20 décembre 2006

Mes premières amours

Chers lecteurs,

Vous qui continuez patiemment, avec dévouement, à jeter un œil ici de temps à autre pour vérifier s'il y a de la lumière... je tenais à vous rassurer :
Non, ce blog n'est pas mort. Il était juste en léthargie. Comme la Belle au Bois Dormant. Une quenouille éditoriale l'avait piqué à l'annulaire gauche, et il s'était assoupi, attendant une métamorphose, épuisé, au fond de son bois de ronces...

On a attendu longtemps le baiser salvateur... finalement, plusieurs se sont dévouées, des filles, il faut bien le dire ! Mais bon, ça a marché. Merci à vous !

Bon évidemment, ici, tout est encore un peu engourdi, on s'étire, on baille, on écarte les rideaux, il fait froid, c'est l'hiver, rien de très engageant, mais enfin, on ne choisit pas son moment pour renaître. C'est ainsi.




Donc, durant ma léthargie éditoriale, pendant que la fée Carabosse pensait m'avoir muselée une bonne fois, tout ça parce que mes parents n'avaient pas invité cette rabat-joie à mon baptême, je songeais. J'avais tout le temps, me direz-vous. Des journées entières les yeux clos, à attendre un baiser... Donc, je songeais, par exemple, que les princes se font rares, de nos jours. Peut-être parce que ces messieurs n'ont pas l'oreille si fine qu'autrefois, ils n'entendent plus le tintement de clochette des fées, le murmure de la forêt, le secret des sources. Moi, j'ai gardé toute mon ouïe, depuis l'enfance. Elle est aiguisée, elle surprend les pas feutrés dans la neige, le bruissement d'aile d'une chouette qui s'éveille.

Et par exemple, je sais le pouvoir des images. Je sais que leur ensorcellement ne dépend que très peu de leur compréhension. Que le pouvoir des mots est bien plus puissant que leur simple entendement.


Par exemple, si je vous lis ceci:

"Les obus miaulaient un amour à mourir
Un amour qui se meurt est plus doux que les autres
Ton souffle nage au fleuve où le sang va tarir
Les obus miaulaient
Entends chanter les nôtres
Pourpre amour salué par ceux qui vont périr
",

Avez-vous besoin de comprendre le sens de chaque image pour être bousculé par la force d'Apollinaire ?
Je ne crois pas. Je crois que les images parlent à la partie de nous qui est immergée, à celle qui nous procure nos plus fortes joies et nos plus grandes peines, nos sentiments de malaise, notre ivresse, notre angoisse. Et peu importe dans quel ordre les mots s'assemblent ou frayent ensemble, du moment que leur union est féconde.

Lorsque j'étais une toute petite fille, 3, 4 ans à peine, ma mère me lisait les "Contes de la Reine Mab", très ancien livre de Jérôme Doucet qu'avait lu, enfant, ma grand-mère. Un grimoire magique dont je ne comprenais pas tous les mots, ce qui, plus que tout, me le rendait fascinant. On y contait l'histoire de douze filles de la reine Mab, douze princesses remplies de défauts, insouciantes, insolentes, vantardes, égoïstes, qui affrontaient une terrible épreuve et, en triomphant, devenaient des jeunes femmes aguerries et capables d'aimer. Ce livre avait été écrit pour des enfants plus savants ou plus vieux que je ne l'étais, dans un langage complexe et poétique, et sans doute est-il resté, pour cette raison, mon préféré. En voici un extrait :

"La chaise de poste où la petite princesse Lise, quatrième fille de la Reine Mab, se pelotonnait à côté de sa nourrice, suivie de la grosse berline où les bagages s'entassaient, arriva vers le soir, un soir de pleine lune, à Fontarabie, sur le bord de l'Océan. Lise sauta aussitôt du véhicule, et voulut voir l'immensité étoilée du ciel, l'immensité énorme de la mer.
Sa bonne nourrice la suivit :
"N'approchez pas trop, la vague est perfide, dit-elle ; la mer est profonde, et qui y tombe ne revient pas ; les gros requins aux dents crochues en font leur proie et leur régal."
Lise, sans répondre, sans écouter, du haut de la roche à pic s'extasiait ; en cadence, avec des chocs sourds, les lourdes vagues éclabousseuses venaient s'effondrer à ses pieds ; au-dessus d'elle, scintillantes, innombrables les étoiles brillaient au ciel. Lise ne pouvait se lasser de les regarder."
[...] Soudain, elle poussa un cri. Une étoile du ciel s'était détachée, au galop, dans un sillon de feu ; traversant le sombre azur, elle alla s'abîmer à l'horizon dans les profondeurs de l'Océan.
Lise sentit une tristesse. Une belle étoile était éteinte, disparue, noyée !"


Lise ira, naturellement, chercher l'étoile, et de là découleront tous ses malheurs, et son bonheur.
Je n'ai jamais su vraiment où était Fontarabie, ni cherché à savoir, tant ce mot est resté magique et évocateur. J'aurais eu peur de le déparer, de le rendre petit et commun, en en faisant un lieu, un lieu deshabillé, qui existe sur une carte. J'ai toujours senti la perfidie de la vague, et l'étoile tombée des cieux a laissé une trace brûlante dans mes rêves.
Nuit après nuit, je me suis endormie en descendant d'une chaise de poste, que j'imaginais probablement telle une vieille chaise tirée par un cheval, une nuit de pleine lune, à Fontarabie.

Il n'est pas besoin de tout comprendre pour être ensorcellé, bien au contraire. Si l'on comprend tout, il n'y pas d'envol, d'excitation, on ne grimpe pas à l'assaut des nuages. On fait du sur place, on piaffe, on s'ennuie.

La fée Carabosse, naturellement, n'admettrait rien de tout cela. Elle est très bornée, pour une fée. Il lui faut tout comprendre, elle ne supporte pas de ne pouvoir retenir la fumée entre ses doigts crochus, ou que les moineaux passent à travers les grilles de son palais. Elle pense que tout doit être démonté, éventré comme un mécanisme d'horloge, un oiseau encore chaud.


Mais heureusement pour moi, pendant que j'étais plongée dans mon sommeil hypnotique, une troupe d'enchanteurs m'a rendu visite...
Ils arrivaient d'un temps révolu, ils étaient fiévreux, mélancoliques, un peu fous, et je les ai tout de suite aimés.






Mon préféré avait des yeux de hibou, il rêvait les yeux ouverts, et sa main frémissait sous sa dictée:


"Il rêvait les yeux clos au coin de la portière,
Tandis qu'au long des rails se couchaient les forêts,
Tandis que les sillons tracés drois dans la terre,
Comme une roue immense rayonnaient."


Il s'appelait Robert Desnos. Il aimait Paris, le quartier de la Boucherie, le quartier Saint Merri, le petit jour et la nuit profonde.

Il m'a murmuré pour me consoler :

"Va, poursuis ton chemin, il n'est plus de frontières,
Plus de douanes, plus de gendarmes, plus de prisons.
Tu es libre et tu ris et tu parcours la terre
Et tu passes, devant les détectives, sans un frisson."


La liberté, j'en rêvais, justement, dans ma prison de ronces...

Et puis il me laissa ces quelques mots au creux de l'oreille, juste avant de partir :

"Au coin des rues Saint-Martin et de la Verrerie
Une plume flottait à ras du trottoir
Avec de vieux papiers chassés par le vent.

Un chant d'oiseau s'éleva square des Innocents.
Un autre retentit à la Tour Saint-Jacques.
Il y eut un autre cri rue Saint-Bon

Et l'étrange nuit s'effilocha sur Paris."


Je ne connaissais pas ces noms, ces rue, cette ville, et soudain je les voyais, j'en humais la trace, je m'y égarais à plaisir. Je sus que je ne l'oublierais jamais. Mes rêves se nacrèrent au contact des siens.

Il me présenta ses amis. Il y en avait un autre qui parlait à merveille, l'écouter me rendait distraite, je sentais l'amour me couler dans les veines :

"Il faut que tu te voies mourir
Pour savoir que tu vis encore
La mer est si haute et ton cœur bien bas
Fils de la terre mangeur de fleurs fruits de la cendre
Dans ta poitrine les ténèbres pour toujours couvrent
le ciel

Soleil lâche la corde les murs ne dansent plus
Soleil laisse aux oiseaux des voies impénétrables."


Celui-ci s'appelait Paul. Paul Eluard. Quand il s'en alla, je me sentis mourir, mais je savais grâce à lui que c'était un passage obligé pour naître à moi-même. Alors, prenant mon élan, je traversai ce mur de glace et me retrouvai brûlante de l'autre côté. Des ailes m'avaient poussé dans le dos, et j'avais hâte d'en éprouver la souplesse.



Seulement, le baiser ne venait point et Carabosse me tenait dans ses chaînes, elle m'avait vissée au sol pour que je sois sourde à l'euphorie de mon corps qui ne rêvait plus que de courir.
Alors, le chef des visiteurs parla à son tour. Son timbre de voix était grave, c'était un homme important. Il avait créé un mouvement de rebellion contre toutes les Carabosse de cette terre. Il l'appelait Surréalisme. Il m'expliqua comment je pouvais délier moi-même ce qui m'enchaînait : en rêvant assez fort pour que mes rêves se changent en mots qui traverseraient la forêt et iraient enserrer le cœur d'un prince...

Et il en profita, car c'était un pédagogue, pour m'expliquer pourquoi Carabosse ne comprendrait jamais rien au pouvoir des images:

"Il en va des images surréalistes comme de ces images de l'opium que l'homme n'évoque plus, mais qui "s'offrent à lui, spontanément, despotiquement. Il ne peut pas les congédier ; car la volonté n'a plus de force et ne gouverne plus les facultés." Il ajouta que Baudelaire l'avait formulé avant lui.

Je compris que ce qui comptait, c'était le surgissement des images, et que s'il semblait anarchique, ce n'était qu'en apparence. Parce qu'en réalité, il tissait en chacun une trame très intime qui embrassait ses plaies vives pour en faire un être neuf, semblable à une flammèche que le vent emporte. Il fallait lâcher prise, ce que Carabosse, cette chère rationnaliste, ne comprendrait jamais. Il fallait s'abandonner, et accepter qu'en lisant une histoire, plusieurs voix, en nous, soient ensemble à l'écoute. Pendant que la raison saisissait le fil de l'histoire, à d'autres niveaux, les images permettaient l'ouverture d'autres mondes, bien plus fascinants à pénétrer.

André Breton, mon dernier visiteur, précisa ensuite sa pensée : dans une image, on rapprochait deux termes, en apparence étrangers l'un à l'autre:

"Il est faux, selon moi, de prétendre que "l'esprit a saisi les rapports" des deux réalités en présence. Il n'a, pour commencer, rien saisi consciemment. C'est du rapprochement en quelque sorte fortuit des deux termes qu'a jailli une lumière particulière, lumière de l'image, à laquelle nous nous montrons infiniment sensibles. La valeur de l'image dépend de la beauté de l'étincelle obtenue."

Deux mots qu'on heurte produisaient donc une étincelle, un feu d'artifices, dans la tête du lecteur, et plus son intensité était forte, plus elle était dure à expliquer... j'étais fascinée. Je sentis que je ne serais jamais plus la même, et que plus jamais je ne pourrais me passer de cette étincelle.

André Breton me quitta fort satisfait. Il m'expliqua que si Carabosse me traitait de folle, il ne faudrait pas s'en alarmer, car les fous arpentent des couloirs où les étincelles éclairent chacun de leurs pas.

Et que les poètes étaient tous un peu fous, eux qui prétendaient que le monde ne peut se déchiffrer avec la grille de la terne logique, mais qu'il faut mêler ensemble toutes les couleurs, toutes les formes, toutes les saveurs, les parfums, en une danse qui devient le chant magnifié de ce qu'on a devant les yeux.

A ce point de ma métamorphose, il me suffisait de m'éveiller. Alors, de charmantes demoiselles sont venues frapper à ma porte, m'interpeller, m'envoyer des baisers à travers les ronces.

Et me voilà, encore un peu gauche d'avoir sommeillé si longtemps. Merci à vous, visiteuses fidèles, car j'étais fatiguée de dormir.





Bien sûr, Carabosse est furieuse. Fulminant ainsi, dans la nuit glaciale, elle me rappelle une autre fée mauvaise, celle qui ensorcella la petite princesse Minne, aînée des filles de la reine Mab: la fée des frimas...


Très joyeux Noël à tous, et belles étincelles !




PS : Et merci à ces autres magiciens, Chirico, Max Ernst et Magritte, qui m'ont démontré de manière éblouissante que l'étincelle éclabousse aussi les toiles...

Gaëlle