18 septembre 2013

Céline Minard à la conquête de l'Ouest

                                      

"Je tiens beaucoup à la fiction, à la narration. Par contre il faut que ça sonne. La phrase ne peut pas être plate, sinon ça ne m'intéresse pas. Ce n'est ni l'histoire avant tout et puis la langue après, ni la langue avant tout et puis l'histoire après. C'est intimement lié."

Si vous ne connaissez pas Céline Minard, voilà une une fine gâchette de la littérature française qui n'est jamais où l'on l'attend et que vous n’oublierez pas de sitôt. En six coups, elle vous aligne Faillir être flingué, un western superbe et prenant à chaque page, où souffle le vent des plaines immenses qui roule la poussière avec les plumes perdues et porte le murmure des forêts opaques. Son écriture ample comme la respiration d’un cavalier, poétique et charnelle, n’a pas son pareil pour restituer la longue errance des desperados solitaires, le galop à bride abattue d’un traqueur ou d’un réfugié aux abois, mais elle excelle tout autant dans l’art de mettre en scène ces moments sacrés du western où le temps s’éternise soudain dans un face à face qui peut basculer d'une seconde à l'autre, à la prochaine parole prononcée, au premier geste. Dans ce texte d’une beauté sauvage, il y a cette âpreté, cet humour et cette douceur mêlée que l’on aime chez les auteurs américains de Nature Writing chers à Gallmeister, il y aussi ces relations d’hommes habitués à chevaucher des journées entières sans prononcer plus de trois mots d’affilée, vous savez, ces conversations réduites à leur quintessence où deux cowboys se toisent, se flairent, se jaugent pour évaluer s’ils sortiront de là en sang ou scelleront en fumant au coin du feu un début d’amitié. Il y a les Indiens et le mystère qui les auréole, ce mélange d’art guerrier, d’instinct et de sagesse millénaire, ces mains qui savent tuer et soigner, ce reflet de l’étrangeté absolue de l’autre qui fascine et effraie, ces noms qui exhalent la  rêverie en même temps que la fumée de pipe, Eau-qui-court-dans-la-plaine, Orange-grondant... 


Si la première partie du roman est placée sous le signe de l’errance et voit plusieurs personnages solitaires se croiser, s’affronter et faillir (ou réussir à) se flinguer au cœur de ces paysages à couper le souffle où l’homme fait corps avec le cheval et où le respect mutuel s’établit selon des codes d’honneur et de bravoure qui ne s’embarrassent pas forcément de morale (et encore moins du respect de la propriété), la seconde voit nombre de ces personnages converger vers un embryon de ville où balbutie le début de la civilisation, de la sédentarité et du commerce. Entre le saloon et le salon de Silas le barbier, des amitiés et des amours se nouent entre les baraques de planches clouées, Zébulon lance un établissement de bains où l’on s’essaie à la philosophie, et la belle Sally remplit les verres en gardant un œil sur les mauvais sujets. Dans ce bout du monde où chaque personnage a été conduit par une histoire aux allures de bombe à retardement, où l’on dégaine aussi vite qu’on tend la main à un inconnu en mauvaise posture, le sentier de la guerre côtoie le désir de s’établir en paix et de protéger la communauté de fortune où l’on a trouvé sa place. 






Céline Minard enchante et captive tout au long de ce roman chargé de suspense et d’humanité qui étincelle à chaque page telle une pépite d’or dans l’eau troublée de cette rentrée littéraire, et autant vous dire que Faillir être flingué est le genre de livre dont vous n’accepterez de vous séparer que pour le confier à quelqu’un que vous aimez beaucoup,  et à condition qu’on vous le rende. Je vous offre un petit extrait pour la route: 

« La nuit tombait en pleine après-midi. Les mouches et les taons avaient disparu. Un silence de plomb ajoutait à l’écrasement et au sentiment d’attente. Le premier éclair qui traversa l’espace lui révéla une troupe de cavaliers lancée au grand galop. Ils couraient devant la tempête comme pour l’attirer et se dirigeaient droit dans sa direction. Bird se rendit compte que c’était eux qui produisaient ce grondement de tonnerre retenu. Il le discernait de mieux en mieux à mesure qu’ils approchaient et que le vent lui portait le bruit de leur course. Le deuxième éclair lui montra les lances tournées et agitées vers le ciel, ornées de scalps. Puis les éclairs se succédèrent à une telle cadence que le jour semblait de retour et il vit des plumes, des corps nus et peints, un homme blanc, des bouches ouvertes et bientôt les cris de guerre lui parvinrent avant qu’ils ne soient lancés comme lui était parvenu le fracas de l’orage avant qu’il n’éclate. Nu dans la prairie dont les vagues lui arrivaient à la poitrine, Bird regardait venir sur lui une horde de sauvages qui allait l’écraser sans s’en rendre compte. Le spectacle était tel, de ce tourbillon de corps et de plume pris entre la terre liquéfiée et le ciel bourré de rouleaux noirs, qu’il décida que c’était une vision. Il se coucha à plat ventre sur ses vêtements dans les vagues hurlantes et aussitôt, la pluie lui cingla le dos en même temps que les Indiens passaient de tous côtés par-dessus lui dans un bruit qui faisait trembler le sol. Cette guerre se déchaîna sans frein durant une dizaine de minutes et cessa d’un coup. Bird eut le temps de courir à sa fin et à celle du monde. il eut même le temps de regretter l’une et l’autre et de serrer sous lui son fusil comme un ami. Il ne sentait plus son dos sous la mitraille de la pluie et se croyait déjà à demi enterré. Il lui fallut de longues minutes pour reprendre conscience de sa respiration et la trouver normale. Peu à peu, il sentit le sang revenir dans ses membres et sa peau commença à le piquer partout où elle avait été frappée et refroidie. Il eut la sensation d’une onglée étendue à tout son corps et se mit à frissonner comme un cheval. Lorsqu’il comprit que rien ne l’avait piétiné sinon l’orage, il sauta sur ses pieds et se bouchonna vivement avec sa chemise.»

Bonne lecture, et à bientôt.

Gaëlle Nohant

5 septembre 2013

This is not a love song




En cette rentrée, je vous invite à vous plonger dans trois romans qui évoquent la guerre, de sa puissance d’attraction, de ce qu’elle transforme et abîme en soi, et auscultent l’impossible retour à la vie d’avant, la vie tendre de ceux qui ne savent pas ce qu’est la guerre, qui ne l’ont pas éprouvée dans leur chair ou dans celle des autres. Parmi ces trois livres puissants et talentueux, Aime la guerre ! de Paulina Dalmayer, est un premier roman plein de fougue et de force, à l’écriture nerveuse, virile et féminine. Derrière ce titre provocateur, Paulina Dalmayer nous invite à suivre l’aventure Hanna, correspondante d’un journal européen à Kaboul qui a adopté par choix la vie des exilés dans un des pays les plus dangereux au monde. Aventure d’une vie de perpétuel qui-vive où un instant d’inattention peut vous tuer, et aventure sentimentale car Hanna est éprise de deux mercenaires et que ce Jules et Jim en temps de guerre a tout des montagnes russes. Au fil d’un récit haletant, Hanna nous fait ressentir les ambiguïtés d’un pays âpre et sans merci qu’elle a pris le risque d’aimer, comme elle aime ces hommes de guerre dont le corps couturé, marqué de cicatrices «ressemble à une mappemonde ancienne par endroits illisible.» Et pose en route quelques questions passionnantes sur la nécessité d’accepter la violence comme constitutive de la nature humaine, l’héroïsme et la loyauté des mercenaires, l’intensité d’une vie sans cesse sur la brèche et dans la proximité vertigineuse de la mort : 

«Nous appartenions au cercle restreint de ceux qui savent que «les hommes meurent et ne sont pas heureux.» Et c’est probablement ce qui nous incitait à accélérer le tempo, à feindre la folie et à nous abandonner à l’extravagance.»

«Mieux vaut être une météorite irradiant de mille feux qu’une planète éteinte.», écrit Jack London. La guerre, dans sa réalité brutale et carnassière, rappelle aux hommes ce qui fait le prix de leur vie. Dans le Quatrième Mur, le dernier roman de Sorj Chalandon, Georges, qui s’est forgé dans le Paris soixante-huitard, va voir son existence entière se fendiller suite à la promesse faite à son ami Samuel Akounis, metteur en scène grec et juif qui a résisté à la dictature des colonels et se meurt d’un cancer : monter l’Antigone d’Anouilh à Beyrouth en pleine guerre du Liban pour une représentation unique sur la ligne de démarcation, en prenant un acteur dans chacun des camps. Ce pari fou, utopie fraternelle d’un résistant convaincu que «la violence est une faiblesse», ce rêve d’un répit arraché aux bombes et aux snipers où les ennemis se parleraient à travers les mots du théâtre, Georges l’endosse tel un «devoir fraternel», laissant là sa vie casanière, sa femme et sa petite fille.  A Beyrouth, conduit par un chauffeur druze, il rencontre son Antigone palestinienne, Hémon le Druze, Créon le maronite, trois acteurs Chiites. Le danger entre dans sa vie à la faveur d’un trajet en voiture qui fait de lui une cible, au cœur d’une nuit étrange recroquevillé contre la jambe d’un sniper qui récite du Victor Hugo entre deux tirs. Il découvre la densité physique de la peur, la tension de chaque instant, mais aussi l’étrange exaltation de vivre «au profond de la guerre» :

«Avant le cri des hommes, le sang versé, les tombes, avant les larmes infinies qui suintent des villes, les maisons détruites, les hordes apeurées, la guerre était un vacarme à briser les crânes, à écraser les yeux, à serrer les gorges jusqu’à ce que l’air renonce. Une joie féroce me labourait. J’ai eu honte. Je n’avais pas peur. J’ai eu honte. J’étais en enfer. J’étais bien. Terriblement bien. J’ai eu honte. Je n’échangerai jamais cet effroi contre le silence d’avant.»

Mais entrer dans la guerre et goûter à son exaltation, c’est laisser la guerre entrer en soi et tout y ravager, n’épargnant rien de l’homme qu’on était avant. C’est être condamné, tel Ulysse, à un impossible retour, errer dans ce monde en paix auquel on n’appartient plus, ne pas arriver à recoller les morceaux de sa propre humanité, se cogner aux fantômes. Avec le Quatrième Mur, Sorj Chalandon signe un roman magnifique et déchirant sur la fraternité, la résistance, où la tragédie d’Anouilh résonne à travers les ruines, nouant les destins avec une tranquille noirceur.


«Quand l’armistice devint une perspective raisonnable, l’espoir d’en sortir commença à tarauder les plus pessimistes. En conséquence de quoi, question offensive, plus personne ne fut très chaud.»

Ainsi commence le roman de Pierre Lemaître, Au-revoir là-haut, dans les derniers jours de la guerre de 14. Quelques jours avant l’armistice, le lieutenant d’Aulnay-Pradelle déclenche une offensive dans le but de monter en grade in extremis. Albert Maillard, un soldat témoin de cette malhonnêteté, y gagne l’opportunité de mourir enterré vif. Mais c’est compter sans Edouard Péricourt, un camarade qui lui sauve la vie juste avant de se faire emporter la figure par un éclat d’obus. Dès le départ, ce roman est donc placé sous le signe de l’arnaque, et d’autres arnaques découleront de la première dans cet après-guerre qui vénère les morts mais traite bien mal les survivants. Car à la guerre, «on veut des morts franches, héroïques et définitives, c’est pour cette raison que les blessés, on les supporte, mais qu’au fond, on ne les aime pas.» Dans ce bal des faux-culs où s’épanouit la mode des monuments aux morts tandis que les gueules cassées se voient refuser une pension ou un boulot décent, nos trois protagonistes avancent sur les fils d’une intrigue menée de main de maître, savoureuse et poignante. Avec un art consommé du portrait, l’auteur nous captive dès la première ligne de cette histoire féroce et originale où l’on croise des salauds sans scrupules mais pourvus d’un solide sens du commerce, des antihéros cassés par la guerre à la recherche d’un peu d’amour ou d’un dernier pied de nez à cette société qui les préfèrerait tombés au champ d’honneur, un père réalisant son attachement à son fils après la mort de ce dernier, ou encore un terne fonctionnaire prêt à saborder sa laborieuse carrière pour rendre aux Poilus un peu de leur honneur perdu.



Rien de tiède dans cette sélection de rentrée, alors laissez-vous essorer, émouvoir et captiver !

Gaëlle Nohant