) a réveillé 9 millions d'Américains, tout de même, et fait rouvrir le dossier Kennedy. Cela méritait bien une controverse, n'est-ce pas ? Il a surtout investi le personnage du procureur Garrisson, interprété par Kevin Costner. Ce personnage s'appuie sur le vrai "Garrisson" et son combat contre le rapport de la commission Warren (nommée par le président Lyndon Jonhson pour élucider la mort de J.F.K. au lendemain de sa mort), mais il porte aussi le combat personnel de Stone contre cette Amérique qui a envoyé crever au Vietnam 58 000 Américains, dont une majorité venait tout droit de ces ghettos où se recrutent aujourd'hui les "volontaires" pour l'enfer irakien. Oliver Stone, comme son personnage, est un homme qui s'est réveillé un jour, un peu trop tard (il n'a pu échapper au Vietnam), et qui vient demander des comptes. Et qui trouve certaines ficelles un peu trop grosses. Comme cette "balle magique" qui aurait traversé sept fois le corps de Kennedy avant de ressortir, intacte... Ou ces échos de tir venant du côté opposé au lieu où l'assassin supposé, Lee Harvey Oswald (assassiné avant d'avoir pu être jugé en bonne et due forme), était supposé se tenir. Enfin, Garrisson n'en finit plus de s'interroger sur "ces mensonges tellement gros qu'ils ont été crus", et enquête, des mois durant. A s'en obséder. Il en perdra sa réputation, sera ridiculisé aux yeux de l'opinion. Le paranoïaque de service. Peu lui chaut. Il cherche la faille. Il réclame la vérité, la transparence. Le film est une démonstration brillante au service d'une thèse personnelle. Le montage est impressionnant. La plaidoirie de Garrisson à elle seule est un morceau de bravoure. Oliver Stone est un homme en colère, et la colère est une arme précieuse, quand elle sert à réveiller les consciences. Peu importe qu'il ait raison ou tort, sur les mobiles de l'assassinat, ou l'identité supposé des agresseurs. Kennedy ne manquait pas d'ennemis... On a beaucoup reproché à Stone de mêler habilement images d'archives et images reconstituées.
Mais ce reproche, en réalité, ne fait que servir son propos, qui est de démontrer que l'image n'est pas forcément la réalité. Ce qu'on voit peut être aisément manipulé. La preuve.
Inutile de dire que je vous conseille ce film, qui reste excellent et prenant de bout en bout, que l'on adhère ou pas à sa démonstration. Kevin Costner, Joe Pesci et le reste du casting sont impeccables. Et le choc de cet assassinat, ce fameux choc que ceux qui ont mon âge n'ont pas vécu, est ici magistralement reconstitué. Ensuite, pour ceux que ça intéresse, voici une liste de liens fort bien documentés sur l'affaire Kennedy à travers le temps, ici en anglais et en français. En conclusion, rappelons juste que la vérité sur cette histoire court encore... et bien malin qui la rattrapera.

Avançons de quelques années, transportons-nous en 1974. Nixon est au pouvoir. Dans peu de temps éclatera le scandale du Watergate qui entraînera la démission du président, mais le héros du film dont je vais parler maintenant, "The assassination of Richard Nixon", de Niels Mueller, l'ignore. Il s'appelle Sam Bicke. Dans l'Amérique des gagnants, celle du "rêve américain", il est un rien du tout. Un perdant desespérant, infoutu de garder un simple "job". Il n'a même pas su garder sa femme, sa maison, ses enfants. Mais il garde encore un peu d'espoir, cajole une chimère. Celle de redevenir quelqu'un, aux yeux de tous. De regagner l'estime perdue. De reconquérir sa femme, dont il reste un amoureux transi, alors qu'elle ne le regarde plus, au mieux, qu'avec indifférence.
Sam Bicke est magistralement interprêté par Sean Penn. C'est un homme friable à l'extrême, un homme dont le visage exprime trop librement l'âme, si l'on peut appeler ainsi la vérité profonde de l'être. Il est obsédé par le mensonge. Il ne supporte plus le mensonge, celui qui fait de vous un bon vendeur qui arnaque son client et raffle le tableau d'honneur. Il ne supporte pas la simple idée de devoir mentir sur la race de son meilleur ami pour avoir une chance qu'on l'autorise à en faire son associé et à créer une entreprise "propre". Ces petits compromis que la société exige de lui, jour après jour, il ne peut plus les passer avec lui-même. Et cette rupture, peu à peu, dessille ses yeux et le rend inapte à vivre dans ce monde dont le Président est le roi des menteurs, cet homme au sourire de loup qui ne s'adresse qu'aux gagnants. Cet homme dont Oliver Stone dit : "Nixon was so corrupted in so many ways, and has done so many crimes !..." Ou, pour l'exprimer en français, en reprenant les mots d'un journaliste du Washington Post dont on reparlera tout à l'heure, Carl Bernstein : "C'était une présidence criminelle sans égard pour la Constitution des Etats-Unis. Et l'attitude frauduleuse de la présidence de Nixon était partout."
Au royaume des des tricheurs, les gens honnêtes sont voués à disparaître. A s'autodétruire. Mais Sam Bicke est ambitieux. Il veut tuer le mensonge à la racine. Il veut faire disparaître Richard Nixon, et avec lui, tout ce qu'il représente. La manipulation permanente, l'invitation au succès cachant l'écrasement décomplexé des faibles.
Tout à l'heure, je vous parlais du courage de certains cinéastes américains. Ce film a été tourné en octobre 2004. Un homme y projette de détourner un avion pour le lancer sur la Maison Blanche... Et cet homme n'est pas un étranger cristallisant tous les fantasmes, c'est un Américain pure souche. Et cet homme est si poignant qu'on entre dans sa peau, dans ses rêves brisés. J'ai lu que ce film a été l'occasion de la première "fausse" fusillade autorisée dans un aéroport depuis le 11 septembre. Je salue le courage du réalisateur Niels Mueller, et celui de Sean Penn, qui a pris le risque d'incarner un "kamikaze" au risque de fusiller sa carrière... et je vous engage à voir ce film, parce qu'il est avant tout une histoire humaine, même s'il s'appuie sur un fait divers d'époque. Il nous parle de nous, avant tout, et de la manière dont nous nous raccrochons comme nous pouvons, à la façon de minuscules pantins de chair, au fil de la grande histoire. Une précision, tout de même : si le film nous donne la chance de comprendre le mobile de Sam Bicke, et la chaîne de ces petites défaites qui le mènent au point de rupture, on ne peut pas le comparer aux kamikazes endoctrinés par des fanatiques, pour la simple raison qu'au lieu de s'aveugler peu à peu, il devient de plus en plus lucide, et que c'est cette lucidité même qui finit par lui rendre l'existence insupportable.

Maintenant, j'aborde mon film préféré, dans cette liste. Les Hommes du président, d'Alan J. Pakula, tourné en 1976, et adapté d'après le livre des deux journalistes qui déterrèrent, tels des fox terriers tenaces, le scandale du Watergate. A l'époque tout jeune producteur, Robert Redford acquiert les droits du livre. Très vite, il convainc les deux journalistes que l'histoire doit parler d'eux, plutôt que d'être centré sur le Watergate. Pourquoi ? Parce que personne ne s'attendait à ce que deux petits journalistes sans éclat dénichent l'affaire du siècle. Ces deux journalistes s'appellent Bob Woodward (Robert Redford, à l'écran) et Carl Bernstein (Dustin Hoffman, brillantissime). Tout les oppose au départ : Woodward est un jeune républicain WASP de 29 ans, Carl Bernstein est juif, radical et libéral. Mais une chose les rassemble : leur insignifiance dans le monde de la presse... Woodward est "probablement le journaliste le moins bien payé du Washington Post" quand il démarre son enquête, et Carl Bernstein est plus ou moins remisé, sa carrière est au point mort. Et voilà que le 17 juin 1972, à 2h30 du matin, cinq hommes font effraction dans les bureaux du siège du parti démocrate à Washington, le Watergate. Woodward est convoqué au tribunal pour ce qui semble être une toute petite affaire, un fait divers presque : un cambriolage... Comme le dira plus tard le journaliste :
"Le 17 juin, quand j'ai été convoqué au tribunal, si quelqu'un m'avait dit : "Tu t'embarques dans une affaire qui va durer deux ans et deux mois et aboutira à la démission du Président", j'aurais ri, et répondu : "C'est impossible !"
Cependant, d'entrée de jeu, le "fauve" qui ne dort que d'un œil, tapi dans ce jeunot en mal de scoop, est troublé par quelques petits détails qui lui semblent louches : c'est un avocat mondain, Maître Starkey, et non un avocat commis d'office, qui représente les cinq "cambrioleurs". Et en tendant l'oreille, il apprend que l'un au moins des accusés qui comparaissent pour "effraction simple" se présente comme "conseiller en sécurité".
"Où ?" demande le juge.

— Au gouvernement. Mais je suis à la retraite depuis peu, murmure le prévenu.
— Où, au gouvernement ? insiste le juge.
— A l'Agence Centrale de Renseignements. A la C.I.A."


Voilà un étrange cambrioleur... Le limier Woodward est lancé, mais personne ne veut croire à un coup monté, encore moins au parti républicain mettant le parti démocrate sur écoute ! C'est tellement gros. Personne, sauf Bernstein, qu'il ne porte pas particulièrement dans son cœur. Très vite, ils vont faire cause commune. Leur avenir en dépend. Ils deviennent une même personne, au moins symboliquement, pour leur boss, l'éditeur Ben Bradley, qui les appelle "Woodstein". On leur confie l'histoire, quand elle semble juteuse, et risquée. Il faudrait refiler le bébé à un journaliste aguerri, à une "plume politique", mais un autre éditeur intervient en leur faveur. Il veut confier l'affaire à ces petits jeunes qui ont démontré qu'ils étaient capables de se "crever le cul" pour l'élucider :

" They're hungry, conclue-t-il, s'adressant à Ben Bradlee, le rédacteur en chef. You remember when you where hungry ?"

L'affaire du Watergate échoit aux petits jeunes, aux moins que rien. Mais ces moins que rien sont retors, ils ne lâchent pas, ils sonnent aux portes, ils fouillent chaque recoin, pendant des jours, des nuits, des années. Et ils progressent, ils progressent tellement que leur enquête se rapproche dangereusement des sommets de l'Etat. Alors vient la peur. Quelqu'un les aide, une Source anonyme qui le restera pour tous, sauf pour Woodward. Le fameux Gorge Profonde, appelé ainsi "parce qu'il nage en eaux profondes". Une source fiable, nichée au cœur même du renseignement américain. Qui donne rendez-vous à Woodward à deux heures du matin dans un parking désert. Scènes terrifiantes, sur lesquelles plane une menace, terreur insaisissable et silencieuse. Gorge Profonde est un "guide" de l'ombre saisissant de présence. Il "aiguille" le journaliste. Il ne livre ni noms, ni dossiers. Mais il parle, tel un oracle :

"Oubliez le mythe créé par les médias autour de la Maison Blanche, dit-il. La vérité est qu'on n'y trouve pas de cerveaux, ils ont été dépassés."
"Suivez l'argent", répète-t-il obstinément.

Woodward et Bernstein repartent à la chasse, frappent aux portes, ne croisent que des visages fermés, des bouches qu'on a fait taire. Une femme leur dit qu'elle appellera, "peut-être, je ne sais pas". Le courage est dans ce balancement, cet instant où l'être vacille entre sa propre survie et sa conscience. Que choisir ? Nul ne peut le savoir avant l'instant où la question lui est posée. Les deux journalistes ne lâchent pas leurs proies, insistent, mettent le pied dans la porte, sondent l'adversaire, rusent, s'il le faut.

Berstein est le charme et l'intuition, Woodward a la froide logique du tueur, qui sait attendre l'instant propice pour porter le coup fatal.
Woodward retourne vers son homme de l'ombre :

"Je n'aime pas les journaux, lâche l'Oracle. Je n'aime ni l'inexactitude ni la superficialité. Vous ne sentez pas où tout ça vous mène ?"


Woodward ne le sent que trop, et il tremble. Leurs carrières et leurs vies sont en danger. Les mots frappés sur leurs machines à écrire crépitent comme autant de mitraillettes, tandis que jaillissent les hourrah de la réélection de Nixon.

J'espère vous avoir donné envie de voir ce film, qui est magistral, mais surtout et d'abord palpitant. L'intérêt ne faiblit jamais. Alan Pakula et Robert Redford ont réussi leur pari : ne pas abandonner un pouce de vérité, montrer la lutte harrassante d'une enquête où l'espoir luit faiblement, ne jamais céder à la facilité, tout en maintenant le spectateur dans un suspense haletant. C'est David contre Goliath, "Woodstein" contre les forces réunies du renseignement américain, de la justice et du pouvoir. L'inégalité des forces est magnifiquement traduite dans l'esthétique du film, comme l'explique le réalisateur :

" On y voit des plans d'énormes bâtiments de pierre qui dominent les personnages. On sent l'immense force qui leur fait obstacle. L'énormité du corps-même de l'Etat. Et nos fantasmes qui y sont liés. Et contre ça, il y a ces petites cartes, ces brouillons, qui, assemblés, vont fendre ces murs, et forcer à l'effritement des parties de cette force."


Que ce film ressorte aujourd'hui en DVD, assorti de bonus de grande qualité, où s'expriment des journalistes très inquiets pour la liberté de la presse dans l'Amérique d'aujourd'hui et pour le journalisme d'investigation en particulier, n'a rien d'un hasard... Se pose par exemple l'intéressant problème des "sources anonymes", sans lesquelles le journalisme d'investigation n'existerait pas, et se réduirait, apprend-on, "à des communiqués de presse". Gorge Profonde a pu taire son identité durant 34 ans... avant de révéler, à 91 ans, son identité : il s'agissait de Mark Felt, adjoint du directeur du FBI au moment des faits... à l'époque, bien sûr, Woodward et Bernstein ont été sommés de donner l'identité de leur "Source", mais ils ont été couverts par leur rédacteur en chef, Ben Bradlee et par la directrice du Post, Katharine Graham, qui avait même averti la justice que s'ils voulaient jeter quelqu'un en prison, ils n'avaient qu'à l'y jeter elle... Dans les bonus, tous les interviewés sont formels : les temps ont bien changé, comme le souligne Jonathan Alter, éditeur en chef du magazine Newsweek :

" Si le Watergate se produisait aujourd'hui, je suis certain que Woodward et Bernstein seraient cités à comparaître devant un jury d'accusation fédéral investigant sur l'affaire, et contraints de révéler leurs sources. [...] Ils seraient allés en prison pour protéger Gorge Profonde, ils auraient perdu leur emploi, et ce scandale n'aurait jamais éclaté au grand jour. [... ] C'est effrayant."

Je dirais que ça fait froid dans le dos ! C'est d'ailleurs le sort qui a été réservé récemment à la journaliste Judith Miller, du New York Times, envoyée en prison pour avoir refusé de révéler l'identité d'un informateur... "C'est pour ça que cette période fait peur aux journalistes, ajoute Jonathan Alter. Il s'agit d'une situation où tout le système des sources anonymes est pris d'assaut."
Et comme on l'a vu, si on ne permet plus aux journalistes d'utiliser des sources anonymes, comme l'énorme majorité des gens détenant des informations ne parlent que si leur identité est protégée, ce n'est rien de moins que la persistance du journalisme d'investigation qui est en jeu. Un enjeu de taille, car voulons-nous nous contenter de dépêches AFP ? De course à l'info ressemblant à une course à l'échalotte où tous les journalistes auraient les mains liées ?
Ce qui nous conduit à l'autre problème central : l'argent, ce nerf de la guerre du journalisme d'investigation. "Follow the money", disait Felt. Berstein et Woodward, à l'époque, mobilisèrent sans compter leur temps et leur énergie, mais sans le support courageux et l'argent des éditeurs et de la propriétaire du Washington Post, ils n'auraient jamais eu les moyens de mener leur enquête à son terme. Aujourd'hui, les journaux et les chaînes de télévision appartiennent à de grandes corporations, lesquelles sont avalées par d'autres encore plus grosses, et ainsi de suite : toujours plus gros, et qui dit gros implique certaines connexions avec le Pouvoir en place, et des pressions plus importantes exercées sur l'information... Seules cinq ou six associations, sur le sol américain, sont prêtes à investir dans cette forme exigeante de journalisme. Les actionnaires, c'est bien connu, détestent les risques, et quoi de plus risqué que cette longue pêche à la ligne de la vérité, patiente et obstinée, des années durant, avec le risque de rentrer bredouilles ? L'image de la presse elle-même a changé. La surcharge d'info venue des centaines de chaînes du câble et d'internet a brouillé les pistes entre le scoop et la rumeur fabriquée. Quant aux journalistes, beaucoup se sont discrédités par leurs erreurs, leur proximité avec les politiques, ou tout simplement leur trop grande tranquillité. "Ce sont des stars, des hommes d'affaires trop installés, trop soucieux de leur situation financière pour prendre le risque de chercher et de dire la vérité", constate Peter Schweizer, un auteur. Mais cette crise du journalisme aura un coût exorbitant pour tout le monde :

Bernstein, interviewé en 2005, rappelle que "lorsque les institutions échouent, la presse est l'ultime recours." Quand la crédibilité de la presse est remise en question, soit du fait de ses erreurs et de ses compromissions avec le pouvoir, soit parce qu'on sabote ses moyens d'action, c'est la démocratie tout entière qui devient fragile. Elle l'était du temps du Watergate. Le courage de journalistes franc-tireurs comme Woodward et Bernstein, qui s'apparentait à une véritable RÉSISTANCE, a contribué à sauver un temps le système, en rétablissant un peu de transparence dans l'Etat. Cette période a pris fin, de nombreuses voix dans la presse ou les médias américains en font le constat avec inquiétude.

Pour nous emmener vers mon quatrième film (ça s'appelle : mettre du liant), je vais citer Walter Cronkite, de CBS News :

" Il faudrait passer et repasser Les hommes du Président dans les écoles de journalisme... Pour que chaque journaliste soit conscient qu'on a un rôle important à jouer dans la survie de cette république, cette démocratie. Elle ne peut vivre sans ce souci du détail, et sans le désir et le courage d'enquêter sur les faits pour que les gens sachent et qu'ils puissent agir en toute conséquence de cause, et non par rapport aux déclarations des hommes politiques."

Le courage. Il en est question, plus que jamais, dans "Good Night, and good luck", le dernier film de Georges Clooney. Oui, Georges Clooney, l'acteur. Il tourne aussi, et vient de signer un très beau film, qui se passe au temps de Mac Carthy, le sénateur du Wisconsin. Reculons encore dans le temps, avant l'assassinat de Bob Kennedy, de Luther King, de John Fitzgerald Kennedy... Là, arrêtons nous. Nous sommes dans les années cinquante, en 1953 pour être exacte, dans les bureaux de CBS News, justement. C'est l'aube du journalisme télévisé. Sur CBS, le présentateur vedette s'appelle Edward R Murrow. Il est élégant jusqu'au bout de sa cigarette, et présente chaque soir un "show" qui enthousiasme le public américain : il traite de sujets d'actualité, de sujets qu'on dirait "people", ou de sujets plus sérieux. Il termine chaque émission sur cette phrase : "Good Night, and good luck."
De la chance, il en faut, à cette époque où le sénateur Mac Carthy s'est auto-institué grand Inquisiteur de l'Amérique, Salomon implacable tranchant sans merci dans la chair vive du pays pour en extirper "les sympathies commmunistes". Jusqu'ici, Murrow ne s'est pas frotté à Mac Carthy. Du reste, chacun évite de s'y frotter. La suspicion s'étend, jour après jour, sur le pays entier, comme un poison renversé sur le sol d'une patinoire. Des gens comparaissent devant la "Commission des Affaires anti-américaines", (dirigée par Mac Carthy de 1950 à 1954), mais le commun des mortels détourne le regard de ces victimes expiatoires de la guerre froide, en espérant ne pas se retrouver montré du doigt. Les accusés sont jugés sans savoir de quoi ils sont précisément accusés, sans être confrontés à leurs "accusateurs" ; le plus souvent d'autres victimes qui ont sauvé leur peau en dénonçant, en lâchant des noms. La rumeur suffit. Elle suffit à inculper, à accuser, à condamner. Vous n'êtes pas un bon Américain. Peu à peu, toutes les institutions américaines sont "épurées", les médias, les écoles, et jusqu'aux crèches...
Ed Murrow n'est pas un idéaliste, bien qu'il ait animé les émissions de la BBC durant la guerre de 40. Mais un incident va le forcer à sortir de son quant à soi : c'est, comme on dit, la petite goutte qui fait déborder le vase. Un jeune pilote de l'armée, Milo Radulovich, est renvoyé de l'armée du jour au lendemain sous prétexte qu'il "représente un danger pour la nation". Le chef d'accusation restera dans une enveloppe scellée. Le garçon est déclaré coupable sans procès, et on le somme, en plus, de dénoncer son père et sa sœur, ce qu'il refuse.
Cette étincelle d'injustice, qui n'est pas plus vive que tant d'autres, mais arrive au bon endroit au bon moment, va mettre le feu aux poudres de l'équipe de Murrow, ces pionniers de la télévision, et bientôt de la chaîne CBS toute entière. S'ensuivra une enquête serrée, appuyée sur les propres paroles du sénateur du Wisconsin, suffisant à mettre en danger tous les journalistes de la chaîne qui se retrouvent aussitôt dans "le collimateur" de Mac Carthy, et un duel serré entre Murrow et le sénateur. Encore un "thriller politique", un huis-clos, qui-plus-est, puisqu'il se déroule presque entièrement dans les studios de CBS, où l'angoisse du direct se fait palpable dans l'air et sur les visages crispés de Murrow et de ses complices. Ces hommes sont des héros, mais ne se voient jamais ainsi. Ils ont peur pour leur carrière, pour leur réputation, pour leur vie.
Leur courage n'est jamais une chose acquise, il se décide dans ce basculement d'un instant dont je parlais tout à l'heure pour le film de Pakula. Ce basculement est capital, qui fait sortir l'homme de sa sécurité illusoire pour le plonger dans la mêlée. Cette bataille seule brisera le cercle de la peur. Cette peur que rien n'arrête, qui devient paranoïa, contagion, et dont les puissants prétendent toujours nous protéger en nous privant de nos libertés civiques...


Maintenant, je vais citer une journaliste américaine, Ellen Ellerbee, car ses mots d'aujourd'hui n'auraient pas été déplacés, jadis, dans la bouche d'Ed Murrow:

" La plupart des médias, aujourd'hui, s'autocensurent. Ils ne couvrent pas les affaires qui, selon eux, n'attireront pas leurs lecteurs, ou leurs spectateurs, surtout la télévision. La télévision s'efforce de ne pas déranger les gens, pour faire de l'audience."

L'histoire du duel homérique entre Ed Murrow et le sénateur Mac Carthy rappelle que la télévision a su, en des périodes précises, être autre chose qu'un média de pur divertissement. Parfois, il est bon de regarder en arrière et de se rappeler que David a gagné contre Goliath. On ne dit pas que c'est facile, bien au contraire : on dit juste que c'est possible ! Eh puis... on parle ici des inquiétudes fondées du journalisme américain pour son avenir, mais n'oublions pas que tous les maux qui frappent l'Amérique ont une tendance naturelle à nous toucher dans la foulée avec le décalage qui sépare l'impact de la balle de sa détonation, quand ce n'est pas DEJÀ fait.

A présent, comme il se fait tard, je vais vous laisser, en espérant vous avoir donné envie de voir ces quatre films qui sont avant tout des histoires dont le suspense est tendu à se rompre... et, juste pour terminer sur une petite note d'humour, puisque nous sommes à quelques mois, en France, de la présidentielle... voici les mots que ce cher président Nixon adressait à ses plus jeunes électeurs, le soir de sa réélection à la présidence des Etats-Unis :

" Que de jeunes et sympathiques visages ! Que d'enthousiasme, d'idéalisme et de labeur ! Vous votez pour la première fois, et dans plusieurs années, j'espère que vous penserez avoir bien voté. Merci."

Ok, mon humour est un peu noir ! Je l'admets. Bonne nuit à tous, Good night, and... good luck.

Gaëlle

7 septembre 2006

Vous reprendrez bien une pincée d'humour victorien ?

Bonjour à tous !

Je sais, j'avais pris des bonnes résolutions... et j'ai un peu traîné en route. Mais c'est qu'il faut en lire, des livres, et en regarder, des films, pour venir vous en parler ensuite. Non pas que je m'en plaigne. J'adore ça. Simplement, je voulais vous parler de Saki, un écrivain anglais de la fin du XIXème siècle, et je ne voulais pas le faire n'importe comment. Et même là, après avoir lu quatre recueils de nouvelles de ce grand homme, en éclatant de rire environ tous les six lignes car son humour est irrésistible de finesse et de pince sans rire, j'ai un peu le trac, au moment de vous le présenter. Parce que depuis un certain temps, les habitués de mon café ont remarqué que j'ai un gros faible pour les auteurs victoriens. Et ce gros faible, j'aimerais qu'il soit contagieux. Une vraie pandémie. N'ayons pas peur des mots ! Je sais qu'on associe souvent aujourd'hui l'adjectif "victorien" avec "lectures assommantes, remplies de dames qui prennent le thé en comparant la taille de leurs ourlets et en échangeant les derniers potins, de gentlemen qui se battent en duel pour des motifs contestables, d'histoires d'amour languissantes et d'enfants en guenilles agonisant dans une ruelle noire." Je sais. Mais on se trompe. Ce qui n'est pas grave en soi. Le préjugé vient souvent du fait qu'on n'a pas lu ces livres "victoriens", qu'on les pense à tort tous pareils et rébarbatifs au possible, et que si on en a lu des morceaux, c'était au plus mauvais moment de la vie : sur le banc d'une classe. A une époque où les cancans de l'école et nos propres histoires d'amour étaient à peu près les seules choses susceptibles de nous intéresser.
Aussi, quand j'arrive avec dans mes bagages un auteur victorien, je tremble, car je sais que ce seul adjectif va faire fuir bon nombre d'entre vous, que je voudrais retenir quelques minutes par le col. Juste le temps d'éclaircir quelques malentendus:

1. Je ne suis pas de ces lectrices impavides qui ne peuvent être assommées par une lecture. Je suis fréquemment jetée hors d'un livre par un ennui irrépressible. Je bâille souvent, il m'est arrivé d'utiliser certains romans en guise de somnifères. Je n'ai pas honte de le dire, c'est moins dangereux pour l'organisme. Je peine à la simple idée de lire l'œuvre de Proust d'une seule traite. D'ailleurs à ce jour je n'ai pas eu ce courage. Je reconnais (sans mérite) que c'est un génie de la littérature, mais toute "la Recherche du Temps perdu" d'un coup, ça je ne peux pas, cela m'est indigeste. Vous voyez, je vous fais une confidence de taille ! Je viens de me mettre à dos à peu près tous les universitaires lettrés qui se seraient égarés sur ce blog, sous toutes les latitudes. Tant pis. J'assume. Mais un livre d'aujourd'hui, un livre d'à peine deux cent pages, peut aussi me tomber littéralement des mains. Je vous l'assure. Tandis qu'un "pavé" comme La Rose pourpre et le Lys (dont Holly a fort bien parlé ici) ou, dans un autre style, comme Les Piliers de la terre, me paraît trop court dès la page dix. Tout ça pour vous dire que lorsqu'on a la chance d'ouvrir un vrai bon roman, on se moque bien de l'époque où il a été écrit, ou de son nombre de pages. On est happé et on rentre dedans avec une telle reconnaissance qu'en sortir est presque douloureux. Quand on le quitte, c'est à regret, le cœur lourd, doutant même de dénicher un jour un livre aussi profond, aussi captivant, qui parle aussi précisément à nos émotions, à nos blessures et à nos secrets les mieux enfouis.

2. Il n'y a pas UN style d'auteur victorien, mais une myriade de styles et d'écrivains, qui se trouvèrent rassemblés à cette époque en Angleterre, pays où sont nés des conteurs qui figurent parmi les plus brillants de tous les temps. Quelque chose de particulier et d'ensorcelé doit circuler dans l'air, sur cette île où l'on a inventé des histoires tellement extraordinaires qu'elles franchissent allégrement les siècles, sans lasser leur public. A commencer par les enfants, pourtant un lectorat des plus difficiles. Quelques exemples, pour le plaisir : Tolkien et son anneau fatal, A.S. Lewis et ses Chroniques de Narnia, James Matthew Barrie et son Peter Pan, Lewis Carrol et son Alice imprudente et délicieuse, J.K Rowlings et son si populaire Harry Potter... en France, depuis plus d'un siècle on nous serine que "LE ROMAN EST MORT". Ah bon. Ce doit être un coup du nuage de Tchernobyl, parce que partout ailleurs, il se porte à merveille, merci. En témoignent Jonathan Coe, Sarah Waters, Zadie Smith, Toni Morrisson, John Irving, Joyce Caroll Oates, Gabriel Garcia Marquez... on ne va pas faire une liste, on en aurait pour des semaines et ce serait barbant. Même en France, il reste des survivants, qui tiennent ferme au milieu de toutes ces épitaphes et de toutes ces déclarations à l'emporte-pièces, et racontent de vraies histoires qui ne sont même pas écrites avec les pieds. Si si. J'ai vérifié.

Mais pour en revenir au roman victorien, si vous aimez les histoires trépidantes, Mary Shelley, Daniel Defoe, Charles Dickens, Wilkie Collins et les sœurs Brontë, par exemple, vous en donneront largement pour votre argent. Si vous préférez la satire sociale, Oscar Wilde, Thackeray, Jane Austen et Saki vous feront passer des moments délicieux. Pour ne citer qu'eux ! Et si vous aimez le fantastique... De Henry James aux romans cités plus haut... vous n'aurez que l'embarras du choix. Et parce que je reste la petite lectrice enthousiaste que j'ai toujours été, j'aime d'amour les écrivains anglais.

Voilà. Maintenant que j'ai éclairci quelques petites choses, je vais vous présenter Saki, alias Hector Hugh Munro, né le 18 decembre 1870 en Birmanie, mort à la bataille de la Somme le 13 novembre 1916, après avoir crié : "Eteignez cette cigarette, nom de Dieu !"
Ceux qui connaissent quelque chose à la guerre de 14, ou aux guerres en général, saisiront l'ironie macabre de cette dernière réplique, qu'on croirait tirée d'une de ses nouvelles.
Saki est donc un pseudonyme. Peut-être même emprunté au singe du même nom, ce n'est pas impossible, quand on connaît l'esprit malicieux et caustique de ce gentleman. Les gens pointus disent qu'il l'a emprunté à un vers des "Rumbayat". Je ne suis pas pointue, je ne connais pas la référence, mais je sais l'intérêt de Saki pour les bêtes, et particulièrement pour les animaux qui tournent les hommes en dérision et leur jouent des tours, or le singe, dans la tradition littéraire, a un don inné pour les farces et attrapes. Comme les deux personnages clés des nouvelles de Saki, Clovis et Reginald, deux mauvais garçons qui sont le poil à gratter de la bonne société victorienne, le cauchemar des duchesses et des snobs, la tempête qui s'abat sans crier gare sur les week-ends à la campagne de la gentry, renversant les tables à bridge et exposant au grand jour les ridicules et les secrets gênants des puissants. Je pourrais vous parler de Saki comme d'un trublion très intelligent, caustique à l'extrême, qui ne pardonne rien aux gens bien nés qu'il fréquente... mais il n'est pas que ça. Il y a derrière le satiriste un personnage blessé dont l'enfance reste plantée comme une écharde, et on ne peut pas l'écarter. Il parle comme personne des enfants punis, de ces parias élevés par des tantes tyranniques (ce qui fut son cas), réduits à des visages relégués derrière une vitre, à des présences rebelles et silencieuses attendant que sonne l'heure de la révolte ouverte. C'est pourquoi, avant de vous faire rire avec quelques morceaux choisis de Saki, je vais laisser la parole à un autre écrivain majeur, Graham Greene :

"Certains écrivains, aussi dissemblables que Dickens et Kipling, ne se délivrent jamais du fardeau de leur enfance. Abandonnés par leurs parents, Dickens à la fabrique de cirage, Kipling à la cruelle tante Rosa et à la banlieue poussiéreuse qu'elle habitait, ils en gardèrent toujours le souvenir. [...] La vie qui, chez la plupart d'entre nous, révèle son côté cruel à un âge où nous commençons à connaître l'art de nous défendre, a surpris ces deux écrivains à l'époque désarmée de la petite enfance. Comme ils ont réagi de manière différente ! Dickens a appris la sympathie, Kipling la cruauté. Dickens a graduellement acquis un style si aisé, si naturel qu'il semble capable d'englober l'humanité entière ; Kipling a inventé, pour l'exclure, une machine dont les rouages fonctionnent à la perfection. Ses personnages ont parfois l'air de descendre avec un bruit sec le long d'une courroie de transmission comme une série de boîtes d'allumettes.
Il y a beaucoup de ressemblance entre les jeunes années de Kipling et celles de Saki, et Saki réagit à la souffrance comme Kipling plutôt que comme Dickens.[...]... quatre années d'absence de tendresse peuvent paraître au cours de l'enfance aussi longues qu'une génération (à quatre ans on est un bébé, à huit ans un petit garçon). Kipling a décrit l'horreur de cette brisure dans Baa, Baa, Black Sheep, nouvelle qui, en dépit de sa sensiblerie, est presque intolérablement pénible : les prières de tante Rosa, les châtiments corporels, la pancarte MENTEUR épinglée dans la dos, la cécité devenant peu à peu totale par manque de soins, avant que sonne enfin l'heure de la révolte.
"Si vous me forcez à faire cela, dit très calmement Black Sheep, je brûlerai cette maison jusqu'au sol et peut-être que je vous tuerai. Je ne sais pas si je peux vous tuer, vous êtes tellement osseuse... mais j'essaierai.""


Saki ne fut pas élevée par l'odieuse tante Rosa, mais par deux tantes qui se disputaient sans cesse et maltraitaient les pauvres gosses qui leur avaient été confiés : tante Charlotte et tante Augusta. Une des plus belles histoires de Saki, Sredni Vashtar, conte l'histoire de Conradin, petit garçon tyrannisé par sa tante, une veille fille sadique et aigrie, dont il se vengera sans scrupule aucun... Mais redonnons la parole à Graham Greene :

"Le malheur est un merveilleux aide-mémoire, et toutes les meilleures nouvelles de Munro sont inspirées par l'enfance, l'humour et l'anarchie, autant que par la cruauté et la misère de l'enfance.
Car la réaction de Munro à l'épreuve de ces années n'est pas absolument celle de Kipling. Lui aussi s'est fabriqué un style qui est comme une machine destinée à sa propre protection, mais quelles étincelles en jaillissent ! Il ne s'abritait pas comme Kipling derrière la virilité, la haute sagesse, les aventures imaginaires des soldats et des bâtisseurs d'empires ; il se protégeait à l'aide d'épigrammes aussi serrées l'une près de l'autre que les raisins secs dans un gâteau de Dundee à la mode d'autrefois.[...] Réginald et Clovis sont des enfants de Wilde : c'est entre eux un incessant feu croisé d'épigrammes et d'absurditéss qui nous éblouissent et nous enchantent mais derrière lesquelles nous sentons la présence d'un esprit plus dur, moins bienveillant que Wilde. [...]... ils se hâtent de blesser avant qu'on puisse les blesser, et leurs appartés spirituels et dévastateurs sont aussi cinglants que la badine de Tante Augusta. Et ces récits sont souvent des récits de farces et attrapes. Leurs victimes aux noms bizarres sont assez sottes pour n'éveiller aucune sympathie. Ce sont des gens d'âge mûr, des gens puissants ; il est juste qu'ils subissent une humiliation passagère parce que, à la longue, ils ont toujours le monde de leur côté. Munro, tel un chevaleresque bandit de grand chemin, ne dépouille que les riches ; il y a derrière toutes ces histoires un sens de la justice rigoureux."


Il y a donc de multiples façons de survivre à une enfance malheureuse, pour un écrivain, et j'espère que les mots de Graham Greene vous auront donné envie de découvrir non seulement Saki, alias Munro, mais aussi Oscar Wilde, Dickens et Kipling! (Et hop, voyez comme je vous appâte, l'air de rien...)

Bon, passons à Saki. Mais d'abord, qu'est-ce que c'est qu'une épigramme? Je sens bien que ce mot vient de faire fuir 35 % d'entre vous. Je l'ai senti tout de suite, mais je ne pouvais quand même pas couper la chique à Graham Greene ! Une épigramme, donc, est "un trait satirique, un mot spirituel et mordant". Voilà, vous pouvez maintenant briller en société. Vous pouvez même affirmer, dans la foulée, qu'Oscar Wilde, Jane Austen (si si) et Saki sont orfèvres en la matière, et donner comme exemple une épigramme de Saki :

"Ne soyez jamais un pionnier. C'est au Premier Chrétien qu'échoue le plus gros lion."
Avouez que ça en jette plus que les "petites phrases" des hommes politiques... vous savez, celles qu'ils jettent négligemment aux journalistes comme s'ils étaient des poules ? Quel manque de respect, tout de même.


A présent, il est temps de vous offrir un extrait plus conséquent. Je vous sens affamés. Je n'ai que l'embarras du choix, mais j'ai élu une nouvelle qui s'appelle "Tobermory". Voilà le contexte : Nous sommes fin août, c'est un après-midi "pluvieux et froid" à la campagne, une assemblée de gens très respectables est réunie dans un château, et comme le voulait la coutûme, on a invité quelques "invités surprise" qui ont pour but de distraire l'auditoire, par quelque talent, en cas de pluie. Un peu méprisant, me direz-vous. Lesdits invités n'étaient pas toujours dupes, mais n'avaient guère le choix, qu'ils fûssent sans le sou ou désespérément en manque de "relations", ou les deux à la fois... on a les amis qu'on peut se permettre ! Bref, ici, c'est un certain Mr. Cornelius Appin qui est censé jouer le rôle de fou du roi, mais il est bien mystérieux, et Lady Blemley, l'hôtesse, l'a invité sur la rumeur d'un "talent particulier", lequel est tout aussi mystérieux :

"... jusqu'à l'heure du thé ce jour-là, elle n'avait pu encore découvrir dans quelle direction ces dons, s'ils existaient vraiment, se déployaient. Il n'était ni un bel esprit ni un champion de croquet, il n'était pas un hypnotiseur hors pair pas plus qu'un acteur de théâtre amateur. Son apparence extérieure ne laissait pas davantage deviner le genre d'homme à qui les femmes sont prêtes à pardonner dans une large mesure leurs déficiences mentales."

Suspense insoutenable, qui se termine brutalement, parce que l'heure tourne et les convives s'ennuient ferme. Mr Appin est prié de dévoiler son talent. Il explique qu'il peut apprendre l'anglais aux animaux. On ne le croit naturellement pas. Il ajoute qu'il s'est livré avec succès à cette expérience sur le chat de la maison, Tobermory, lequel s'est révélé un sujet formidablement doué, "un surchat". On fait venir le chat au salon sur le champ, plus pour ridiculiser l'invité que pour vérifier ses dires. Sir Wilfrid va chercher Tobermory, et revient le visage pâle, car le chat parle bel et bien anglais. S'ensuit la scène suivante : il faut imaginer toute une assemblée autour de la table à thé, et le chat au centre, nonchalamment installé.

" Un silence fait de gêne et de contrainte tomba aussitôt sur l'assistance. Chacun semblait trouver contrariant au fond de s'adresser sur un pied d'égalité à un chat domestique dont les capacités mentales ne faisaient plus de doute.

"Veux-tu un peu de lait, Tobermory ? demanda Laudy Blemley d'une voix un peu crispée.
"— Volontiers", répondit le chat, d'un ton tinté de la plus parfaite indifférence. Un frisson mal réprimé d'excitation parcourut l'auditoire, et l'on comprend que Lady Blemley fît tomber un peu de lait en emplissant la soucoupe d'une main légèrement tremblante.

"Je crois bien que j'en ai renversé la plus grande partie, fit-elle d'un ton d'excuse."
— Bah, fit Tobermory, ce n'est pas mon tapis de haute laine."

Le silence s'appesantit de nouveau sur l'assistance, puis Miss Resker demanda de son ton le plus convaincu d'assistante sociale si le langage humain avait été difficile à apprendre. Tobermory la regarda un moment droit dans les yeux, puis son regard se perdit dans le lointain tandis que son visage arborait une expression d'absolue sérénité. De toute évidence, il n'était pas disposé à répondre aux questions oiseuses.

"Que pensez-vous de l'intelligence humaine ? demanda lamentablement Mavis Pellington.
— De quelle intelligence en particulier ? demanda Tobermory, glacial.
— Oh, de la mienne, par exemple, fit Mavis, avec un petit rire.

— Vous me mettez dans une situation embarrassante, dit Tobermory, dont le ton, pas plus que l'attitude, ne trahissait le moindre embarras. Quand il a été question de vous inviter pour le week-end, Sir Wilfrid a protesté en disant que vosu étiez la femme la plus écervelée qu'il connût ; il a dit qu'une distinction s'imposait entre l'hospitalité et l'assistance aux faibles d'esprit. Lady Blemley a répliqué que votre manque d'intelligence était justement la raison qui motivait cette invitation, car vous étiez la seule personne qui lui parût assez idiote pour acheter leur vieille voiture. Vous savez, celle qu'ils appellent "Le Rêve de Sisyphe", parce qu'elle monte gentiment les côtes si on la pousse."

Les protestations de Lady Blemley auraient eu un accent plus convaincant si elle n'avait pas négligemment laissé entendre à Mavis le matin même que la voiture en question serait exactement ce qui lui conviendrait pour sa maison du Devonshire.
Le major Barfield se lança, afin de tenter une diversion :

"Comment marche votre aventure avec la petite chatte tigrée de l'écurie, hein ?"

Dès l'instant où il eut posé cette question, tout le monde se rendit compte qu'il avait gaffé.

"On ne discute généralement pas ces questions en public, déclara Tobermory, glacial. D'après le peu que j'ai pu observer de vos façons depuis que vous êtes dans cette maison, j'imagine que vous trouveriez fort gênant de m'entendre évoquer vos propres ébats."

La panique qui s'ensuivit ne frappa pas que le major.

"Voudrais-tu aller voir si la cuisinière a préparé ton dîner, suggéra Lady Blemley précipitamment, en affectant d'ignorer que deux bonnes heures devaient encore s'écouler avant le dîner de Tobermory.

— Merci, dit Tobermory, il est encore un peu tôt après mon thé. Je ne veux pas mourir d'indigestion.
— Les chats disposent de neuf vies, tu sais, dit Sir Wilfrid avec entrain.

— Peut-être, rétorqua Tobermory, mais ils n'ont qu'un foie.

— Adelaïde ! intervint Mrs Cornett, comptez-vous encourager ce chat à aller cancaner avec les domestiques ?"

La panique était maintenant générale. Un étroit balcon courait devant les fenêtres de la plupart des chambres du château, et l'on se souvint avec consternation que ç'avait toujours été la promenade favorité de Tobermory ; il pouvait de là observer les pigeons, et Dieu sait quoi encore."


Si vous voulez savoir ce qu'il advint de Tobermory, le "chat qui en savait trop" (Hitchcock adorait Saki, m'a appris Holly, je pense que cette histoire devait le séduire particulièrement !), lisez donc La fenêtre ouverte, un de ses recueils. Mais je vous les conseille TOUS. C'est un régal. Les histoires sont détonnantes. Vous y apprendrez tout de la guerre transgénérationnelle entre deux familles isolées dans le fin fond de la campagne anglaise, qui prit des allures de guerre de Troie, d'autant plus drôles si l'on considère ce qui mit le feu aux poudres... vous vous délecterez des mauvais tours de Clovis ou de Réginald, des dilemmes des gens de bonnes familles... Un exemple : telle dame très chic a deux ambitions : vendre un cheval teigneux et réputé invendable, et marier sa fille... sa fille se fiance enfin... au jeune-homme à qui la mère a réussi, en mentant effrontément, à vendre son cheval ! Autre dilemme : un couple brûle d'envie de se "rabibocher" avec un cousin, car depuis qu'il vient d'hériter une somme colosssale, il est devenu fréquentable. Hélas, il a un défaut gênant : la cleptomanie. Que faire ?

Une dernière chose : les nouvelles de Saki sont brèves comme des coups de sabre, elles peuvent se lire entre deux stations de métro et vous offriront le luxe de commencer une journée de travail par un éclat de rire. N'est-ce pas luxueux ?

Et maintenant, pour que le plaisir soit complet, une petite séance dvd victorienne :

D'abord un film léger et malin qui se laisse voir et revoir avec plaisir : Un mari Idéal, adaptation de la pièce d'Oscar Wilde par Oliver Parker, avec Cate Blanchett, Minnie Driver, Rupert Everett, Julianne Moore, Jeremy Northam...
Sir Robert Chiltern (Jeremy Northam) est un brillant politicien et gentleman accompli, il est de plus le mari parfait d'une épouse non seulement belle, mais vertueuse en tout point, et qui s'est faite l'ennemie des compromissions (Cate Blanchett). Admirés de tous, ils ont la lourde tâche d'incarner la perfection dans une société qui en est bien loin, et où règnent les commérages et la chasse au mari la plus éhontée, car nous sommes en pleine "saison" londonnienne. C'est alors que surgit l'intrigante et séductrice Madame Cheveley(Julianne Moore), vraie Milady victorienne, qui menace de révéler un secret du passé de Sir Chiltern, si ce dernier ne fait pas mine d'encourager au Parlement une spéculation boursière des plus douteuses concernant un canal en Argentine, opération sur laquelle Madame Cheveley a investi lourdement. La vie de Lord Chiltern bascule. Il n'a pas toujours été ce modèle de vertu politique et personnelle. Il risque de perdre son épouse, sa carrière, la face... Piégé, il se tourne vers son ami de toujours, Lord Arthur Goring, lequel représente le dandy parfait, mauvais sujet à priori perdu pour le mariage et la respectabilité.
La comédie est légère, les répliques font mouche à tout les coup (les fameuses épigrammes !), mais le fond est grave, puisqu'il s'agit d'un couple qui va être forcé de tomber de son piédestal, du moins dans leur tête à tête. La femme et le mari s'admirent, mais qu'admirent-ils ? Une illusoire perfection? Sont-ils capables d'aller au-delà, de renoncer à cette ivresse d'incarner un modèle social ?
L'enjeu est là. Et pour le dire avec des mots plus modernes : peut-on accepter d'aimer l'autre, une fois qu'on a dépassé le stade de la cristallisation stendhalienne des débuts (qui parait l'élu(e) de toutes les qualités), ou une fois que s'effondre le malentendu qui fut à l'origine de son amour ? Voilà un sujet éternel, d'Oscar Wilde à Sex and the City, rien ne change trop sous le soleil...
Mais comme le dit si bien l'auteur, se servant de la bouche ironique de Lord Goring, son personnage (incarné brillamment par Rupert Everett):

" Tout ce que je sais, c'est qu'il faut du courage pour voir le monde dans toute sa splendeur viciée et continuer à l'aimer. Et encore davantage pour la voir dans l'être qu'on aime, et l'aimer malgré tout."


Toujours dans la famille des "comédies caustiques et romantiques dont le fond pèse plus lourd qu'il n'y paraît", je voudrais finir en beauté, avec la dernière et très réussie (de mon point de vue, qui vaut ce qu'il vaut ! Je ne suis pas membre d'un club Jane Austen, ou d'une société qui défend mordicus cet auteur contre toute adaptation cinématographique) adaptation à l'écran d'Orgueil et Préjugés, le roman le plus célèbre de Jane Austen, par Joe Wright, jeune cinéaste qui a réalisé un film à la fois très sobre, moderne et fidèle à l'esprit de Jane Austen. Les acteurs sont parfaits, Keira Knightley en tête dans le rôle d'Elisabeth Bennet, une jeune femme qui possède trop d'esprit, de fierté et de caractère pour la société de son temps et surtout pour sa situation dans cette société (seconde d'une famille de cinq filles, désargentées, c'est à dire à l'avenir plus qu'incertain). Mais aussi Brenda Blethyn et Donald Sutherland dans le rôle de ses parents, un couple improbable, affectueux, comique, mais dont on se demande s'ils méritent leurs deux filles aînées. (Pour les suivantes, c'est autre chose : deux sont de petites grues minaudantes et sans cervelles, la dernière semble née pour la mélancolie). Pour ceux et celles qui ne connaîtraient pas encore cette histoire, courez louer ce film ! Vous y découvrirez que Jane Austen, fille de pasteur qui écrivit ses romans à un âge très tendre pour nos yeux d'aujourd'hui (une vingtaine d'années, pour les meilleurs), avait une audace inouïe, et savait aussi bien se battre à fleurets mouchetés que le dandy londonien Oscar Wilde, ou le grand satiriste William Makepeace Thackeray. Ses répliques sont assassines et réjouissantes. Mais ce film est aussi une belle histoire d'amour contrariée comme on les aime, une intrigue très maîtrisée où l'on croise de belles princesses timides obligées de vivre chichement par les hasards de la fortune, des ladies tyranniques et horriblement mal élevées, des jeunes gens ombrageux et pleins de préjugés mais qui n'hésitent pas à ouvrir leur cœur avec une franchise désarmante quand la situation exige ce courage (oui, ce courage ! Je pèse mes mots), des tristes sires ridicules et serviles, mais aussi des jeunes filles pauvres et résignées qui ne peuvent se permettre un mariage d'amour : ainsi, Charlotte Luckas, personnage déchirant, qui en cinq minutes à peine résume la cruelle situation des jeunes filles désargentées en un siècle victorien ou l'argent fait sinon le bonheur, du moins la position.
Enfin, sachez que j'ai testé ce film sur les hommes qui m'entourent, que ces derniers étaient "pleins de préjugés" envers ce "film de filles" (des préjugés, voilà qui n'aurait pas déplu à la piquante Jane Austen), et qu'à la fin de la projection ils étaient conquis À L'UNANIMITÉ. Donc tenez bon, mesdames, bataillez ferme, ce film s'adresse à tout le genre humain. Et quel homme ne fondrait pas devant la farouche Elisabeth Bennet, quand elle est si finement jouée par la belle Keyra Knightley ? Et quelle femme ne serait touchée au cœur par un homme qui, toute fierté ravalée, marche vers elle à travers la campagne dans le brouillard irréel de l'aube ?


Si, après tout ça, vous continuez à penser que l'époque victorienne est ennuyeuse, j'abandonne. Enfin... peut-être. Je suis têtue, c'est une donnée dont il faut mesurer l'importance.

Sur ce, bonne soirée à vous tous, et je vous souhaite de belles heures et quelques fou-rires de qualité en compagnie de tous ces beaux esprits !

Gaëlle