23 mai 2007

L'esprit des collines

Bonjour,

En général, je préfère venir vous parler de romans, mais aujourd'hui j'ai décidé de faire une exception. C'est que je viens de faire une fabuleuse promenade dans Paris à travers le temps, suivant un guide à la fois passionnant, érudit et engagé : Eric Hazan. Son livre, L'invention de Paris, ravira non seulement les amateurs de cette ville mais aussi les amoureux de la littérature et de l'Histoire. Ce sont 481 pages bourdonnantes de vie que j'ai refermées à regret, et je ne pouvais pas ne pas vous faire partager mon enthousiasme. Alors je sais bien que la majeure partie d'entre vous préfére lire des romans, mais je vous invite à faire un petit bout de chemin avec Eric Hazan, si vous êtes d'accord. Vous avez de bonnes chaussures ?



Comme toutes les villes bâties à l'intérieur d'une enceinte, Paris s'est construite par cercles concentriques, depuis la muraille de Philippe Auguste (en 1200) jusqu'aux fortifications élevées en 1843, qu'on détruisit au lendemain de la guerre de 14-18. Sa dernière frontière — certes pas la plus esthétique ! — est matérialisée par le boulevard périphérique. Entre temps la physionomie de la ville avait maintes fois changé, de la muraille de Charles V au mur des fermiers généraux (1780), englobant au fur et à mesure les faubourgs et les villages mitoyens, jusqu'au visage composite de la ville d'aujourd'hui.





Au fil du temps, des quartiers sont morts entre la rive droite et la rive gauche de la Seine, d'autres sont nés, d'autres encore ont connu des apothéoses et des déclins, et c'est à cette balade à travers les siècles que nous convie Eric Hazan, se faisant le défenseur du vieux Paris : un Paris menacé, presque disparu, où chaque quartier avait une identité forte née de son histoire et de son peuplement.

Non qu'Hazan soit un adversaire de la modernité, pas du tout. Mais n'auriez-vous pas envie d'arpenter les vieux quartiers balzaciens, si c'était possible ? Ou de vous perdre dans le Paris de Victor Hugo, de Baudelaire ou d'André Breton ? Les grands écrivains, les penseurs illustres de notre Histoire tumultueuse furent avant tout des flâneurs amoureux de Paris. Respirez le vent de cette ville en perpétuelle métamorphose, hantez à votre tour les lieux de prédilection de Nerval, ceux où les vauriens des Misérables détroussaient les braves gens et coupaient les gorges, ceux où le narrateur de la Recherche allait cueillir ses premiers sentiments amoureux, ceux enfin que Zola parcourait un calepin à la main en quête de matière première pour ses romans : le Paris de la Bourse, celui des fortifications, cette "zone" où fleurissaient marchands ambulants et guinguettes, Le Paris chic du Faubourg-Saint-Honoré et du Faubourg-Saint-Germain, le Paris pauvre de la Courtille ou du vieux quartier des Halles, ce "ventre de Paris" débordant de victuailles près duquel s'entassaient dans les garnis les loqueteux du vieux centre-ville. Et prenez plaisir à relire, au rendez-vous d'une page, quelques lignes des Mystères de Paris, de Nadja ou des Splendeurs et misères des courtisanes sur la nuit de la ville :

" Ces rues étroites, sombres et boueuses, où s'exercent des industries peu soigneuses de leurs dehors, prennent à la nuit une physionomie mystérieuse et pleine de constrastes. En venant des endroits lumineux de la rue Saint-Honoré, de la rue Neuve-des-Petits-Champs et de la rue de Richelieu, où se presse une foule incessante, où reluisent les chefs-d'œuvre de l'Industrie, de la Mode et des Arts, tout homme à qui le Paris du soir est inconnu serait saisi d'une terreur triste en tombant dans le lacis de petites rues qui cerclent cette lueur reflétée jusqu'au ciel... En y passant pendant la journée, on ne peut se figurer ce que toutes ces rues deviennent la nuit ; elles sont sillonnées par des êtres bizarres qui ne sont d'aucun monde ; des formes à demi-nues et blanches meublent les murs, l'ombre est animée. Il se coule entre la muraille et le passant des toilettes qui marchent et qui parlent. Certaines portes entrebâillées se mettent à rire aux éclats... des ritournelles sortent d'entre les pavés... cet ensemble de choses donne le vertige."

Car arpenter le Paris historique, c'est réapprendre la nuit noire, celle que nous ne connaissons plus car des éclairages de plus en plus violents l'ont reléguée de plus en plus loin de nos villes, faisant fuir les étoiles en sécurisant les rues. Au Moyen-Âge, seules trois lanternes éclairaient la nuit de Paris : une bougie au cœur du terrifiant cimetière des Innocents (que hante François Villon), une lanterne à la tour de Nesles et une à la Conciergerie. Vous imaginez cela ? Une ville noire, trois petites flammes de rien du tout pour se protéger des ombres animées, souvent malveillantes, dont parlait Balzac ? Au XIXème siècle, les abords du Luxembourg sont encore des chemins de terre cernés d'arbres où se perdent les imprudents avant d'y faire de mauvaises rencontres, et derrière les murs du cimetière Montparnasse, on assassine chaque nuit.


Mais d'abord, que savez-vous de Paris ? Savez-vous qu'au coeur du quartier du Marais, François 1er donnait des combats de lions dans le parc de son hôtel Saint-Pol ? Que dans le Sentier, déjà dévolu au commerce des étoffes au XVIIIème siècle, se trouvait la plus grande Cour des Miracles de Paris, tellement dangereuse que lorsqu'on voulut y percer une rue qui la traverserait de part en part, en 1630, les maçons furent assassinés avant d'avoir pu faire aboutir le projet ? Que le fameux gibet de Montfaucon où François Villon fut pendu, après sa mère, se trouvait sur l'emplacement actuel des Buttes-Chaumont ? Que toutes les innovations du XIXème siècle, telles les premières terrasses de cafés et l'éclairage au gaz, furent testées sur les grands boulevards parisiens ?





Eric Hazan déteste la façadisation, cette invention moderne qui, dit-il, "consiste à conserver (plus ou moins) la façade d'un bâtiment et à le vider comme une volaille pour y installer des plateaux de bureaux. Un bâtiment façadisé est au bâtiment d'origine ce qu'est un animal empaillé à sa forme vivante." Mais il en a surtout après le baron Haussmann... ce ministre de Louis Napoléon Bonaparte redessina le visage de la capitale non seulement à des fins de modernisation, mais pour en éradiquer le cœur rebelle, ce Paris des barricades qu'il haïssait de tout son cœur. Il rasa cette partie du Boulevard du Temple qu'on appelait le "Boulevard du Crime", et où la populace venait se distraire en regardant les attractions foraines et admirer le mime Debureau depuis le fond du "paradis". Ce quartier populaire fut détruit sans merci mais il subsiste dans l'imaginaire grâce à la littérature et au film de Marcel Carné, les Enfants du Paradis.

Haussmann fit surtout raser avec jubilation les rues de la colère, celles du quartier Saint-Merri, des alentours de la Bastille et de la Place de la République. Il effaça de la terre la petite rue Transnonain où l'on s'était battu en 1832, lors de ces émeutes qui sont la toile de fond des Misérables. La petite rue Transnonain où les soldats du parti de l'Ordre firent irruption dans les immeubles et massacrèrent des familles entières, sur l'ordre du Général Bugeaud, parce qu'un coup de feu avait été tiré d'une fenêtre et que ces messieurs, quand il s'agissait de répression, avaient peu de scrupules...



L'urbanisation procédant toujours d'une volonté politique, les rues de Paris furent élargies pour permettre aux régiments d'y défiler plus commodément... C'est ce qu'on appelle un "embellissement stratégique", et les premières victimes en furent ces rues de la rebellion. Quant au quartier latin, jamais le dernier quand il s'agissait de contester le pouvoir en place, on lui laissa en souvenir un avertissement des plus éloquents :

"A qui, parmi ceux qui traversent aujourd'hui la place Saint-Michel, les figures de la fontaine, entourées de canettes de bière et de Coca Cola, ont-elles encore quelque chose à dire ? Qui serait capable de déchiffrer historiquement cette allégorie pour touristes, de reconnaître que l'archange à l'épée pointée sur le dos de Satan devait à l'époque représenter le triomphe du bien sur le mauvais peuple de juin 48 ? Mais à l'ère des insurrections, au seuil de l'arrondissement rebelle, cette statue avait un sens dépourvu d'équivoque. Chacun savait que ce saint Michel symbolisait le Second Empire écrasant le démon de la révolution et que la rue Saint-Jacques et le Quartier Latin pouvaient reconnaître leur image dans la bête infernale jetée au sol."
(Dolf Oehler : 1848, Le spleen contre l'oubli)




A ceux qui répondraient que l'esthétique est à ce prix, je répondrai avec Eric Hazan, sans dénier aux immeubles hausmanniens leur élégance, que la beauté se nichait aussi dans ce fouillis des vieux immeubles, dans cette coexistence de maisons populaires et de vénérables hotels particuliers, dans ces "passages de Paris" aujourd'hui oubliés où l'on flânait en bonne compagnie et refaisait le monde. Haussmann n'a pu aller au bout de TOUS ses projets et j'en suis heureuse, car il avait celui de percer une rue à partir du Louvre qui aurait détruit sur son passage les deux monuments de Paris que j'aime le plus... mais je laisse Victor Hugo vous en parler mieux que moi :

" Le vandalisme a son idée à lui. Il veut faire tout à travers Paris une grande, grande rue. Une rue d'une lieue ! Que de magnifiques dévastations chemin faisant ! Saint-Germain-l'Auxerrois y passera, l'admirable tour de Saint-Jacques-de-la-Boucherie y passera peut-être aussi. Mais qu'importe ! Une rue d'une lieue !... une ligne droite tirée du Louvre à la barrière du Trône !"

Mais, conclut Hazan, "Haussmann, qui était protestant, refusa le projet, craignant que la destruction de Saint-Germain-l'Auxerrois fût interprétée comme une revanche de la Saint-Barthélémy, dont le signal fut donné, dit-on, par les cloches de cette église."

C'est toujours à coups de symboles que l'on se bat, que l'on enterre certains pans du passé pour que l'avenir sorte de terre... Symbole contre symbole, drapeau contre drapeau. Ainsi, la révolution de 1848 fut l'affrontement des symboles : le drapeau tricolore, icône de la Révolution mais également de l'Empire, de la répression des barricades de 1830, contre le drapeau rouge que brandissaient les ouvriers révoltés descendus des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau, de Ménilmontant, de Montmartre et du quartier Popincourt, de la Butte-aux-Cailles où le sang de la Commune est à présent séché mais où demeure un écho qui serre encore le cœur au promeneur qui sait entendre.




Eric Hazan aime passionnément ces collines de la ville, ces faubourgs populaires où souffla tant de fois le vent salutaire de la révolte d'un peuple à qui on confisquait toutes ses révolutions. Il leur consacre une partie de son livre, appelée "Paris rouge", de 1830-1832 où Gavroche alla mourir au milieu des étudiants et des ouvriers de la rue de la Chanvrerie à juin 1848, où les barricades furent noyées dans le sang par ceux-là-même qui s'étaient faits les champions de la République.



En juin 48, on fusillait au Luxembourg des prisonniers qui s'étaient rendus et il fallut fermer le jardin durant deux semaines pour laisser le temps à la pluie d'en laver les flaques de sang. La deuxième République ne survécut pas longtemps à ces épisodes sinistres où elle avait fait massacrer sauvagement tous ce "rebut populaire" aux côtés duquel elle s'était battue sur les barricades de 1830. Et Victor Hugo n'économisa ni son souffle ni sa plume, peut-être pour expier (comme le pense l'auteur) sa complicité avec les forces de répression lors des journées de juin, pour défendre ces Misérables qu'on écrasait à chaque convulsion de la société :

"Il y a dans Paris, dans ces faubourgs de Paris que le vent de l'émeute soulevait naguère si aisément, il y a des rues, des maisons, des cloaques, où des familles, des familles entières vivent pêle-mêle, hommes, femmes, jeunes filles, enfants, n'ayant pour lits, n'ayant pour couvertures, j'ai presque dit pour vêtements que des monceaux infects de chiffons en fermentation, rammassés dans la fange au coin des bornes, espèces de fumier des villes, où des créatures humaines s'enfouissent toute vivantes pour échapper au froid de l'hiver..."


Les collines et les faubourgs de Paris étaient peuplés d'immigrés venus par couches successives fuir la misère et les persécutions ; tels ces Polonais qui comptèrent parmi les chefs de la Commune, y trouvant une mort héroïque et poignante. Plus tard, leurs descendants vinrent grossir les rangs de l'Armée des Ombres tandis que les "quartiers chics", les grands Boulevards, les Champs-Elysées — où l'on avait préféré pactiser avec les Prussiens contre les Communards, dessinaient les contours du Paris de la Collaboration. Bien évidemment on trouvait aussi des Résistants dans le quartier de l'Etoile et tout n'est pas si tranché, mais cette géographie de l'engagement n'en est pas moins intéressante. Et il est certain que ces immigrés — que certains voyaient déjà comme des foyers épidémiques à circonscrire ou à éliminer — n'hésitaient jamais à verser leur sang pour une certaine idée de la dignité, de la liberté et de la fraternité humaines. Aujourd'hui où il est à la mode de récupérer les grandes figures de la rebellion populaire, je pense que se pencher un peu sur cette histoire-là ne fait pas de mal. Car l'Histoire appartient à tous et il serait fort dommage de l'abandonner aux idéologues...



"Paris des flâneurs" clôt la balade d'Eric Hazan, même si en réalité elle n'a pas de fin et appelle d'autres circonvolutions, sur les pas de tous ces illustres promeneurs. A commencer par Balzac, dont Théophile Gauthier écrivait :

"Comme il aimait et connaissait ce Paris moderne dont en ce temps-là les amateurs de couleur locale et de pittoresque appréciaient si peu la beauté ! Il le parcourait en tous sens, de nuit et de jour... Il savait tout de sa ville chérie ; c'était pour lui un monstre énorme, hybride, formidable, un polype aux cent mille bras qu'il écoutait et regardait vivre, et qui formait à ses yeux comme une immense individualité. Chacun a pu le rencontrer, surtout le matin, lorsqu'il courait aux imprimeries porter la copie et chercher les épreuves.[...] Personne n'eût jamais tenté de prendre pour un inconnu vulgaire ce gros homme qui passait, emporté par son rêve comme par un tourbillon."


Ou Victor Hugo, dont Baudelaire, autre flâneur compulsif, s'étonnait qu'il pût concilier les exigences de son travail assidu et son goût pour les promenades, quand lui-même se sentait enchaîné à sa flânerie comme un ivrogne à sa bouteille. Baudelaire, silhouette élimée et tourmentée qui cherchait dans ses longues marches à travers la ville cet inattendu qu'espérait aussi André Breton, arpentant des années plus tard le boulevard Bonne-Nouvelle. Baudelaire, qui élaborait ses poèmes en marchant et qui définit à merveille l'attraction de tous ces esprits curieux, clairvoyants, artistes, pour le cœur battant de la Ville:

" Pour le parfait flâneur, pour l'observateur passionné, c'est une immense jouissance que d'élire domicile dans le nombre, dans l'ondoyant, dans le mouvement, dans le fugitif et l'infini. Être hors de chez soi, et pourtant se sentir partout chez soi ; voir le monde, être au centre du monde et rester caché au monde, tels sont quelques-uns des moindres plaisirs de ces esprits indépendants, passionnés, impartiaux, que la langue ne peut que maladroitement définir... L'amoureux de la vie universelle entre dans la foule comme dans un immense réservoir d'électricité. On peut aussi le comparer, lui, à un miroir aussi immense que cette foule ; à un kaléidoscope doué de conscience, qui, à chacun de ses mouvements, représente la vie multiple et la grâce mouvante de tous les événements de la vie."

Il est temps de nous séparer, de refermer ce livre, de laisser toutes ces silhouettes se confondre dans la brume : Eugène de Rastignac, la Duchesse de Guermantes, le voyou Montparnasse et le Général Lamarque, Tocqueville, Delescluze et Louise Michel, Huysmans et Robert Desnos, dont l'ombre vagabonde hante encore sûrement, à l'heure des ténèbres, l'ancien quartier Saint-Merri qu'il aimait tant.

A bientôt !

16 mai 2007

Une bougie, une mariée, quelques considérations en vrac...

Bonjour !

Comme mon blog vient de fêter sa première année je voulais souffler cette première bougie en bonne compagnie. Et quelle meilleure compagnie que Nikki Gemmell ? J'aime cet auteur australienne depuis que j'ai lu à la suite Traversée, Noces sauvages et le somptueux Love Song, splendide, brûlant et mélancolique chant d'amour que je conseille à chacun d'entre vous.



J'ai donc lu, comme on boit à petites gorgées un breuvage savoureux, doux-amer, parfumé au miel et à la l'absinthe, son dernier roman : La mariée mise à nu.




Un roman qu'elle écrivit alors qu'elle était dans la maternité jusqu'au cou, épuisée, les neurones grillés par les hormones et les nuits courtes, aspirant désespérément à un peu de solitude bienfaitrice dans un monde de bébés en larmes ou rieurs. Ce même monde depuis lequel Marie Darrieussecq avait écrit Le Bébé, un petit livre que j'aime beaucoup tant il est juste, et que j'ai lu... quand j'étais immergée dans ce même univers et que moi aussi je me demandais si un jour je pourrais DORMIR et si un jour je retrouverais un semblant de vie intellectuelle et de vie sociale. Avec d'autres sujets de conversation que "faut-il le laisser pleurer entre 5h et 7h ?" ou "est-ce bien normal que mon bébé ne soit JAMAIS épuisé en même temps que moi ?"
Nikki Gemmell, donc, avait désespérément envie d'écrire et de retrouver "un peu de contrôle sur sa vie", un peu de liberté dans cette tourmente belle et fragilisante. La mère en elle menaçait de tout dévorer tant son amour était grand, aussi partit-elle en quête de la femme qu'elle sentait se dissoudre en elle. Son livre de chevet était alors un étrange recueil élisabethain, WoEman"s Worth, publié anonymement et peut-être écrit par un homme "très proche de sa mère" ou par une jeune épouse à l'insu de son époux. Naturellement, Nikki préférait la deuxième proposition et elle se prit au jeu d'écrire à cette épouse anonyme une réponse tout aussi anonyme, venant à quatre siècles de distance faire part à son tour de ses insatisfactions amoureuses et sexuelles, de ses envies, de ses dégoûts, de toute cette vie intime des femmes qui court sous la surface et que les hommes ignorent.
Elle voulait le publier anonymement, d'abord pour émanciper son écriture de la crainte viscérale de blesser son petit monde. Ensuite parce qu'elle aimait beaucoup l'idée d'un mari tombant un jour sur le livre, le parcourant et se demandant avec angoisse : "Est-ce ma femme qui a écrit ceci ?"
Mais on n'obtient pas toujours ce qu'on veut : des journalistes déterrèrent le "scoop" et traquèrent l'écrivain, la forçant à assumer publiquement la paternité de son roman... Elle ne pouvait plus lutter à ce stade, quels que puissent être les dommages collatéraux, parce que son propos était l'HONNÊTETÉ dans le couple. Avec un sujet pareil, il lui fallut assumer ce qu'elle avait écrit à couvert de l'anonymat...

Elle voulait aborder l'honnêteté comme principe subversif, comme impérieux bastion à conquérir. Car les femmes mentent à leurs hommes. Tout le temps, et sous toutes les latitudes. Elles mentent sur leurs désirs, sur leur plaisir, sur ce qu'elles n'aiment pas. Elles ne font pas QUE mentir mais elles mentent sur bien des choses... pour protéger leurs amants, pour ne pas les rendre vulnérables, pour les garder, parce qu'elles privilégient leur plaisir au-dessus du leur, ainsi qu'une très ancienne éducation le leur a toujours appris. Elles mentent pas omission, avec les meilleures intentions du monde, sans même s'en rendre compte. Et leur monde impénétrable frémit à peine sous la surface de la "femme" qu'elles donnent à voir. Virginia Woolf disait que l'anonymat était un refuge pour les femmes écrivains. Le secret est également un refuge, depuis la nuit des temps, qui protège, au risque de l'étouffer comme le feu sous la cendre, l'intimité des femmes. Quel homme connaît vraiment sa compagne ? Vous me direz, c'est tout aussi vrai dans l'autre sens : que savons-nous des hommes que nous aimons, auprès desquels nous dormons, avec lesquels nous faisons l'amour et des enfants ? Nikki Gemmell aimerait lire un jour la version masculine de son roman, et il est sûr qu'elle serait tout aussi captivante !

L'honnêteté est un risque, un danger dont les ravages peuvent s'exercer longtemps après, venant du large, comme un houle. Les journalistes ont forcé la romancière à cette honnêteté qu'elle comptait affronter masquée, et elle ne peut encore en évaluer les conséquences sur sa vie. Mais elle est finalement heureuse que ce barrage, en cédant, ait libéré une parole des femmes jusque dans sa vie privée. Son expérience est de l'ordre de la conquête d'un nouveau monde. Suivons-la, voulez-vous ?

Voici "la mariée", qui n'est jamais nommée, qui est toutes les femmes et aucune. C'est une femme qui a la trentaine, une "bonne épouse", une eau qui dort et dont tous aiment le tranquille miroitement. Son mari est un bon mari, en lui elle a trouvé un abri contre le tumulte du monde. Un futur père pour ses enfants. Un compagnon, un complice. Leur vie est douce, elle n'est point aigrie encore, et pourtant :

"Votre confiance en vous en tant qu'épouse s'amenuise lentement. Vous ne le lui direz jamais. Que parfois vous avez l'impression que tous les hommes qui ont traversé votre vie, les amants, les collègues, les patrons, avec leurs vociférations et leurs exigences, ils vous ont usée."

Mais voilà que son moi secret s'éveille à travers le désenchantement : elle suspecte Cole, son mari, d'avoir une liaison. Cette lassitude, ce sentiment de trahison, vont libérer en elle des forces secrètes qui eûssent pu dormir toute sa vie. Voilà que ses désirs ne veulent plus être gentils, être polis, s'effacer :

"Vous ne voulez plus de cette retraite à l'intérieur du mariage, de cette petite bulle d'intimité qui s'avérait si confortable."

Toutes les parties d'elle qui restaient enfouies réclament maintenant de la place dans son existence, au risque d'en défaire l'équilibre patiemment construit. Et tandis que cette femme part courageusement à la conquête d'elle-même et de la légitimité de son désir, germe l'idée de répondre à l'anonyme épouse élisabethaine qui a écrit le petit livre scandaleux qui ne la quitte plus :

"Vous devez vous consacrer sur votre propre livre, vous devez le mettre en œuvre : il faut une échine à votre vie.
Et puis cela vous frappe, avec la même beauté et la même obéissance qu'un collier emmêlé que vous tentez depuis longtemps de dénouer, une simple boucle de ses rangs de perle lisse à travers une autre et le nœud se défait par magie.
Vous allez répondre à votre mystérieuse auteur du XVIIème siècle.
Vous allez écrire un livre en secret, exactement comme elle."



Mais si le livre est une subversion dissimulée, si son propos est de dire tout haut ce que cette femme n'a jamais osé dire sur l'amour et le désir, le roman de Nikki Gemmell célèbre malgré tout le secret... puisque la quête personnelle de l'héroïne, pour aboutir, doit rester secrète. Le plaisir se trouve dans la clandestinité, même si l'on sent qu'une fois trouvé il parviendra peut-être à changer la couleur de ce mariage. Peut-être. Mais pas sûr. Car il est difficile de changer un mauvais pli que le temps a renforcé. Et peut-être que son mari ne veut pas de cette femme nouvelle à lui révélée. Peut-être préférait-il l'ancienne, la familière, quitte à se plaindre de ses limites ou à aller chercher ailleurs de quoi piquer son désir.
Si l'honnêté est un risque, devenir la femme qu'on porte l'est tout autant. On peut semer en route toute la porcelaine fragile des sentiments de l'autre. On peut se perdre dans ses propres méandres et ne plus savoir trouver de cohésion dans ces pulsions contradictoires et ces ambivalences du désir. Car le désir est un animal insaisissable qui a toujours faim, il est ce génie de la lampe qu'il ne fallait pas convoquer car il ne veut plus être rangé à présent :

"Vous seriez parfaitement heureuse de ne plus jamais faire l'amour avec votre mari, à part pour faire un enfant ; des amies mariées vous ont déjà dit une telle chose. Cole représente quelque chose de plus vaste que le sexe : il est incrusté dans votre projet d'existence.
Mais où va le désir ? Ce sentiment fugitif finira-t-il par s'évanouir ? Ou bien, maintenant qu'il est retombé, restera-t-il à l'affût en vous, tout émacié et insatisfait, jusqu'à ce que vous soyez âgée, attendant de faire trébucher votre vie?
"

Que veut le désir, au bout du compte ? Peut-il s'harmoniser avec le reste de l'existence ou n'est-il que désordre, chaos de vie lorsqu'il se fait alchimiste et fabrique un enfant ?
Il est certain que vous trouverez dans les tourments et les émois de la mariée des échos de vos propres ressentis, de vos questionnements. Il est certain que son style délicat, tendre et tranchant, qui écrit avec le cœur les danses du désir, vous tiendra captif(ve)s. C'est un roman qui parle d'elles aux lectrices et aux hommes de leurs femmes, qui ne vise pas la guerre des sexes mais la rencontre plus sincère des unes avec les autres. Est-elle possible ? Le secret peut-il être révélé et la mariée "mise à nu" ? C'est en tout cas un beau pari.



Pour finir, je remercie tous ceux et celles qui me donnent envie d'alimenter ce blog et de fêter d'autres anniversaires... je repense au temps où j'avais 2 lectrices bien aimées (oui, Doune et la Turtle , c'est bien de vous que je parle !) et où je désespérais de croiser un jour un promeneur égaré dans ces pages. Merci à vous qui ne m'oubliez pas quand je suis absente et me lisez quand je reviens. Et maintenant, une part du gateau d'anniversaire ?

A bientôt !

Retrouvez l'avis de Cuné sur La mariée mise à nu, celui d'Eireann Yvon sur Noces sauvages et Love song et celui de Thom sur Love Song !

4 mai 2007

Sur les terres ensorcelées de Graham Joyce

Bonjour à tous !

Enfin je suis de retour. Des semaines sans vous, c'était l'enfer aussi pour moi. Une solitude presque insoutenable. Vous m'avez beaucoup manqué. Enfin, ces messieurs les opérateurs ayant daigné me rendre une connexion, non sans me fusiller mes boîtes e-mail au passage..., je peux aujourd'hui écrire un nouveau billet !
J'ai passé ces dernières semaines en la compagnie d'un écrivain qui ne ressemble à nul autre, même si son nom semble la jonction improbable et poétique de Graham Greene et de James Joyce. J'avais entendu parler de Graham Joyce dans un article du Monde Littéraire, il y a déjà un certain temps, et je m'étais étonnée de ne l'avoir pas croisé dans une de mes pérégrinations dans les librairies, mais il faut dire qu'il est rangé dans le rayon de l'heroïc fantasy et que c'est un genre que je connais mal.
L'œuvre de Graham Joyce relève peut-être de la littérature fantastique, mais pas de celle des elfes et des trolls. Ses romans n'appartiennent au genre fantastique que parce que sa vision du monde est enchantée et qu'il écrit dans une langue poétique et sensuelle qui traduit admirablement cette vision.

Joyce dresse la carte d'un monde envoûté, où certains êtres sont les récepteurs et les mediums d'une sagesse profonde mêlée de magie. La magie fut sans doute, de tout temps, une question de point de vue et de sensibilité. Dans Les limites de l'enchantement, un médecin demande à Fern, jeune femme accusée de sorcellerie :

"Croyez-vous aux actes magiques ?"

Elle répond simplement :
— Je n'imagine pas qu'on puisse vivre sans espérer ou attendre un peu de magie dans sa vie."


Ne serions-nous pas nombreux à pouvoir reprendre ces mots à notre compte ? N'évoluons-nous pas dans un monde hyperréaliste et souvent brutal en espérant l'irrationnel des rencontres, des mutations de l'être, le miracle de l'indicible qui circule et alimente les destins individuels ?
Dans le même roman, Maman Cullen, "guérisseuse" et accoucheuse de son état, dit à sa fille adoptive :

"Quand on parle des choses, ça les tue la plupart du temps, il faut que tu le saches, Fern. Tu dois écouter."

Dans les livres de Joyce, l'ouïe est le sens privilégié des élus, ceux qui ont accès au langage secret des êtres et savent entendre au battement de cœur du foetus si l'enfant sera mâle ou femelle. La vue est trompeuse et restreinte, les visions brouillent la perception. L'écoute est primordiale, et cette écoute mobilise toute la personne. Elle vient du profond de soi. Il faut se creuser, s'ouvrir comme une conque pour accueillir les signaux de la terre et du ciel, les vibrations d'amour et d'angoisse, de la peur et du désir, de la vie et de la mort. Chez Joyce, la météo est en symbiose avec les hommes, elle exprime leurs sentiments, les déclenche, les exacerbe. Ainsi, la venue d'un orage est une apothéose attendue et redoutée, un climax émotionnel qui décharge toute la tension nerveuse et sentimentale des uns et des autres et peut se dénouer dans une accalmie ou dans le sang. Dans En attendant l'orage, un huis-clos envoûtant et menaçant réunit deux couples d'amis dans une maison de vacances en Dordogne avec leurs deux petites filles et une amie du maître de maison. L'atmosphère est électrique, grosse de toutes les tensions que portent les vacanciers. La nature qui entoure la vieille maison est fascinante et inhospitalière : un champ de maïs qui éparpille les secrets car "On ne peut rien cacher au milieu du maïs", une grotte qui attend, telle une matrice sanglante prête à engloutir ceux qui s'y engagent. Dans ce cadre qui souffle le chaud et le froid à la façon des courants atmosphériques, une petite fille médium, Jessie, que tous veulent protéger, projetant du même coup sur elle leurs souffrances, leurs hantises et leurs aspirations.



Les histoires de Graham Joyce se déroulent souvent dans les années 60, et ce n'est pas un hasard, car elles mettent en scène le conflit entre une société déterminée à éradiquer les restes de l' antique sagesse des sorcières et un courant hippie qui aimerait renouer avec cette connaissance des secrets de la nature et des êtres, sans savoir bien l'utiliser et en ignorant à quel point elle peut être dangereuse.
Car la magie fait de ceux qui y ont accès des êtres inadaptés à la société qui se modernise et entend tout classer et ranger selon son bon vouloir afin de se rassurer. Comment classer ces enfants qui ont des visions, des absences, des prémonitions ? Ces femmes qui frayent avec des fantômes et croisent des êtres mystérieux, entre le démon et l'ange ? Il est fort tentant d'envoyer tout ce monde dérangeant à l'asile et la société ne s'en prive pas. Dans Les limites de l'enchantement, c'est le sort qui guette la jeune Fern comme avant elle sa mère adoptive. Dans une scène effrayante, un notable de la petite ville de Halaton vient la menacer de l'asile :

"Il referma les doigts par-dessus les miens. De l'autre main, il m'agrippa l'oreille et me cogna la tête contre l'angle du mur derrière :
- Ecoutez, dit-il. Vous m'entendez ?

Il me cogna une deuxième fois.

— C'est le bruit de votre tête heurtant le mur d'une cellule capitonnée. Ecoutez-le encore. Vous y êtes déjà, dans cette cellule. Je ne suis pas en train de vous parler. Vous êtes déjà là-bas. Vous ne faites que vous rappeler cette scène."


En quoi cette jeune-femme dérange-t-elle tant la microsociété d'Halaton ? Comme sa mère adoptive avant elle, elle met les enfants au monde et soigne les maux physiques et émotionnels à l'aide d'herbes mystérieuses et de rituels poétiques et occultes. On lui passe commande de gâteaux de mariage dans lesquels l'ingrédient essentiel est l'amour qu'elle déverse dans la pâte. Alors oui, elle débarrasse aussi les femmes de grossesses non souhaitées, à condition qu'il soit assez tôt pour le faire, à l'aide d'une décoction qui déclenche des contractions. Ces secrets de vie et de mort sont certes effrayants mais ce qui l'est encore plus, c'est que les sorcières connaissent le nom de tous les pères qui sèment sur leur passage des enfants dont ils ne veulent pas. Et que ces pères sont des notables. Comme celui qui voudrait faire interner Fern.



Et puis surtout, ces sorcières opèrent sans intermédiaires. Elles conversent avec la lune, les courants atmosphériques, la nature leur adresse des messages directement, elles sont les médiums de forces métaphysiques que le reste du monde ne tolère qu'à condition qu'elles soient domestiquées par les prêtres et les pasteurs. Ce n'est pas tolérable, ces êtres qui n'ont pas besoin d'église pour que leur corps et leur esprit deviennent la caisse de résonnance de milliers de prières murmurées. Ce n'est pas supportable qu'elles sachent accoucher des parturientes sans le secours des hommes de science, qu'elles opèrent sans fiches de paye, sans contrôles sanitaires.
Ainsi la société s'arroge-t-elle le droit de les chasser, de les expulser, de les déclarer folles. Dans Lignes de vie, on veut interdire à la vieille sage femme Annie-les-chiffes d'exercer son art, elle qui recense les bébés qu'elle a fait naître à l'aide de marques tracées dans un cahier qu'elle appelle "son livre" et qui est l'œuvre de sa vie. Quant à Fern, elle décide de suivre une formation de sage-femme et de faire semblant d'apprendre ce qu'elle sait déjà, afin de se ménager une position sociale moins précaire, et se bat pour échapper à l'internement psychiatrique.

La folie a-t-elle partie liée avec cette magie qui prend possession de certains ? Que penser de la petite Jessie qui dans En attendant l'orage a des "absences" et des "crises" durant lesquelles il lui arrive de se cogner le front jusqu'au sang contre une poutre, ou de disparaître dans la nature ? Que penser de Cassie, la jeune héroïne de Lignes de vie, persuadée d'avoir eu un enfant avec un soldat mort lors de la nuit du bombardement de Coventry ? Ou de Fern qui lors de son "rite d'initiation" a vécu plusieurs nuits en une sans savoir lesquelles furent réelles et lesquelles fantasmées ? Ou encore de Martha Vine, mère de sept filles qui reçoit régulièrement la visite de fantômes assez polis pour frapper à sa porte ? Pour assagir Cassie la fugueuse, on l'a soumise autrefois à des électrochocs. Elle en a gardé le traumatisme :

" Tu te retrouvais attachée à mordre du caoutchouc, et tu ressentais une secousse et une roue se mettait à tourner, une roue aussi grande que les saisons de l'année, et elle libérait un vent à l'intérieur de ton âme, mais un vent qui avait des dents et qui t'arrachait une petite partie de toi, et hop, disparu, en emportant cette petite partie entre ses dents. (...) Ils ne devraient pas. Ils ne devraient pas avoir le droit d'attacher les gens, de les bâillonner et de faire tourner la grande roue. Ils ne devraient pas."

Dans En attendant l'orage, un personnage déclare à propos d'une romancière internée dans un asile:

"Bien sûr que c'était de la folie. Elle était esquintée. C'est pour ça que je l'aime tant. Les gens esquintés sont les plus beaux. Ils planent si loin au-dessus des autres. Ils tombent de plus haut. En flammes."


Il est certain que les jeunes femmes "esquintées" qui hantent les romans de Joyce sont aussi attachantes qu'incandescentes. Elles restent des étrangères pour leurs semblables, telle Chrissie l'écorchée vive dans En attendant l'orage :


"Si (Chrissie) ressemblait parfois à une petite fille qui jouait avec le soleil, elle projetait une ombre bien plus longue. Elle avait un regard tourné vers l'intérieur, comme si elle possédait des couches, des échos, inaccessibles aux autres."


Elles sont traversées d'une puissance de vie aussi féconde que dévastatrice. Leur pouvoir sexuel irradie si violemment qu'il aimante les hommes et les terrifie dans un même mouvement, jusqu'à l'impuissance. Leur magie les porte et les transcende, mais peut aussi bien les détruire. Cette ambivalence est exprimée par l'image double de ces "messagers" qui sont des anges et des démons et que Chrissie cherche et redoute à la fois. On peut aussi y voir une métaphore de cette maternité qui fait se côtoyer de si près la vie et la mort. Les sorcières sont animées d'une vie trop forte, qu'il faut manier avec précaution. Cela s'apprend, il faut beaucoup de temps pour maîtriser la violence des courants électriques qui les traversent. Dans un premier temps elles subissent, elles sont le jouet d'une forme de possession qui les soustrait au monde par instant, les rend inadaptées, peut les envoyer à l'asile. Puis, si elles survivent à cette initiation dangereuse, elles apprennent à diriger ces forces, à les apprivoiser. On ne se fait pas de souci pour la Martha de Lignes de vie ou pour Maman Cullen dans Les limites de l'enchantement : ce sont des femmes âgées animées d'une sagessse profonde et d'une bienveillance lucide. Elles savent. Elles guident. Elles s'inquiètent pour les héritiers de leur don, ceux qui sont trop jeunes pour savoir le manier. Mais tandis que Fern, la protégée de Maman Cullen, est en bien fâcheuse posture, Frank, le petit héros de Lignes de vie, trouve en lui-même bien des ressources pour s'expliquer les bizarreries de son existence, lui qui est élevé tour à tour par ses sept tantes et passe de foyer en foyer, et le pourquoi des voix et des visions qui l'envahissent. Ce qui fera dire à sa grand-mère Martha :


"Tu es plus malin que nous, Frank, n'est-ce pas ? Et tu sais pourquoi ? Parce que tu sais que tu n'es pas forcé de les écouter si tu n'en as pas envie, hein, Frank ? (...) Pas comme ta mère et moi. Tiraillées de tous les côtés quand ils essaient d'attirer notre attention. Mais pas toi. Tu choisis lesquels tu veux écouter, hein, Frank ?"




La Chrissie d' En attendant l'orage, elle, a rencontré un "ange" en la personne de Matt, un jeune homme qui veille sur elle autant qu'elle sur lui. L'amour a pour eux le visage d'une double rédemption, laquelle n'est jamais acquise, tant ils sont soumis à des turbulences. Quant à Fern, elle trouve en elle des ressources insoupçonnées, venues tant de son "héritage" que de ses amis de chair et d'os, une communauté de hippies prêts à la défendre contre les forces régulatrices de la société pour sauvegarder, à travers elle, un peu de cette magie en train de disparaître dans le désenchantement du monde. Il est déjà trop tard et Maman Cullen sera morte avant d'avoir tout transmis à sa protégée, mais comme le dit Fern, "Ce qui se trouve dans notre tête, personne ne peut nous le reprendre."

Dans le monde de Graham Joyce, la magie ressemble à une boule de feu qu'il est périlleux d'accueillir en soi sans y être préparé. Mais si elle semble un cadeau vénéneux, elle n'en est pas moins précieuse. Elle fait de vous le lien vibrant entre le monde et les hommes. Elle vous murmure des secrets de vie et de mort. Elle vous donne accès aux arrières-pensées, au lac troublé d'appréhensions et de rêves qui miroitent sombrement en chacun de nous.

Je vous invite donc à pénétrer à votre tour ces terres enchantées, et je vous prédis que vous serez envoûtés comme moi, charmés par ce romancier jeteur de sorts, mal à l'aise et touchés au cœur. Il y a quelque chose du conte de fées déposé dans ces romans : des poignées de cheveux d'or et des incantations, des influences machiavéliques et des gateaux pleins d'amour. Alors, tentés ?

Je vais laisser le mot de la fin à Fern :

"Les paroles de Maman me revinrent à l'esprit. Elle disait qu'il faut regarder au-delà de ce qui nous blesse. Ecouter les bruits au-delà des bruits. Et qu'au bout du compte, la douleur finit toujours par s'en aller, et seule reste alors la beauté."


A bientôt !