15 avril 2011

Jean Teulé, une grosse tendresse pour les gentils fourvoyés



« J'ai, l'autre nuit, eu un songe dans lequel je vis ma conscience en face ou du moins son image qui avait les traits de mon visage. Elle m'a pris la main en me disant : «Comment as-tu pu faire ces choix ? »

Sous ses airs de ne pas y toucher, Jean Teulé n'a pas son pareil pour explorer, d'un roman à l'autre, la bêtise et la cruauté de ses frères humains. Et pour se faire le chantre de ces êtres fondamentalement bons qui, pour avoir pris un jour le mauvais embranchement, par candeur, naïveté ou malchance, le paient au prix fort. Certains romans de Teulé sont des tours de force, en particulier Je, François Villon dont je ne parlerai pas ici mais qui est une variation éblouissante sur la vie vagabonde d'un poète libertaire comme on n'en fait plus. Aujourd'hui, je vais vous parler de trois romans, trois chemins de croix servis par un style d'orfèvre faussement nonchalant où l'humour le plus débridé se brise sur la peine la plus tranchante, et où la poésie vient nous arracher in extremis au désespoir et à la cruauté des hommes.

Au commencement était Darling. Infortunée gamine née dans une famille de culs terreux normands égoïstes et sadiques. Elle a des rêves, Darling, des rêves de Cendrillon accrochés à la nationale qui jouxte la ferme de ses parents. L'objet de ses fantasmes de midinette, ce sont ces routiers aux yeux « noyés d'Indonésie » et aux « visages brûlés comme des châteaux en Espagne qui la faisaient vibrer vers des profondeurs qu'elle ne comprenait pas. » Ses parents la veulent fermière ? Elle se prend d'amour pour le premier Roméo qui passe, un routier pour l'aider à rouler tambour battant vers un horizon forcément meilleur. Mais la fin du conte de fées sera aussi brutale que sans appel, et l'heure du désenchantement n'en finit pas de sonner aux tympans de cette pauvre Darling qui guettait les étoiles filantes en espérant que l'une d'elles lui était destinée. Son mariage ressemble à une méchante farce :

« Elle roulait dans leurs mots comme une sueur. Ils la martyrisaient et s'enfonçaient en elle comme des clous. »

A travers elle, Teulé nous parle de tous ces êtres qui vont morflant, toute leur vie, la faute à pas de chance, ou à une malignité du destin. Et pourtant, à travers cette épopée déchirante d'une brave fille qui en prend plein la gueule, l'admiration du narrateur devant la force de vie de son héroïne prend le pas sur la compassion, et fait naître celle du lecteur. Car cette Darling sur laquelle on tape depuis sa naissance reste debout contre vents et marées et persiste à chercher son horizon perdu, gamine têtue dans un corps de femme démoli, la mémoire en morceaux mais l'envie de vivre chevillée au ventre. Et les mots de Jean Teulé lui restituent toute sa noblesse et sa dignité.

« Cette fille me file le tournis... Elle remonte les pentes à des vitesses fantastiques et moi je ne comprends pas où elle puise cette énergie-là. Où va-t-elle chercher cette rage d'être encore verticale ? »

Alain de Monéys, jeune noble du Périgord et héros de Mangez-le si vous voulez, est un très gentil garçon. Bienveillant envers ses voisins, il se démène pour mener à bien un projet d'assainissement de la Nizonne qui profiterait à toute la région. Courageux et dévoué à sa patrie, il a exigé que le conseil de révision lève l'exemption qui prétendait l'écarter de la guerre de 1870 pour « faiblesse de constitution. » Il est vrai qu'il boîte, et qu'il n'est pas des plus épais. Sa mère, qui se désole de son entêtement à partir à la guerre, le dépeint comme un « bel enfant fort peu compliqué, de bonne foi », « né pour plaire, toujours tout sourires et des cieux attendris dans le regard... »

Et pourtant, en un instant, ce mardi 16 août 1870, alors que la France a commencé à perdre sa guerre contre la Prusse, les choses vont tourner au plus mal pour Alain de Monéys. Parti à la foire d'Hautefaye, petit village aussi tranquille que la maison de pain d'épice d'Hansel et Gretel, il n'en reviendra jamais. Sur un malentendu à pleurer, la foule va s'emparer de lui, le lyncher, le torturer, le brûler vif et ira jusqu'à le manger ! Ce fait divers tristement célèbre de la fin du XIXème siècle, Jean Teulé s'en est emparé comme personne, et réussit la prouesse de nous conduire tout au long de cet interminable chemin de croix par la seule grâce de son style limpide et aérien, qui se charge de poésie et d'humour noir pour dire l'absurdité et la folie des hommes enfiévrés par le goût du sang, l'envie d'en découdre et de trouver, coûte que coûte, un responsable à leurs malheurs :

« Ô quels baisers, quels enlacements fous ! Genoux à terre, Alain en rirait lui-même à travers les coups et ses pleurs. C'est comme si le public avait, tout à l'heure, relâché un instant la pression, laissant du temps aux défenseurs, afin de mieux jouir ensuite de l'anéantissement des espérances. »

Alain de Monéys est le bouc émissaire par excellence, christique et dépourvu de méchanceté jusqu'en l'apothéose de sa souffrance. Il est juste ce brave gars qui passait par là au mauvais moment, qui croyait en la force de sa bonne foi et de son regard bienveillant sur le monde. Sa candeur semble née pour souligner la profondeur de l'obscurantisme, de la cruauté gratuite et souvent accidentelle. Dans son martyre, sans doute a-t-il réveillé l'ivresse cannibale des massacres de la Révolution encore fraîche.

Ce petit roman éprouvant et admirable est une véritable expérience de lecture et je ne saurais trop vous le conseiller, malgré la noirceur de son sujet. Je l'ai relu pour ce billet, et j'ai espéré jusqu'au bout que les « braves gens de Hautefaye» allaient se ressaisir à temps. Que les alliés horrifiés et impuissants de de Monéys — le curé qui tente de saouler la foule pour l'annihiler, ses amis qui s'efforceront jusqu'au bout de le sauver, l'aubergiste révolté ou sa nièce, la douce Anna Mondout, amoureuse d'Alain — allaient parvenir à déjouer le drame en train de se nouer. C'est toute la virtuosité de Jean Teulé de nous tenir suspendus aux rebondissements d'une tragédie dont la fin est par avance connue, et de nous permettre d'en supporter la lecture.

« Est-ce que ça lui fait mal ? Comment vous dire ?... Paupières écartées, il paraît dormir les yeux ouverts. L'espace se dilate dans ce dérèglement de l'ordre universel. Le ciel est transi d'éclairer tant d'ombres. »

Il était naturel que Teulé se penche sur la figure controversée de Charles IX, « roi de la loose » (mot de l'auteur) resté célèbre pour avoir ordonné le massacre de la Saint-Barthélémy, la nuit du 24 août 1572, dans un Paris où couvait le brasier des guerres de religion, en apparence assoupi le temps des noces d'Henri de Navarre le Protestant et de la catholique Marguerite de Valois. Ce qu'il fait dans son dernier roman, Charly 9, mêlant le tragique au burlesque pour mieux basculer dans le poignant quand il dépeint un roi hanté par son crime jusqu'à se laisser gagner par la folie et la maladie. Mais un roi assez lucide pour savoir ce qui le tue :

"— Une seule nuit a détruit ma vie. "

Charles IX était pourtant « un gentil garçon semblant à peine sorti de l'adolescence », quand il accepta l'écrasante responsabilité devant l'histoire d'avoir permis le massacre de trente mille Protestants enfermés dans Paris. Certes, il apparaît au long du roman comme la marionnette d'une famille dégénérée et assoiffée de pouvoir, pilotée par Catherine de Médicis, mère dévorante au naturel confondant qui ne s'embarrasse ni de scrupules ni de remords. L''auteur prête les répliques les plus savoureuses à cette mama terrible qui, ayant déjà perdu cinq enfants, parle de son fils mourant comme d'une « bouse de cire coulée d'une chandelle ». Mais tout de même, ici ce n'est pas « aux innocents les mains pleines », mais aux innocents les mains ensanglantées. Et le pape a beau célébrer la Saint-Barthélémy comme une sainte croisade, et le tout Paris catholique applaudir aux charniers huguenots, Charles IX pourchassé par le remords de sa conscience n'en finit plus de sombrer dans le long cauchemar qui aura sa peau. Comme il l'avoue à sa douce épouse autrichienne épouvantée :

"— Toujours en moi, Elisabeth, le remuement de la chose coupable dans ma solitude où s'écœure le cœur."

Gagné par le vertige et la déraison, transpirant du sang par tous les pores de sa peau, Charles IX, préfigurant Lady Macbeth, n'est plus qu'un stigmate vivant en proie aux hallucinations, terrassé par ses fantômes :

« Toujours transpirant écarlate dans une fièvre cathartique qui est tantôt quarte, tantôt continue, cette plaie sanguinolente de Charly 9 — jeune homme stigmate — étend ses bras en croix. Extrémité des doigts dans l'eau de chaque côté de la barque, la lumière, entre les feuillages des arbres, peint sur sa peau des vitraux. »

Si l'auteur dresse un constat implacable contre l'intolérance religieuse, c'est avec sa légèreté habituelle et la cocasserie de ses dialogues, sans en rajouter, et il en profite pour nous régaler au passage de quelques morceaux d'anthologie. Comme cette conversation entre le roi et son bourreau où Charles IX déclare :

"— Je pourrais aussi faire assassiner mes proches. Enfin, ceux qui me restent parce que j'en ai déjà fait buter pas mal. Ce matin, par exemple, j'ai failli trucider ma sœur et un frère !

— Et pourquoi ne pas l'avoir fait ?


— J'ai hésité et puis je n'ai pas osé...


— Allez, Majesté, ressaisissez-vous ! »


On sent que Jean Teulé a de la tendresse pour ce souverain malchanceux dont toutes les entreprises échouèrent lamentablement, qui ne fut bon qu'à engendrer un massacre et qui semble se demander quel destin malin l'a poussé sur ce trône si peu fait pour lui. D'autant que l'auteur de la nuit de la Saint-Barthélémy — et c'est toute l'ironie de la chose, — nourrissait de l'affection pour quantité de Protestants, et que le massacre lui ravit nombre de ses amis.

J'espère vous avoir donné envie de vous plonger dans la poésie tendre et macabre de ce grand romancier. A bientôt.

Gaëlle Nohant.